Un trimestre de calcul sans manuel

FĂ©vrier 1962

Pour servir à la discussion du thème

du Congrès de Caen :
 
Un trimestre de calcul sans manuel
 
L’an dernier, j’avais une classe presque idéale à notre époque : 26 élèves, soient 18 filles et 8 garçons. J’ai essayé le calcul vivant à plusieurs reprises en cours d’année : résultats décevants. Nous ne portions pas des commissions sans tomber dans des problèmes démarqués de ceux du manuel - et souvent mai digérés.
Bref, toute l’année, le calcul fut un pensum pour élèves et maître.
 
Cette année, avec mes 39 gosses (21 filles et 18 garçons), j’ai appréhendé cette heure que je situe traditionnellement après la récréation du matin - de 10 à 11 heures.
 
J’ai donc décidé de me lancer à fond dans le calcul vivant... ceci pour me libérer totalement du manuel, cause apparente de tous mes maux.
 
Je me suis cependant ménagé deux béquilles pour plus de tranquillité : d’une part un plan annuel en trois colonnes :
 
notions à étudier
(programme officiel)
 
Dates des périodes d’acquis
 
manière dont nous avons abordé et traité les différentes notions
 
 
- d’autre part une série de 8 brevets principaux et quelques autres accessoires (coordonnés par un planning), le tout dans un style intermédiaire Beaugrand-Delbasty.
 
J’examinerai ici ce que fut mon « calcul vivant » ; ce que furent mes brevets ; l’imbrication des deux. Pour cela mon plan annuel me sera d’un grand secours : c’est là, à mon avis, l’avantage majeur du plan annuel sur les « répartitions traditionnelles ».
 
Ma classe est un CM1 issu du plus pur traditionnel, pas tellement « abruti », cette année, car, ayant eu le nombre pour eux, ils ont su se défendre contre leurs différentes maîtresses (ce n’était pas le cas de mes élèves de l’an dernier qui m’étaient arrivés éteints !).
 
Au point de vue niveau, je les situe normalement, sans aucune connaissance superflue ! En gros, ils se débrouillaient - à la rentrée - avec les nombres entiers de 3 chiffres (grosses difficultés au-delà), connaissaient la technique opératoire sur les nombres entiers (addition, soustraction, multiplication, division par 1 chiffre) à condition qu’il n’y eût pas trop de zéros - ou d’autres traquenards. Enfin, ils connaissaient intuitivement le sens de l’addition, de la soustraction, de la multiplication, et le 1er sens de la division ; quelques-uns le 2e sens, même.
 
J’ai donc proposé, en même temps que le texte libre de français, le texte libre de calcul ou histoire chiffrée (contrôle numérique individuel comme pour les T.L., mais aussi impression au limographe des histoires les plus intéressantes pour notre journal).
 
Fait important, à mon avis, je n’ai pas demandé d’histoires chiffrées avec questions. L’histoire chiffrée devait être réellement un aspect quantitatif exact de la vie. C’est nous, la classe, qui cherchions ce que l’on pouvait calculer à partir des données présentées. Tout ce que l’on pouvait calculer... et il y en a, quand on ne s’enferme pas dans une question type manuel !
 
Chaque histoire a donc motivé une sorte de gymnastique numérique variée. Je reviendrai là-dessus plus loin. Surtout, le fait de chercher ensemble « ce que nous pouvions calculer » a peut-être contribué à donner aux gosses la conscience de l’importance de la question : avec les mêmes données, nous avons parfois prospecté dans plusieurs sens différents.
 
Bref, nous avons démarré sur les chapeaux de roues... bien sûr, avec les commissions ! Sens des 4 opérations, opérations sur les nombres entiers, notions de 1/2 et de 1/4, rapports prix-poids, prix-nombre, les grands nombres, surtout pas mal de calcul mental.
 
De là, nous avons embrayé sur les NF... et abordé les nombres décimaux : gros travail que nous avons mené avec toute la lenteur souhaitable.
 
Nous aurions peut-être fini par nous enliser dans nos commissions, mais les brevets nous ont sauvé la mise, Cela a commencé par un brevet de longueur préparé par quelques anciens. Des jeunes s’y sont mis et nous avons fait, je crois, un travail d’acquisition en profondeur des mesures de longueur - travail qui se poursuit au rythme de chacun, le brevet de longueur étant un brevet essentiel que chacun a à cœur de passer.
 
Ce n’était peut-être plus du calcul vivant au sens strict du mot. Je me demande même si c’en est encore un peu : ce sont les « expériences de calcul » des gosses qui nous amènent à estimer, calculer, discuter, convertir... Rarement de véritables histoires vécues sur les longueurs...
 
Nos correspondants (sur 18 écoles, nous paraissons avoir une bonne dizaine d’adeptes) nous ont envoyé, dans leurs journaux, de nombreuses histoires chiffrées qui ont été faites dans l’enthousiasme. Cela nous a permis de nous oxygéner en abordant la règle de trois non posée, les mesures de temps, etc...
 
Et puis, nous avons poursuivi nos travaux expérimentaux, grâce, toujours, aux brevets : comme il y a eu un engouement pour le brevet de longueur, il y en a eu un pour celui de poids. Les gosses adorent peser ! La physique a eu son compte de travaux (leviers, balances diverses et en particulier une balance romaine et une balance de précision : j’ai fait, pour cela, une fiche-guide, en m’aidant du Manuel de Sciences de l’UNESCO, fiche qui sera complétée par des expériences de la S.B.T. n°72).
 
