ABORDER LES PHÉNOMÈNES SOCIAUX À L'ÉCOLE

Juin 1978

 

ABORDER LES PHÉNOMÈNES SOCIAUX À L'ÉCOLE
 
Le 19 octobre 1977, à Beauregard, au cours d'un week-end du groupe I.C.E.M. 02, un groupe de travail se met en place sur la base de ce qui avait été annoncé : "Si l'histoire et la géographie officielles servent l'idéologie bourgeoise au détriment des classes populaires, comment faire pour enseigner une histoire qui soit celle du peuple et une géographie qui aide à une prise de conscience du milieu et â une compréhension du monde moderne ?".
 
 

Cette proposition avait été faite en référence aux réflexions d' Yves Lacoste (1) pour qui la géographie scolaire ne permet pas de former les élèves afin qu'ils puissent appréhender leur milieu et les problèmes de leur temps. Le savoir géographique est d'après lui un pouvoir important, trop important même pour le laisser dans toutes les mains. La géographie scolaire est pour lui détournée de son ritable but et la géographie vraie est un outil qu'utilisent seuls les militaires, les politiques, les économistes.

 

 
s le début de la union, les participants ont fait le constat suivant : si l'histoire et la géographie devraient être des outils pour que les individus aient prise sur leur milieu, q u' ils appréhendent leur passé, l'enseignement de ces matières ne peut, en l'état actuel des choses, être valable pour la plupart de nos élèves, car la dimension "sociale" est rarement présente dans nos classes, ce qui ne l'ana lyse de notre monde et surtout de ses conflit s, de ses divergences d'intérêts. Aussi nous ne nous en sommes pas tenus à un travail sur l'histoire-géographie,mais nous avons essayé de réfléchir sur les difficultés que nous éprouvons à aborder les problèmes sociaux concrets, ceux dont sont moins les enfants (luttes sociales, chômage...), mais également ceux qu'ils vivent (logement, racisme, famille ... ). Pourquoi ces problèmes ne sont-ils que très rarement abordés ?
Pourquoi est-il difficile de "motiver" une recherche, un travail dans ce sens quand nous le proposons ? Pourquoi dans ce cas est-il traité le plus souvent de façon purement intellectuelle, comme s'il ne concernait pas directement ceux qui le traitent ? Pourquoi un élève écrit-il : "Pendant les vacances, Monsieur X cherchait quelqu’un pour travailler à la ferme. J'y suis allé, il m'a pris. J'ai conduit un tracteur. On commençait à quatre heures du matin et on terminait à dix heures du soir", et ne semble pas "intéressé" quand la discussion autour de son texte s'oriente sur les conditions de travail ?
A quoi nous heurtons-nous ? Méconnaissance des problèmes ? Manque d'intérêt ? Ou blocage des é lèves pour aborder ces questions dans le cadre de l'école ? Voici les éléments de réponse que nous avons pu dégager de notre pratique,d'exemples cus en classes de différents niveaux (maternelle, C.E.2, classe de perfectionnement, classe pratique, Premier cycle).
 
 

Imprégnation idéologique des enfants par l'idéologie dominante.

 

Les enfants, pour beaucoup du moins, dans le milieu social nous travaillons, n'ont pas une conscience nette de l'existence des problèmes sociaux. Pour eux, comme pour leur milieu, la mystification idéologique bourgeoise a joué à plein. Très peu ont le sentiment d'appartenir à une classe sociale définie. "Les problèmes sociaux n'existent pas" dans leur aspect affrontement d'intérêts divergents de groupes sociaux déterminés. Il est très rare qu'un fait soit évoqué dans sa dimension sociale ; presque toujours il l'est en référence à un système de valeurs, morales le plus souvent, mais aussi valeurs calquées sur celles du simulacre de société présen par les mass media et la publicité. Nous avons tous eu des réflexions sur le chômage sanction, la justification de la hiérarchie sociale par le mérite. A neuf ans, habiter une maison ancienne signifie habiter une maison "pourrite" et ce n'est pas volontiers reconnu par les enfants.
Autre conquence de l'idéologie bourgeoise dominante dans laquelle évoluent les enfants,les problèmes évoqués par eux le sont presque toujours comme des cas particuliers. Seul l'individu intéresse, la dimension collective donc sociale,la néralité d'un phénomène n'apparaît presque jamais. La délinquance, la violence,l'usage du tabac, l'alcoolisme, ne sont pas des faits de société. La condamnation à la prison d'une femme pour un chèque minime sans provision apparaît comme une bavure de la justice et n'entraîne pas une réflexion sur le système judiciaire et les différentes natures de la délinquance.
Conquence encore de l'imprégnation idéologique des enfants, mêmes les plus dé favorisés se pensent intégrés dans le meilleur système social existant, en progrès constant, donc susceptible encore d'améliorations dont ils pourront profiter. D'où une plus grande ouverture d'esprit des enfants pour aborder les problèmes des classes sociales sous l'Ancien Régime en histoire ou ceux du Tiers Monde en géographie.
Ce passé et ces milieux "lointains" servent alors de faire-valoir pour la société capitaliste occidentale présente ils se sentent intégrés.
En bref, l'expression des enfants, quand elle existe, n'est souvent que le catalogue des idées rues de la majorité silencieuse ou le reflet des tabous et de la morale répressive ambiante.
 
