A bas les devoirs à la maison ! A bas les notes et les classements

Février 1960

Pour une organisation moderne de la sélection et du travail

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On se moque volontiers des dures pratiques d'initiation, qui, dans certains pays non encore «civilisés » sont appliquées aux enfants à l'aube de la puberté et qui doivent faire d’eux des hommes.

Les Français de 1960 torturent leurs enfants pour en faire des certifiés ou des bacheliers, ou tout simplement pour les faire entrer dans un centre d’apprentissage. Comme si le travail était une malédiction qui ne porte ses fruits amers qu'à force de « devoirs », de sanctions, de souffrance et de terreur.

Les parents inquiets se taisent, parce qu'ils croient l'épreuve indispensable à l'avenir de leurs filles et de leurs garçons. Ou du moins ils ne protestent pas et ne prennent pas conscience des rapports certains entre ce malmenage et les tares de comportement, les dépressions nerveuses ou les névroses pour lesquelles ils cherchent en vain des remèdes.

Voilà pourtant la voix angoissée d'une maman, en laquelle se reconnaîtront, avec leurs soucis et leurs craintes, tant de mamans de France:

« Ma fille vient de passer trois semaines de maladie : angine, rechute puis grippe. Quel « trou » pour suivre maintenant au lycée ! C’est affolant le travail qu'on donne à faire à la maison à des gosses de treize ans. Pour eux, une maladie de trois semaines est presque une catastrophe, avec les résultats annuels chiffrés dont dépend la mise à la porte ou le passage dans la classe suivante.

Pour certains de ces enfants, les bulletins de notes trimestriels sont comme la guillotine du condamné à mort.

Ma fille me dit qu'elle a moins peur maintenant des compositions mais que, jusqu'en 6e et 5°, elle ressentait des douleurs terribles dans la poitrine, des contractions de la mâchoire et des tremblements suivis de sueurs, à chaque composition ».

Et cette mère pose la question qu’il nous faut répercuter à tous les degrés de notre enseignement :

« Dans le cadre de l’Année de la Santé Mentale, s’apercevra-t-on que cette hantise perpétuelle de la condamnation que l'on impose à nos enfants, sans appel, depuis l'âge de onze ans jusqu’à la fin de leurs études, est la cause principale du détraquement des jeunes ?

Ne peut-on vraiment pas trouver un autre moyen de sélection des valeurs, que cette fausse comptabilité qui donne à nos enfants le sentiment accablant de jouer leur vie tous les huit jours pendant dix ans ».

Oui l’Année de la Santé Mentale doit d'abord s'appliquer à connaître le mal pour que les spécialistes essaient ensuite d’y parer. Et ce mal, c'est vous tous, parents d'élèves qui devez le dénoncer.

Une sorte de raz-de-marée qui accusait les devoirs du soir d'être la cause essentielle du surmenage des enfants du premier degré, avait emporté, pas toujours sans dommage, cette pratique désuète,

Il nous faut susciter d’autres raz-de-marée.

Contre les devoirs qui tiennent les élèves du second degré jusqu'à onze heures du soir à leur table de travail et qui, avec une autre organisation de la classe pourraient fort bien être exécutés durant les huit heures quotidiennes.

Mais contre aussi la folie des notes et des classements à tous les degrés à partir du primaire,

Il nous faut, documents à l'appui, dénoncer la vanité de ces notes ; pourquoi il est faux d’affirmer que tel élève a mérité durant le mois 9,35 ou 14,56, et que donc celui qui a 14,56 doit passer avant celui qui n’a que 14,50, comme si des éducateurs étaient en mesure d'établir avec une telle approximation les virtualités infinies de leurs élèves. Il nous faut affirmer que les notes sont toujours fausses parce qu'elles ne tiennent jamais compte que de quelques éléments du problème, et pas toujours des plus essentiels. Les classements, basés sur des notes fausses sont donc obligatoirement erronés,

Une entreprise peut péricliter et sombrer avec une comptabilité parfaite où aucune addition n'est à reprendre, où les pourcentages sont bien calculés et le bilan balancé honorablement. La vie de l'entreprise n'est point dans ces registres de bureaucrates, mais dans l'élan et l’allant des chercheurs, des dirigeants et des ouvriers, dans la qualité du travail, dans l'intelligence et la création qui bousculent bien souvent les chiffres, Elle est dans tout ce que l’individu porte en lui d’éminent et de prometteur.

La vie de l’entreprise France ne saurait être subordonnée à cette fausse comptabilité qui bride les efforts des enfants et des maîtres et qui n'apporte jamais avec elle que de fausses solutions.

C’est tout cela qu'il nous faut dire malgré tous ces faux comptables qui crieront inévitablement au sacrilège. Il est d'autres formes de travail, il est d'autres formes de mesure qui serviront l'enthousiasme et la vie,

Et si contre ce danger national, nous organisions notre mobilisation nationale ? Comment ? Nous le dirons dans notre prochain numéro.

C. FREINET.

 

p. . s. _ Nous serions heureux de recevoir dès maintenant tous documents qui pourront nous aider à étayer cette campagne. Excès de travail, danger pour la santé et l'équilibre des enfants, vanité des travaux qu'on leur impose, vanité des notes et des classements, etc...