l'éducation est à l'ordre du jour

Novembre 2013

La grande presse nous annonce que le Concours Lépine serait plus spécialement accaparé cotte année par le problème crucial des ouvre-boîtes.
Un milliard et demi de boîtes de conserves sont, paraît-il, consommées chaque année en France. Plusieurs milliers d’inventeurs sont, en conséquence à la recherche d’un système simple et pratique, à la portée de tout le monde, et dans la vie de tous les jours
Et c’est fort bien.
Mais il y a en France plusieurs millions d’intelligences à ouvrir, à cultiver et à nourrir, qui attendent la méthode simple et pratique, à la portée de tous, qui leur permettra de s'épanouir et de fructifier.
Ces intelligences ne sont point, à l’instar des boîtes de conserves, systématiquement dévitalisées. Comme les escargots tapis au fond des murs et qui dissolvent eux-mêmes au printemps le mince opercule qui les a garantis tout l'hiver, pour allonger timidement leurs cornes neuves elles soulèvent elles-mêmes leur couvercle, mais pas toujours au moment qui plaît aux adultes, ni selon la formule prévue par une fausse science.
Tout se passe comme si on avait, depuis toujours, mis au concours de savants procédés qui empêchent ces boîtes de s'ouvrir et pour que pousse au commandement, hors de la frêle coquille, une tête lasse de ses inutiles efforts, dont les antennes usées par les tâtonnements infructueux n'osent plus prospecter un milieu suspect. Elles se replient sur elles-mêmes comme une eau bouillonnante qui ne retrouve plus son écoulement et qui croupit et se corrompt, à moins qu’elle trouve enfin une issue mystérieuse qui la fera se dissoudre à jamais dans les sables stériles du torrent.
Qui nous apprendra à ouvrir les boîtes de l'intelligence, de l'enthousiasme et de l'audace des enfants ; qui nous dira s'il faut nous-mêmes briser la coque et à quel moment, ou s’il vaut mieux attendre patiemment que la dissolve la chaleur venue du dedans, active et dynamique , si nous devons nourrir, de l’extérieur, le jeune être qui réédite dans son destin la grande aventure du monde, rabattre méthodiquement les cornes prospectrices, contrarier les initiatives, tracer d'avance les chemins souhaitables, ou s’il ne suffirait pas, parfois, de laisser tomber sur ces insondables velléités un peu de manne mystérieusement chargée de radiations et de lumière, comme cette rosée qui, au matin de la Saint-Jean, rend, dit-on, les mains nettes et les yeux clairs.
Ce problème, qui est à la base de la vie, de l'éducation, de la formation et de la culture et qui conditionne l’avenir des générations, nul ne le pose expérimentalement, scientifiquement, avec le souci tenace de lui trouver des solutions, coûte que coûte, parce que la vie de trente millions d'enfants, de parents d’éducateurs en dépend
Ne devrions-nous pas dès lors, lancer nous aussi l’organisation d'un Concours Lépine Pédagogique pour la découverte et l’invention d ouvre-boîtes éducatifs, d'outils, de méthodes et de techniques dont bénéficieraient, en France d’abord, ces trente millions d’usagers, inquiets des procédés rudimentaires auxquels ils sont condamnés, qui écorchent ceux qui s'en servent et meurtrissent ceux qui les subissent.
Il y va du sort des générations présentes et à venir.

Nous écrivons ces lignes au moment où le Lunik vient de percuter sur la Lune, ce qui est incontestablement un événement qui fera date clans la course de l’homme vers la prospection et la connaissance du Monde.
Ce succès — tous les pays s’en rendent compte — n’est point fortuit : il est le fruit d’une longue préparation technique qui n’a hésité devant aucun sacrifice et qui a mobilisé, en vue du but à atteindre, tout ce que l'homme possède d’ingéniosité et d’intelligence.
Des efforts aussi méthodiques et aussi généreux ne permettraient-ils pas aux chercheurs de 1959-60 de scruter avec la même minutie l'homme et l’enfant, de descendre prudemment dans ces zones encore totalement inconnues où se forge le comportement et de trouver les voies d’efficience et de libération ?
On s’inquiète avec raison dans les expériences spatiales, des conditions réservées ou imposées aux navigateurs de l'espace, qu'ils soient singes ou chiens aujourd'hui, ou hommes demain, Mais que ne manifeste- t-on pas les mêmes soucis pour les enfants qui sont si souvent hélas ! jetés dès leur naissance dans des drames physiologiques, familiaux et sociaux dont ils ne triomphent jamais sans dommage ?
Continuera-t-on le sabotage larvé ou conscient des jeunes énergies ? Dans un siècle où la science développe partout ses succès, seule la connaissance de l’homme, qui est à la base de toutes les sciences, sera- t-elle livrée toujours à la routine ou au hasard ?
Et laissera-t-on longtemps encore sans réponse l’hallucinante variété de problèmes de santé, de formation, d’instruction, d'éducation et de rééducation, de travail, d’équilibre et d'avenir qui sont le drame de la masse des parents et des éducateurs ?
Nous nous adressons certes, solennellement aux journaux et revues qui restent soucieux de culture et d'humanité et nous leur demandons d'ouvrir incessamment une rubrique d'Éducation, non point pour y reprendre les savantes et inutiles discussions scolastiques, mais pour répondre enfin à l'attente inquiète de tous ceux qui ont la charge d'enfants et d'adolescents dont ils voudraient faire des hommes heureux et dignes.
Mais c'est plus encore aux parents et aux éducateurs que nous lançons ce S.O.S., afin qu’ils prennent conscience de leurs responsabilités, qu'ils disent, qu’ils crient partout leur inquiétude, pour qu’on accorde enfin à l'éducation et à la vie des enfants, l'attention et les sacrifices qu'on ne ménage ni aux bombardiers, ni aux fusées, ni aux chiens et aux singes et pour que s'amorce la grande croisade qui fera elle aussi époque dans les destins de l'humanité,
Qui s’inscrit pour participer à la campagne désormais engagée, pour diffuser nos informations et nos appels, pour répondre à nos enquêtes, pour l’Ecole Moderne de l'ère interplanétaire ?
C. FREINET.
P.-S. — Nous prions nos lecteurs de diffuser auprès des journaux et revues et des parents d'élèves, la présente communication et celles qui suivront dans chaque numéro. Des exemplaires supplémentaires peuvent être adressés sur demande.