L'Educateur n°12 - année 1959-1960

Mars 1960

Les techniques Freinet de l’école moderne ont désormais droit de cité

Avril 1960

L'année qui vient de s'écouler depuis notre précèdent Congrès aura été marquée par un certain nombre de prises de positions et de réalisations qui signifient l'accession de notre mouvement à une sorte de majorité qui est maturité et efficience.

Nous étions jusqu'à ce jour, cantonnés dans notre groupe où nous nous efforcions de parfaire matériel et techniques, comme les ateliers qui, dans les grandes firmes dessinent les plans, réalisent les maquettes, essaient les prototypes. Besogne toujours longue, parfois désespérante car on reste longtemps indécis sur le succès des nouveautés qu'on lance dans le circuit complexe de la production. Et je crois qu'il nous faudra rendre particulièrement hommage un jour à la masse imposante de camarades généreux et dévoués qui se sont appliqués pendant des années à cette tâche humble et pourtant nécessaire, dont ils n'ont pas toujours vu l’heureux épanouissement.

Nos techniques ont cessé aujourd'hui d’être une « expérience ». Elles sont une réalité qui va s'inscrire plus ou moins rapidement dans la pratique scolaire officielle qu'elle est appelée à régénérer et à moderniser.

Non pas que nous déclarions close l'ère des recherches. Quand une firme lance son nouveau modèle, elle n'en licencie point pour cela ses chercheurs et ses techniciens qui s’apprêtent à faire bénéficier les productions à venir des innovations mécaniques dont la liste n'est jamais close. Nous continuons et nous continuerons donc notre travail de pionniers, mais nous livrons désormais aux utilisateurs — la grande masse des éducateurs — une technique qui a été mise au point, au cours de 35 années de tâtonnements dans des milliers de classes et dont nous garantissons le bon fonctionnement et le rendement.

Cela ne signifie certes pas que nos techniques vont ainsi pénétrer brusquement dans la majorité de nos classes. Le changement profond qu'elles supposent dans les méthodes de travail de l'Ecole est incontestablement un obstacle à leur généralisation rapide. On peut facilement changer un manuel ou modifier un programme ; mais adopter de nouvelles formules de travail et de vie, accepter de nouveaux rapports avec les élèves, remplacer la parole par l’expérience souveraine, supposent évidemment la conjonction favorable d'un certain nombre de conditions dont nous ne sommes pas toujours les maîtres : locaux, matériel et outils de travail, nombre d’élèves, et aussi initiation et préparation des maîtres à une technique de vie qui est différente dans ses principes mêmes de celle qui les a parfois définitivement marqués.

La nouvelle auto qui est lancée sur le marché et dont le producteur garantit la perfection ne trouve elle aussi au début qu'une clientèle réduite : mais on la regarde passer, on la compare aux machines dont on dispose, on en parle, et on dit déjà : dans un an, quand j'aurai fait des économies, quand je changerai ma machine !,,.

Nos techniques en sont là : on en parle, on les connaît, on les discute, et l’on dit déjà : à la rentrée prochaine, pour la prochaine loi Barrangé... A l'exception bien sûr de ceux, et ils sont hélas ! très nombreux encore qui se sentent incapables de s’habituer à une nouvelle machine et qui préfèrent user jusqu'à la corde la mécanique familière, ou qui déclarent se contenter d’aller à pied, ce qui est ma foi fort sage.

Nous en sommes là. L'épreuve que nous affrontons n’est point de tout repos. Elle sera parfois même plus délicate que celle que nous acceptions entre nous parce que nous n'avions plus à convaincre et à expliquer mais à réaliser. Il faut maintenant reprendre souvent le b a ba, avec des jeunes et des nouveaux venus qui ignorent tout de notre long effort et qui ont tendance à aborder nos techniques par le biais didactique et non expérimental et que nous avons beaucoup de mal à incorporer à un mouvement dont ils seront les ouvriers avant d'en être les bénéficiaires. Nous nous heurtons à nouveau dans cette campagne de vulgarisation à tous les obstacles, à toutes les oppositions, à tous les slogans que nous croyions dépassés. Il nous faut nous répéter, revenir sans cesse à nos sources tout en présentant, pour motiver l'action, le spectacle d’incontestables réussites.

Les parents disent souvent : « Ce n'est pas quand les enfants sont jeunes qu'on a le plus de soucis, mais quand on les lance dans le monde où ils risquent de nous échapper et de trahir tes enseignements que nous nous étions appliqués à leur donner », 

Nous constatons de même que nos préoccupations restent graves au moment où nous lançons nos techniques hors du cercle où elles ont pris forme et se sont affirmées, pour affronter leur destin. Car une méthode pédagogique n’est valable que si elle peut prétendre influencer de façon sensible les pratiques scolaires habituelles.

