Retour aux Techniques Freinet

Février 1961

Retour aux Techniques Freinet

G. TAMAGNINI
 
 
Voilà déjà dix ans que nous travaillons dans la voie tracée par Freinet. Nous nous y sommes engagés, il faut bien le dire, avec grande circonspection et avec précaution ; nous avons voulu essayer par nous-mêmes, expérimenter, vérifier. Peut-être cette attitude a-t-elle été favorisée par le fait que nous avons toujours été entourés de beaucoup de méfiance. Mais il est vrai aussi que nous-mêmes avons toujours senti le besoin de fournir des documents tirés de notre propre travail, de ne jurer de la parole de personne, de ne rien accepter qui ne soit passé au crible d’une sévère vérification expérimentale.
 
De plus, travaillant sur ce terrain concrètement, expérimentalement, nous étions de plain-pied dans l’esprit des techniques Freinet.
 
Les trois principes fondamentaux qui caractérisent tout le vaste mouvement international qui s’est créé autour de l’œuvre de ce grand pionnier de l’Education moderne, les voici :
 
1°. Le principe de la coopération appliquée à l’Education. - Inutile de nous entretenir sur ce point pour l’éclaircir, étant donné que nous en avons même fait notre enseigne,
 
2°. Ouverture sélective. - Ou mieux, non indifférenciée et tendant à un éclectisme sans relief, mais orientée à tout accueillir et ne retenir que ce qui pourrait apporter une contribution constructive à la solution de nos problèmes et se concilier avec les fins qui inspiraient notre œuvre, de quelque provenance que ce soit.
 
3°. Recherche permanente.- Freinet exprime cela par sa formule « tâtonnement expérimental » qui, en vérité ne me semble pas très heureuse. Par ce « tâtonnement » il semblerait que la recherche soit abandonnée au hasard, alors qu’il n’en est pas du tout ainsi, la recherche est suscitée et guidée dans des buts expérimentaux précis et présuppose toujours une hypothèse. C’est donc, une démarche intelligente et consciente. Ce petit détail mis à part, l’idée en est claire et sans équivoque : on refuse par principe toute forme de méthodologie statique et toute conception dogmatique de l’éducation.
 
Ces principes constituent l’âme des Techniques Freinet et nous les avons trouvés dès le début en parfait accord avec notre façon de voir et de penser ; ils étaient déjà en nous, avant même que nous connaissions Freinet, à l’état de vagues aspirations. Et peut-être cette concordance profonde nous pousse vers lui, mais nous empêche aussi d’en accueillir aveuglément les enseignements. Ce qui fut certainement très bien. Nous avons ainsi reparcouru pas à pas toutes les conquêtes de Freinet ; nous avons fait et refait nous-mêmes les expériences, et toujours avec une attitude critique, essayant toutes les combinaisons possibles, présentant toutes les objections. Freinet nous indiquait avec décision la voie de la pratique, et nous y poussait, mais nous ne nous sommes pas contentés de la technique, nous nous sommes préoccupés très justement de donner une motivation théorique à nos actes. Nous voulions être sûrs que cette pratique réalisât avec cohérence les principes théoriques fondamentaux de la pédagogie moderne. Nous voulions de plus être sûrs de ne pas nous laisser influencer par une forme quelconque de suggestion. Si nous avions accepté ces procédés et non pas d’autres, c’est seulement parce que nous pouvions démontrer que pour eux, nous pouvions atteindre les buts que l’éducation doit se donner comme idéal, de façon plus sûre et plus rationnelle que par n’importe quel autre procédé de notre connaissance.
 
Il était juste et bien d’agir ainsi. Juste et bien pour nous et aussi pour Freinet lui-même, qui ne nous avait certes pas attendus pour donner à ses techniques un fondement théorique et scientifique.
 
Mais nous sommes placés dans une situation historique et dans un contexte différents de ceux où s’est déclenchée et développée l’expérience de Freinet. Il était indispensable d’en reparcourir les étapes et d’en rechercher par nous‑-mêmes les fondements.
 
Le résultat de tout ce travail est celui que depuis quelques années déjà nous avons pu constater (que l’on me pardonne si je répète des choses déjà écrites et dites plusieurs fois) : les Techniques Freinet dans leur ensemble se sont révélées valables ; leur application juste et leur adhérence aux principes de la pédagogie moderne parfaite. Notre travail, que nous pourrions qualifier d’étude comparée, de révision critique n’a apporté aucune modification sensible à la formule substantielle que Freinet avait donnée de ces techniques, quarante ans auparavant.
 
Ce n’est pas pour autant qu’il a été inutile, au contraire, il a été pour nous très utile, voire essentiel : il a d’une part formé une sérieuse validation, que je dirais scientifique, à ce procédé, d’autre part, et ceci ne me semble pas l’aspect le moins important, il nous a formés, il nous a permis de conquérir une vision claire du problème éducatif ; il a déterminé la constitution, autour du « Mouvement » d’un groupe d’éducateurs qui ne sont pas des adeptes empiriques d’une méthode apprise passivement, ni de théoriciens capables seulement d’écrire de doctes articles ou de discourir du haut d’une chaire, mais des personnes en qui la théorie et la pratique - en synthèse dialectique - se concrétisent dans une oeuvre constante, consciente, dynamique, créatrice.
 