 

Blocage de l'expression au niveau social

 

Mais cette expression qui peut servir de point de départ à une discussion n'existe pas toujours et c'est souvent à un vide que nous nous heurtons.
Pourquoi ?
L'influence familiale joue aussi un rôle important. Il arrive qu'elle masque à l'enfant les réalités sociales en l'écartant des problèmes de la famille parfois pour le protéger, faire de son enfance une période rose, sans souci, mais parfois aussi parce que l'enfant est considéré comme mineur, inapte à comprendre le monde qui l'entoure.
L'absence d'analyse des faits économiques et sociaux par les enfants est aussi due au manque d'outils dont ils disposent pour faire ce travail.
Pour eux le vocabulaire technique qu'ils ne maîtrisent pas, masque la réalité plutôt qu'il ne l'explique et renvoie à des observations concrètes, faciles à faire, à comprendre, dans le domaine tabou de la "politique" face auquel beaucoup d'élèves se murent en eux-mêmes. Le maniement de cet outil, le langage technique,doit-il précéder ltude de la société ? Mais, pour acquérir un outil, il faut être motivé, donc déjà intéressé par le sujet traité, d'où un des cercles vicieux de l'enseignement de l'histoire-géographie,quand il ne veut pas rester au niveau de l'acquisition des connaissances formelles.
L'absence d'expression des problèmes sociaux dans nos classes est parfois le résultat d'un blocage de l'enfant. Dans le cadre de l'idéologie ambiante, où des jugements de va leur sont attachés à tout, les enfants qui ont conscience d'appartenir à une catégorie défavorisée ou non conforme à la norme se taisent par peur du jugement des autres. Le divorce par exemple est rarement évoqué dans nos classes.
Une autre cause du blocage des enfants peut venir de notre propre situation sociale, à nous enseignants, ou du moins de l'idée que s'en font les élèves (en milieu rural, toujours). Nous avons tous plus ou moins eu le sentiment d'être assimilés par les élèves aux classes privilégiées et de ce fait d'être mal placés pour pouvoir engendrer l'expression dans ce domaine.Notre action principale, qui consiste à permettre à accueillir l'expression, dans ce domaine comme dans les autres, puis à fournir les éléments d'une connaissance et d'une réflexion plus approfondie, est-elle sans limites ? Ne sommes-nous pas, nous aussi, prisonniers du système de valeurs ambiant ? Faut-il, par exemple, donner à des élèves qui veulent travailler sur le logement,les documents d'une étude statistique officielle locale se trouve la définition du taudis, quand on sait que les trois quarts d 'entre eux (classe pratique) vivent dans des taudis "officiels" ?
Concrètement ... Que se passe-t-il alors dans nos classes ?
Les problèmes sociaux y sont présents dans les faits. Les groupes d'élèves qui se forment spontanément au niveau de la camaraderie ou du travail ont parfois comme critère l'appartenance sociale des parents (bien sûr, ce n'est pas le seul critère, mais il existe). Fait social aussi le rejet ou l'intégration des enfants étrangers ou très défavorisés socialement (les "pouilleux" disent parfois les "autres").
L'expression spontanée surtout dans les petites classes, l'actualité surtout chez les adolescents,font surgir des problèmes ; la correspondance,l'apport de documents, par comparaison, en font surgir d'autres. Une discussion véritable, une recherche d'approfondissement suivent parfois,mais aussi, souvent, tournent court ou ne dépassent guère l'expression des stéréotypes courants.
 
 

En conclusion ... ouverte

 

Le groupe de travail du week-end n'a pas la prétention d'avoir fait le tour de la question.Certaines analyses peuvent peuttre apparaître comme des portes ouvertes. Cependant leur formulation n'en est pas moins nécessaire à une bonne compréhension des phénomènes. Dans ltat actuel des choses, on peut dire qu'il nous apparaît primordial que la dimension sociale soit présente au niveau des idées dans nos classes. Or comment faire pour que cette dimension s'exprime ? Comment faire pour que nos élèves soient débloqués, pour qu'ils ne reproduisent pas les clichés, les tabous, les concepts de l'idéologie bourgeoise dont beaucoup devraient n'avoir que faire. Dans le meilleur des cas cette expression des idées rues peut exister, et il ne faut certainement pas la refuser mais partir de là pour aller plus loin, peuttre pour aller contre. L'enseignement n'est pas politiquement innocent, neutre. En être conscient ne suffit pas. Aussi ce groupe de travail qu'on appellera "Chantier Histoire-Géographie et Société" se propose-t-il de continuer sa réflexion,de voir s'il peut étudier des techniques de déblocage par exemple, s'il peut élaborer des outils.
Ce groupe de six camarades l.C.E.M. aimerait que d'autres camarades se joignent à eux afin que la réflexion et le travail soient plus riches.
Nous avons aussi décidé de lire de temps à autre un livre et d'en discuter entre nous. Le premier bouquin que nous avons choisi est "La géographie, ça sert d'abord à faire la guerre".
Le Chantier de Travail "Histoire-Géographie et Société"
Le responsable du chantier est Marc LEBEAU
Les Tilleuls
Beuvardes
 
(1) "La géographie ça sert d'abord à faire la guerre" - Yves LACOSTE - Ed. Petite Collection Maspero