Après une année d'intense travail, bonnes vacances

Juillet 1960

Ce N° sera le dernier de la présente année scolaire. Le N° 20 paraîtra comme toutes les années à la veille de la rentrée avec notamment notre tarif à jour. Mais vous pouvez en attendant passer vos commandes sur la base des anciens tarifs qui seront seulement aménagés, sans modification de prix notable. La C.E.L., qui a travaillé a plein pendant ces quelques mois sera en mesure de vous servir très rapidement. Elle a notamment, pour ce qui concerne les éditions, tout le matériel pour composition monotype et elle compose maintenant toutes nos éditions, y compris nos B.T. dont on peut admirer la typographie parfaite. Elle a ses deux offsets une grande et une petite, qui tournent sans arrêt et qui impriment aussi bien les textes tapés à la vari-typer (machine à écrire spéciale qui prépare toutes les pages centrales de L'Educateur), que ceux composés à la mono, telles nos brochures de Bibliothèque de l’Ecole Moderne. Nous venons de faire l’acquisition d'un appareil spécial qui nous permettra de fixer sur plaque d’alu, par photographie, et sans gravure, les documents divers à imprimer ou à rééditer. Notre Educateur sera l'an prochain illustré de photos et dessins tirés par ce procédé.

Pour ce qui concerne L'Educateur, nous améliorerons la qualité du papier en prenant une qualité offset spéciale qui nous vaudra un meilleur tirage.

Pour le contenu, nous nous en tiendrons aux normes actuelles. L'Educateur restera l’organe de permanente recherche et de mise au point, laissant aux groupes, aux Bulletins régionaux qui vont se développant, aux réunions et aux stages le soin de procéder à la nécessaire initiation. Nous nous y emploierons pour ce qui nous concerne en publiant celte année, tous les mois, un supplément pédagogique aux B.T. dont vous avez vu un prototype dans la B.T. N° 465. C'est ce supplément qui, touchant 10000 et bientôt espérons-le 15000 éducateurs les amènera progressivement à s'intégrer à 100 % à notre mouvement et à s’abonner alors à ces deux revues essentielles que sont L'Educateur et Techniques de Vie.

Nous progressons en effet, dans ce domaine aussi, selon nos principes de tâtonnement expérimental. Nous n'avançons point en un front uni et régulier qui pulvériserait sur son passage la vieille pédagogie et risquerait seulement d'être dangereusement décrochée de l'aile vivante du mouvement. Nous avons un dispositif en profondeur, mieux adapté aux nécessités du milieu, du travail et des hommes aussi :

— Nous avons les éclaireurs et l'avant-garde, qui partent hardiment en exploration, frisant à tout instant les dangers, obligés parfois de se replier sur le gros du mouvement, mais qui n'en font pas moins les découvertes essentielles, les premières expérimentations. Ce travail devrait être le fait d'écoles expérimentales officielles, qui existent sur le papier puisque les règlements en avaient été légalement publiés, mais qu'on ne parvient pas à rendre effectives.

Oui dit expérience en effet dit possibilité de se tromper, avance précautionneuse, parfois en pleine nuit, et pourtant indispensable à la progression attendue.

Selon nos principes de tâtonnement expérimental, les expériences réussies seront reprises et adaptées par la masse de nos adhérents actifs, les milliers de camarades abonnés à nos publications, animateurs de nos groupes et de nos commissions.

A ce stade s’élaborent vraiment tes méthodes dont pourra se saisir progressivement l’immense armée des éducateurs.

Vers quelles expériences nouvelles s'orientera l’avant-garde ?

— En français, montrer obstinément la supériorité de la méthode naturelle pour l'accession à la culture, par de nouvelles éditions de textes d'enfants et de textes d’adultes.

— En sciences surtout, préparer la méthode naturelle, par un travail théorique certes, mais surtout par la réalisation accélérée de B.T., de boites de travail qui rendront peu à peu possible dans toutes les classes cette nouvelle technique scientifique,

— En calcul, même travail. Nous avons lancé l’expression de calcul vivant, qui s’oppose en principe au calcul traditionnel. Mais il y a un certain calcul vivant qui risque de devenir piétinement. Nous voulons lui donner des ailes d’une part vers l’adhésion aux nécessités sociales, d’autre part vers l'abstraction, et presque à la philosophie du calcul. Nous aurons beaucoup à faire pour cela tellement est tenace la suprématie du scientisme.