Un groupe d’éducateurs, disons-le même au risque de pécher par immodestie, en mesure d’apporter une contribution constructive à la lutte qui doit donner à notre école la vraie, la haute fonction qui lui revient de droit dans la société moderne.
 
Ceci dit, nous devons toutefois faire un examen réaliste de la situation, et si nécessaire, faire une honnête autocritique. Nous devons tout d’abord admettre que nous sommes tous portés par une formation ou déformation mentale à tomber dans les subtilités de la théorie. Il est certainement nécessaire, je le répète, de donner un fondement théorique à notre action si l’on ne veut pas se perdre dans un empirisme mécanique (que de fois ne nous a-t-on pas accusés et ne nous accuse-t-on pas encore de technicisme !) : il ne suffit pas de savoir comment l’on doit faire, il faut aussi être en mesure de démontrer pourquoi l’on doit le faire, ou s’il est préférable d’agir ainsi plutôt que d’une autre façon.
 
Il faut bien connaître les principes qui nous font agir et les buts que nous nous proposons d’atteindre. Mais quand la recherche théorique ne s’accompagne pas systématiquement de la pratique, elle risque facilement de devenir une fin en soi et de se transformer en un goût stérile du raffinement verbal. Quand on prétend donner un fondement à tous les problèmes à l’étude, trouver pour chacun une solution appropriée et concordante avant de passer à l’action, on risque de voir repousser à l’infini l’action elle-même qui en outre, bien qu’elle fût possible, serait vidée de cette valeur créatrice de recherche qui seule la rend expérience : elle se transformerait en simple exécution mécanique, antiéducative par définition.
 
Le rôle de la théorie (du moins en éducation) est d’établir les principes, de donner un fondement scientifique à l’action, de formuler des hypothèses de travail ; non pas de fournir des solutions préfabriquées.
 
Les solutions ne peuvent que jaillir, comme le résultat, de l’action ; seulement alors elles pourront et devront être examinées et jugées par rapport aux principes et aux buts que nous nous étions proposés Et quand de constantes contradictions se révèlent entre pratique et théorie, si la pratique a été menée avec sérieux et compétence, ce n’est pas à elle que nous devons demander des comptes. Cela aussi c’est Freinet qui nous l’apprend (en plus de toute sa science). Je sais que je suis en train de me battre pour une cause gagnée d’avance, mais il n’est pas mauvais de réfléchir à nouveau sur ces vérités.
 
En second lieu il me semble (et là, je rapporte mon impression personnelle) que nous avons trop laissé dans l’ombre notre origine due à Freinet. Et ce pour au moins trois ordres de raisons :
 
1°. - Nous nous sommes un peu trop laissés suggestionner par la méfiance que subit Freinet dans de nombreux milieux de nos mouvements scolaires. Et croyant ainsi faciliter la pénétration de notre influence dans l’Ecole italienne, presque inconsciemment nous avons toujours évité de parier ouvertement des Techniques Freinet, comme si notre travail n’en découlait pas explicitement ou implicitement dans l’esprit et la pratique.
 
2°. - Nous avons toujours craint - et à juste titre - l’accusation de fanatiques d’une méthode, pour laquelle nous avons toujours évité toute forme d’ostentation.
 
3°. - Enfin, le fait de nous rapporter trop souvent à Freinet aurait pu faire croire que notre mouvement lui fût en quelque sorte attaché, et manquât d’autonomie.
 
Mais à présent, certifiant que notre mouvement n’a aucune attache organisatrice avec quiconque, qu’il est absolument autonome et parfaitement libre d’accueillir toutes les techniques et adresses qu’il considèrera en harmonie avec ses propres écrits, certifiant que notre attitude vis-à-vis des Techniques Freinet, comme vis-à-vis de toute autre mouvement didactique, est une attitude scientifique par une critique objective, bien loin de toute ombre de fanatisme ; certifiant enfin par toute notre expérience, a amplement démontré que la voie ouverte par Freinet est bonne, qu’elle est la meilleure de toutes celles que nous connaissons ; il me semble que l’on puisse en tirer une seule conclusion : « Nous ne devons plus craindre de nous déclarer ouvertement adeptes des Techniques Freinet et nous devons travailler pour une application toujours plus parfaite de ces techniques, et pour leur plus vaste diffusion, dans la pleine conscience de mener une juste bataille ».
 
Je termine par un vœu et une invitation. Le vœu que la reprise dynamique dans la vie de notre Mouvement, l’intensification des contacts des échanges, de la correspondance, puisse non seulement favoriser l’élargissement de notre zone d’influence, mais puisse aussi nous permettre de faire bénéficier tous les nouveaux camarades qui viennent à nous de cette atmosphère d’entente fraternelle qui a toujours régné parmi nous. Le nombre toujours croissant rend cette atmosphère moins facile, mais si l’esprit qui nous unit demeure intact, si chaque camarade devient le centre d’un réseau de contacts cordiaux, nous réussirons à sauvegarder une des choses les plus précieuses de toute l’histoire de notre Mouvement. Et ce vœu est très optimiste.
 
L’invitation que je me permets d’adresser aux amis (à moi-même) est le suivant : rapprochons-nous, en toute modestie, de la source dont nous sommes partis : les Techniques Freinet.
 
G. Tamagnini.