Mais nous avons surtout fait des expériences quantitatives qui ont donné naissance à de nouvelles histoires chiffrées pseudo-vivantes. Et puis, il y a eu la mode des inscriptions des camions : (P.M., P.T.C., C.U.) et des boites de conserves (P.N., contenance). Ces dernières nous ont amené à peser des flacons vides, pleins d’eau, des flacons gradués partiellement pleins : cela nous a permis de voir tout à la fois : les mesures de capacité, leurs relations avec les poids d’eau, et même les poids spécifiques... et le problème du flottage ! (biberon plein d’eau, plein de sable).
 
Les travaux qui m’ont semblé les plus intéressants ont consisté à vérifier par le calcul la justesse des résultats trouvés par l’expérience, à déceler les erreurs, à les expliquer, à les redresser.
 
Bref, en cette fin de trimestre, j’estime que mes gosses ont beaucoup calculé, et bien, dans l’ensemble. Leurs connaissances ne sont peut-être pas plus amples que celles que j’obtenais jadis « en criant », mais j’espère qu’elles seront plus ancrées. Surtout, je crois avoir fait du « calcul formateur ». Enfin, les gosses aiment l’heure du calcul !
 
J’ajoute, pour la petite histoire, que ce calcul essentiellement oral, souvent intuitif, m’a permis de rattraper (sauver serait trop prétentieux) un opposé social quasi désespéré.
 
Mais il y a des points noirs. Nous les avons abordés très franchement au cours d’une séance coopérative de synthèse des travaux du trimestre :
 
- travaux « collectifs » écrits : réussis d’une façon très inégale (sur 39 gosses, il y a presque 39 niveaux différents) ;
- travaux « individuels » écrits : un peu trop rares. Les gosses disposent pour cela des « ensembles auto-correctifs » suivants :
* cahier de mécanismes CEL (du n°6 au n°10... selon niveau) ;
* d’une brochure limographiée où j’ai réuni des histoires chiffrées de l’an dernier, des problèmes simples du type « actif » ; cette brochure est liée aux brevets (1 chapitre par brevet) ;
* d’un fichier technique CM de la CEL. Il s’agit de l’ancien fichier un peu trop touffu, me semble-t-il ;
* de 150 exercices d’un manuel pour lesquels j’avais fait, l’an dernier, des corrigés expliqués : aucun succès cette année.
 
Pour remédier à cet état de choses, nous avons donc décidé :
- que les exercices écrits « collectifs » ou plutôt communs à tous seraient réduits à un ou deux par semaine (contrôle du samedi) et que l’heure de calcul serait aussi entièrement consacrée au calcul vivant (mental ou sur ardoise) ;
- en revanche, un minimum d’un exercice autocorrectif par jour et par élève serait exigé - fait au cours de la journée, au gré de chacun.
 
NOTA : Nous n’utilisons pas, pour les exercices auto-correctifs, les plans hebdomadaires de travail, cette année, mais nous employons des plans annuels (grilles numérotées) pour chaque fichier. Les exercices faits sont coloriés selon le système des feux.
 
Les gosses ont réclamé un choix plus grand d’exercices. Je ferai donc un fichier de conversions. Mais ils feront, eux, un fichier avec les histoires chiffrées de l’an dernier (conservées dans un cahier) et celles des correspondants. Travail vraiment coopératif.
 
Autre point délicat : contrôle des brevets. Il a été souvent long. fastidieux (39 gosses !). J’ai donc proposé le système de Beaugrand : choix coopératif du brevet à préparer. Repoussé à grands cris, bien que certains aient reconnu là un moyen de correction plus rapide. Mes gosses ont préféré garder le choix individuel.
 
Comme, de toutes façons, les brevets donnent naissance à des albums (sur feuilles perforées), les feuillets prêts seront mis dans les cahiers de jour le vendredi soir. Je les verrai donc à la maison, et noterai simplement ceux qui - n’ayant pas encore été vus par la classe - pourront être présentés le lendemain par leur auteur. Donc gain de temps... et contrôle tout aussi efficace, somme toute. Bien sûr, certains points (estimations en particulier) continueront à être présentés « oralement », mais ils ne prennent pas trop de temps
 
Certes, le côté « solennel » en souffrira. Mais existait-il auparavant ? Il faut trouver des « joints » quand on a une classe surchargée !
 
Si j’ai exposé ainsi ma façon de faire, et nos projets, c’est, d’une part pour mettre mes idées en ordre, mais aussi pour susciter une discussion qui pourrait être constructive.
 
Bien des camarades abandonnent (comme moi, l’an dernier) le calcul sans manuel, parce que le calcul vivant amène « à tourner en rond ». Nombreux sont ceux qui n’osent pas l’aborder parce qu’ils sont placés dans des conditions difficiles.
 
Or je ne crois pas avoir tourné en rond, cette année, ce trimestre. Je ne crois pas avoir perdu le temps des gosses : ils ont beaucoup calculé, mesuré, pesé, inventé, discuté, déduit... Naturellement, nous avons même suivi une certaine progression...
 
Voilà ce que m’ont permis les procédés décrits ci-dessus. Il y aurait sûrement moyen de les améliorer.
 
Mais la voie suivie est-elle valable psychologiquement ? Où commence et où finit le « calcul vivant » ? Qu’y a-t-il de valable et de dangereux dans ma façon de faire ?
 
G.-M. HERVE.
(Bantzenheim – Haut-Rhin).