— En géographie, discipline qu’il est aujourd’hui possible de renouveler totalement par le fichier scolaire coopératif, par les B.T., par les suppléments B.T. de découpage, de maquettes, de construction ; par les conférences, par les B.T. sonores et les diapositives. 

— En histoire, un gros travail de base a été réalisé qu'il suffira je crois de compléter.

—  Le travail de base a été fait aussi pour le dessin et la musique où il nous faudra cependant continuer les réalisations afin de tenir toujours la tête du peloton.

 

NOS TECHNIQUES PÉNÈTRENT AUJOURD'HUI, PEU A PEU, LA MASSE DES ÉDUCATEURS

C'est même la caractéristique encourageante de cette phase décisive de notre pédagogie.

Nous avons créé des outils, mis au point des techniques, ébauché une méthode de travail. Ces outils, ces techniques et ces méthodes ne sont plus relégués aujourd’hui dans le secret des laboratoires. Ils sont visibles dans les classes, dans les expositions, dans les démonstrations ; des milliers de journaux scolaires circulent à travers la France, auxquels les journaux d'adultes font désormais écho ; en cette fin d'année des centaines de classes parlent en car pour visiter leurs correspondants...

Les techniques Freinet de l'École Moderne sont aujourd’hui une réalité, qu'on peut plus ou moins approuver, qu'on peut critiquer, mais qu'on ne peut plus ignorer. Elles sont comme les autos auxquelles on trouvait tellement de défauts et de risques il y a trente ans et qui sont aujourd'hui si totalement intégrées à nos vies.

La modernisation de nos classes devient une réalité.

Sont déjà passées dans la pratique courante de dizaines de milliers d'écoles les techniques suivantes :

— Le texte libre.

— L'Imprimerie à l’École et le limographe.

— Le journal scolaire et les échanges.

— Le fichier documentaire.

— Les fichiers auto-correctifs,

— La bibliothèque de travail.

— Le dessin et la peinture libres.

Ces techniques sont totalement au point, le matériel est à la disposition des éducateurs ; les élèves-maîtres l'étudient dans leurs stages. Noire pédagogie et donc les pratiques qui la permettent sont désormais officielles, ce qu'a tenu à marquer encore M. le Ministre de l'Education Nationale en accordant son patronage à notre dernier Congrès d'Avignon. Ce n’est que par une méconnaissance regrettable des instructions ministérielles que quelques inspecteurs attardés découragent les jeunes et leur interdisent parfois même l’emploi de nos techniques.

On nous dit parfois : « Si vous voyiez comme les éducateurs emploient ces outils et ces techniques ! ».

Ma foi, ils font comme nous avons fait ; ils procèdent par le tâtonnement expérimental comme le paysan qui vient d'acheter un motoculteur qu'il manœuvre parfois à contresens, qui lui vaut des pannes et des erreurs qui lui font regretter la vieille bêche ou la charrue, toujours prêtes d'ailleurs à dépanner si nécessaire. Et puis le paysan regarde autour de lui fonctionner les autres motoculteurs, il compulse le mode d'emploi, va assister à des démonstrations afin de tirer le maximum d'un outil dont il sent toutes les possibilités.

Il en est de même pour les instituteurs. Celui qui essaie le texte libre, ou la correspondance, ou les fichiers auto-correctifs nous est aussi sympathique que le paysan qui, pour se dégager de la routine dont il sent l'absurdité, se lance dans l'achat d'un tracteur. Pourvu que s’intensifie autour de lui l'atmosphère École Moderne — et cela dépend en grande partie de nous — il progressera.

C'est à créer, à intensifier ce climat École Moderne que nous nous appliquons par tous les biais possibles : étude théorique par Techniques de Vie, recherches techniques par L'Educateur, réalisation du matériel par la C.E.L., stages, expositions, démonstrations par la masse de nos militants. Et tout cela dans le cadre des réalités de l'École laïque et du milieu qui détermine notre action.