Nous avons commencé l'opération. Nous sommes beaucoup plus que naguère aux écoutes des besoins de ceux qui ne nous ont pas encore rejoints, des débutants et des jeunes surtout, dont les cahiers de roulement nous ont révélé les vraies préoccupations, les doutes et aussi les espoirs : réunions de travail, expositions, démonstrations, initiation des normaliens et des suppléants, large diffusion de nos brochures.

Nos réalisations de l'année visent surtout à cette extension de nos techniques : l’Educateur qui est l'organe officiel de notre mouvement, l'axe qui guide et oriente notre commune activité ; la Bibliothèque de Travail dont nous voudrions rendre l'emploi familier à toutes les classes par la publication de fiches-guides pour leçons ou conférences ; la Gerbe, qui pourrait être mieux encore le reflet des journaux scolaires dont le nombre et la diversité croissent d'une façon réconfortante ; les suppléments B.T. essentiellement pratiques, qui apportent à tous les maîtres des possibilités nouvelles pour aborder le travail des enfants.

La Bibliothèque de l'Ecole Moderne dont nous venons de sortir les deux premiers numéros, mettra à la disposition de tous les éducateurs les études théoriques et techniques qui seront les bases de la pédagogie moderne dont la supériorité sur la pédagogie traditionnelle est désormais flagrante.

La mise en vente d’autre part, d'un classeur pour Fichier Scolaire Coopératif, va rendre possible dans toutes les classes la constitution de cet outil n° 2 de nos techniques (le n° 1 étant évidemment l’imprimerie à l'Ecole, aujourd'hui complété par le limographe que le prix modique de 5 000 F met désormais à la portée de toutes les classes).

Avec le texte libre, l'imprimerie à l'Ecole, le limographe et les échanges, avec le fichier-documentaire et la collection BT, avec les fiches auto-correctives, le dessin, les disques et le magnétophone, avec les plans de travail, les conférences et les brevets, notre pédagogie a pris forme ; elle dispose des outils indispensables, d'une expérience concluante, et de milliers d'Ecoles qui, dans tous les coins de France, sont les cellules vivantes de la construction nouvelle.

Avec ses outils, ses publications, ses prototypes, et ses résonances, notre mouvement est désormais un élément dynamique de l'Ecole Laïque Française. Comme telles elles ont aujourd’hui de nombreux amis, des associations et des mouvements dont l’action parallèle nous est profitable.

L’administration elle-même, sans se prononcer d’une façon déterminante est, la plupart du temps, favorable à cette lente imprégnation de l’enseignement public par les réalisations d'Ecole Moderne dont le succès est incontestable.

C'est pourquoi il nous a été possible de prendre cette année un certain nombre d'initiatives dont il est superflu de dire ici les heureuses perspectives :

— C'est la décision d'accord et de collaboration intervenue avec le Mouvement des Coopératives Scolaires, frère de notre mouvement. L'O.C.C.E. participera officiellement à notre Congrès d'Avignon où sera scellée cette volonté commune d'action pour la promotion d’une Ecole digne de notre siècle de démocratie et de travail productif.

— C'est l'édition de notre revue Techniques de Vie dont nos abonnés ont reçu deux numéros, éditée par le groupe Ecole Moderne auquel participent des éducateurs de tous degrés et de tous pays, et qui s'applique à analyser et à promouvoir les principes dont nos réalisations ont révélé la portée.

— C’est le lancement enfin, par Elise Freinet, de la revue Art enfantin, dont le n° 2 sous presse sera un chef-d'œuvre, et qui magnifie merveilleusement quelques-uns des résultats heureux de nos techniques.

La nouvelle revue, assurée désormais d'un large public extra-scolaire, ajoutera encore à cette résonance dont nous avons dit la nécessité.

Les thèmes eux-mêmes de la santé mentale et de la modernisation de l'Enseignement dépassent la conception scolaire courante de nos techniques pour montrer comment de nouvelles formules de travail et de nouveaux outils sont susceptibles d'ébranler et de faire reconsidérer des pratiques dont seules l'ancienneté et la tradition expliquent l’obstinée survivance.

*

Voilà pour le passé et le présent. Que ferons-nous au cours de l'année qui vient ?

Nous discuterons au Congrès du contenu de notre Educateur toujours très difficile à équilibrer. Devons-nous y consacrer un certain nombre de pages à l'initiation des nouveaux venus, ce qui nous vaudrait peut-être des abonnés nouveaux, mais serait sans intérêt majeur pour la masse de nos lecteurs ? Ou faut-il réserver notre revue à une sorte de discussion au 2eme stade, à l'intention de ceux qui sont déjà, plus ou moins avertis, dans notre mouvement ? Je crois les deux buts difficilement conciliables. C'est dans cette optique que nous avions fait le projet en octobre de sortir des numéros destinés aux jeunes. Nous avons interrompu cette publication parce que nous n'en avions pas la diffusion.

Comment toucher les jeunes et les débutants ? L'idéal serait que puisse se réaliser notre projet de constitution de dix groupes régionaux couvrant l'ensemble de la France. Chacun de ces groupes, avec l'aide peut-être des Centres Régionaux de Documentation Pédagogique éditerait alors un bulletin mensuel régional qui ne se contenterait pas d'insérer des communiqués mais qui publierait des comptes rendus d'expériences et de travaux, des informations régionales, établirait des liaisons permanentes de travail et toucherait par sa formule et par sa diffusion cette large base de non-initiés que nous ne parvenons pas à atteindre. Le bulletin du Groupe Parisien est, à ce point de vue, un excellent prototype.

"L'Educateur" pourrait alors jouer son rôle au 2e stade et nous sommes persuadés que de nombreux camarades intéressés par les bulletins régionaux s'abonneraient alors à notre revue qui compléterait et assurerait leur formation,

Nous discuterons très positivement de cette réalisation au cours de la réunion des Délégués Départementaux à Avignon.

Pour les BT qui donnent satisfaction, nous tâcherions de préparer et d'éditer un certain nombre de brochures indispensables en histoire, géographie, éducation civique, étude des pays étrangers. Mais nous voudrions surtout mettre à la disposition de tous les éducateurs notre si riche collection pour laquelle nous préparerions ensemble et nous éditerions sous une forme à étudier les fiches guides nécessaires, (Il nous en faudra donc 450). Nous commencerons le chantier aussitôt après le Congrès.

Nous lancerons notre classeur pour fichiers. Nous compléterons notre batterie de fichiers auto-correctifs et de livrets.

Nous continuerons l’édition de notre Bibliothèque de l'Ecole Moderne qui remplacera peu à peu, complétée et embellie, notre collection B.E.N.P. qui s'épuise. Mais il nous faut de nombreuses adhésions au club qui bénéficie de conditions de souscription exceptionnelles.

Nous voudrions inaugurer de même une autre réédition.

Nos Enfantines s'épuisent. D'ailleurs la forme actuelle, valable il y a trente ans est trop dépassée techniquement pour qu'elles connaissent la diffusion qu'elles méritent.

Nos Albums d'enfants dont nous avons d'ailleurs encore un important stock que nous allons liquider, sont trop beaux, donc trop chers, et étaient axés d'ailleurs trop largement sur les petites classes.

Il y aurait place pour une édition intermédiaire, modernisée par rapport aux Enfantines, avec notamment des dessins en couleurs, mais pourtant d'un prix abordable, entre 100 et 150 F.

Cette édition que nous sommes en mesure d’entreprendre redonnerait un certain nombre d'Enfantines, peut-être parfois regroupées, ce qui n'empêcherait pas la sortie de documents récents qui enthousiasmeraient auteurs et lecteurs.

Il serait dommage de laisser tomber dans l'oubli cette littérature d'enfants, qui n'existe nulle part ailleurs et qui est notre richesse.

Nous préciserons après le Congrès les modalités d’édition et de souscription.

*

Les comptes rendus ci-dessous des diverses commissions compléteront et préciseront cette synthèse un peu rapide d'une activité qui ne fait que grandir, avec des nouveaux venus dynamiques qui sauront continuer notre œuvre. Guérin dira notamment les projets audio-visuels que le bureau B.E.T.A. a mis au point.

Toute notre vie coopérative est centrée autour de l'institut Coopératif de l'Ecole Moderne (pédagogique, loi de 1901) et la Coopérative de l'Enseignement Laïc qui assure la production du matériel et des éditions.

Cette coopérative, qui vit depuis plus de trente ans de l'inlassable dévouement de ses adhérents, doit continuer et développer son action, Mais peu à peu ses premiers adhérents disparaissent du circuit actif, ce qui est normal. Il en est d'autres qui, perdus à la ville ou dans quelque direction absorbante ont dû interrompre leur collaboration. Notre Coopérative irait ainsi se mourant si un sang neuf ne venait lui donner la force et la permanence dont elle a besoin. II faut que de nombreux jeunes adhèrent à la C.E.L.. Le Conseil d'Administration de la C.E.L. discutera du projet d'abaisser le tarif d’adhésion à un taux qui soit à la mesure des finances des débutants. Nous entreprendrons aussitôt la campagne d'adhésions qui s'impose.