Or, ces réalités sont essentiellement mouvantes et nous devons savoir nous y adapter tout en luttant pour les faire modifier lorsque nous les croyons défavorables à l'éducation laïque que nous préconisons.

Il y a deux faits nouveaux essentiels :

— La surcharge endémique des classes, qui n'est cependant pas générale, et ne serait que partiellement un obstacle à l'emploi de nos techniques ;

— et surtout l’accroissement incessant de la proportion des écoles à classes nombreuses, par rapport aux écoles à classe unique, et à deux ou trois classes dont te nombre s'amenuise tous les jours.

Nous assistons en cela à une de ces sortes de mutations qui sont susceptibles d'influer profondément sur les éléments de civilisation : la dépopulation des villages qui sera définitive dans quelques années, la disparition d'une portion importante de ces villages. Une forme d’école qui a été le berceau de notre pédagogie, est en train de s'amenuiser jusqu'à disparaître comme risque de disparaître l'artisanat s'il ne trouve pas lui-même de nouvelles formules de vie.

Le développement des moyens de communication, l'utilisation des autobus pour le ramassage, les exigences de l'enseignement du second degré font que nous allons peut-être irrémédiablement vers le regroupement dans des complexes scolaires des petites écoles qui ont marqué le visage pédagogique de la première moitié du siècle.

Or, l'école à classes nombreuses est mortelle pour la pédagogie moderne, et pour la pédagogie tout court.

Il nous faut réagir sans désespérer.

Le nombre des éducateurs et des parents intéressés à l’aménagement indispensable est si important qu'il nous est possible de mobiliser toute une armée de personnalités inquiètes, disposées à chercher avec nous les solutions nécessaires. Le complexe des H. L, M. était lui aussi d'une implacable inhumanité. Et puis, parce que des idées de bon sens ont été lancées — et nous y avons contribué — une réaction de défense est en train de se développer qui peut modifier totalement le climat concentrationnaire que n'avaient pas su dépasser architectes et constructeurs.

Si nous savons montrer les dangers scolaires et humains des grands groupes scolaires, si nous parvenons en même temps à préciser les voies d’une amélioration technique et pédagogique de ces réalités, l'École Moderne pourra fleurir dans ces écoles, et par ricochet au second degré.

C’est la grande tâche de l’année, des années qui viennent. Il faut que les camarades des villes unissent leurs expériences et leurs efforts pour mettre debout une pédagogie moderne des grands complexes scolaires : construction, aménagement, organisation du travail, introduction de nos techniques.

Des réalisations nouvelles seront peut-être à envisager, quelque peu différentes de celles que nous avons mises au point pour une majorité de petites écoles.

— L'emploi du limographe, bien que pédagogiquement très inférieur à l’imprimerie, sera d'une implantation plus facile dans l’école de ville,

— La correspondance interscolaire, même limitée, sera souvent plus déterminante qu'à l'école de campagne.

— Nous avons déjà complété, à l’intention des écoles de villes, les fichiers auto-correctifs par des livrets auto-correctifs.

— il se peut que nous ayons avantage à revenir, pour les diverses disciplines, au manuel, mais ce mot signifiant non pas un livre de cours où toutes les matières sont totalement traitées, mais une sorte de recueil technique comme en usent les ouvriers et les artisans, avec :

— notions essentielles et formules en sciences ;

— éléments de détermination en sciences naturelles;

~ notion de base, formules, poids spécifique, surfaces et volumes en calcul.

Ce sont-là de simples suggestions. A nos camarades d'étudier le problème et de nous envoyer, dès maintenant, leurs observations.

Réfléchissez à ces questions pendant vos vacances. Discutez-en à l’occasion avec les camarades que vous rencontrez, montrez à tous le vrai visage de l'École Moderne qui n’est pas une entreprise théorique tout juste valable pour quelques idéalistes mais qui est le plus gros effort que les éducateurs aient fait à ce jour pour apporter une réponse précise aux difficultés qui ont de tous temps compromis leurs efforts.

Et pour l'aboutissement de nos revendications, militez activement dans tous les organismes laïques, œuvrez au maximum au sein du S.N.I. et en septembre nous repartirons avec enthousiasme pour de nouvelles conquêtes.

Bonnes vacances à tous.

C. FREINET.