Nous dirons un mot rapide pour terminer, de la vie de notre Fédération Internationale des Mouvements d'Ecole Moderne (F.I.M.E.M.). Malgré le refus de l'U.N.E.S.C.O. de nous reconnaître et de nous aider dans notre propagande, malgré l'aggravation des difficultés de liaison avec certains pays, malgré de nombreuses incidences qui servent rarement la modernisation de l’Ecole, notre mouvement se développe internationalement. Nous aurons d'ailleurs au Congrès :

— Des délégués italiens (pays où se continue le travail d'avant-garde de notre groupe, qui publie un beau bulletin mensuel).

— Des délégués suisses, membres de notre Guilde.

— Des Luxembourgeois, des Belges, des Hollandais, des Allemands des deux zones, des Polonais, des Yougoslaves, des Mexicains et une Canadienne. Nous ne savons pas encore dans quelle mesure nous aurons des délégués d'Afrique du Nord où le travail reprend, et d'Afrique Noire.

Notre F.I.M.E.M. est bien une réalité. Elle s'épanouira un jour prochain, quand les incidences sociales et politiques nous seront plus favorables.

Certes, les conditions de travail de notre groupe, la situation de nos adhérents varient sans cesse, parfois d'une année à l’autre.

Il y a quelques dizaines d'années, nos meilleurs adhérents se trouvaient dans les villages et les bourgs, berceau de notre mouvement. Depuis le saut, que nous pourrions dire catastrophique de notre démographie, les instituteurs un tant soit peu chevronnés s'en vont à la ville, où ils ne peuvent plus travailler, ou dans les C.C. où il y aurait tant à faire. Ils sont remplacés dans les villages par une population mouvante de jeunes et de débutants inexpérimentés qui ont très souvent une bonne volonté réconfortante, mais avec lesquels il nous faut reprendre l'initiation élémentaire, ce qui ne facilite pas notre tâche.

Les écoles de villes, les écoles-casernes surtout restent le point noir, d'autant plus que la tendance est au regroupement et que nous risquons d'avoir un jour prochain des groupes tentaculaires jusque dans les chefs-lieux de cantons.

Le moment est venu de mener notre propagande en faveur de ce que le Syndical National appelle les Unités Pédagogiques, dénomination heureuse d'une formule qu'il y aurait peut-être possibilité aujourd’hui de promouvoir,

De l'avis de tous — éducateurs et parents — les écoles-casernes, où enfants et maîtres sont pris dans une implacable chaîne neutralisante, sont bien condamnées. Mais elles existent techniquement et il sera difficile avant longtemps de les remplacer par les groupes de 4 ou 5 classes dont nous préconisons la construction.

Mais en attendant, il y aurait immédiatement possibilité d'opérer au sein du groupe de 10, 15, 20 ou 30 classes un éclatement en unités pédagogiques de 4 à 5 classes qui s'organiseraient d'une façon autonome, le Directeur ne restant que directeur administratif. L'équipe pédagogique peut se constituer avec 4 à 5 maîtres alors qu'elle ne le peut pas avec 15 ou 20. Les enfants seraient connus et suivis par les éducateurs dont ils ne changeraient pas tous les ans. Une nouvelle vie, une nouvelle discipline, un nouveau travail pourraient alors prendre forme. Les progrès pédagogiques seraient désormais possibles et nos techniques se développeraient immanquablement dans le nouveau climat qui en résulterait.

Quoi qu'il en soit, nous continuerons notre travail pédagogique d'avant-garde. El n'exclut ni l'activité syndicale des maîtres, ni la défense indispensable de la laïcité. Nous prétendons même qu'il en est la base, un des éléments essentiels. Un militant syndical, un laïque conscient de ses responsabilités doivent être des militants pédagogiques. Quant à nous, sans aucun parti-pris nous mettons nos efforts et nos réussites au service de la grande cause de l'enfance démocratique et de la paix.

Un autre événement enfin, qui devrait aider à l'évolution favorable de notre pédagogie. Au Congrès de l'an dernier, les Editions Delachaux avaient apporté mon livre Dits de Mathieu qui avait été immédiatement mis en vente.

Nous aurons cette année la réédition de mon livre L'Education du Travail, un fort volume qui coûtera environ 15 N F mais que tous nos camarades devraient lire. Préparez-vous à le retenir au Congrès (paiement possible par chèque de virement à percevoir en avril ou mai).

Vous trouverez dans ce livre toutes les justifications psychologiques, philosophiques, pédagogiques et sociales des efforts que nous poursuivons. Il sera votre guide dans la recherche des outils et des techniques de l'Ecole Moderne.

C. FREINET.

 

Vie de l'ICEM

Avril 1960

Fichier scolaire coopératif n°28-29

Avril 1960