Conseils élémentaires aux nouveaux venus

Septembre 1959

 

Nous sommes victimes, nous le savons, d’un certain nombre de slogans que des gens qui ne connaissent pas nos techniques ont lancés, il y a longtemps parfois, par ignorance ou par malveillance.

Nous tenons, en ce début d’année, à rétablir la réalité :

L’expression libre, croit-on parfois, suppose chez nous une entière liberté des enfants qui n’ont plus à obéir à aucune règle. Plus de gosses en rang, plus de bras croisés, plus de punitions. C’est l’anarchie.

Non, rien ne se fait, en classe pas plus que dans la vie, sans un minimum d’ordre et de discipline. Nous pensons même que l’Ecole traditionnelle, avec sa discipline autoritaire, n’obtient qu’un ordre de façade qui se détériore et se pervertit dès que l’instituteur-adjudant relâche sa surveillance.

Seulement, nous préconisons une autre forme de discipline fondée sur la vie coopérative et sur le travail. Mais le passage de l’une à l’autre doit se faire sans que l’activité de la classe en souffre. C’est progressivement, au fur et à mesure que vous mettrez en place les éléments de la nouvelle discipline que disparaîtra l’ancienne. Pendant longtemps vous aurez une discipline mixte mais à aucun moment vous ne devez tolérer le désordre et la pagaïe.

Nous reconnaissons cependant que notre discipline n’est pas spectaculaire. Des enfants alignés dans la cour, des bras croisés, des doigts qui se lèvent dans le silence, tout cela impressionne évidemment parents, directeurs ou Inspecteurs. Nos élèves se lèvent librement, mais sans bruit ; ils collaborent à deux ou trois. Comme dans un artisanat. C’est humain, c’est familier, c’est éducatif, mais le visiteur habitué à l’ordre formel risque d’en être obsédé. Affaire d’habitude et de conception de la vie scolaire.

Plus de manuel, dit-on, donc plus de devoirs ni de leçons, et partant plus de préparation de classe, ce qui risque fort de déplaire aux Inspecteurs qui se trouvent dans l’impossibilité de faire rapidement le contrôle qu’on exige d’eux.

Il est exact que nous ne faisons plus de leçons, que les enfants n’étudient plus de résumés par cœur, mais il y a chez nous d’autres formes de travail qui demandent plus que les méthodes traditionnelles, la participation active du maître.

Il est exact aussi que nous ne pratiquons plus le cahier classique de préparation de la classe, formel et stéréotypé, qu’on copie parfois d’année en année.

Nous préparons la classe autrement : en prévoyant des fichiers, en cherchant des documents, en organisant des fichiers auto-correctifs, en aidant les enfants dans leurs travaux. C’est une préparation à plus longue haleine mais tout aussi indispensable. Et pour qu’il reste trace de notre travail, autant pour nous que pour l’inspecteur nous tenons comme un cahier-mémoire, sur lequel sont mentionnés a posteriori, avec leurs incidences, les travaux effectués.

Ni programme ni horaire, pensent quelques nouveaux venus. On attend tout de la spontanéité de l’enfant.

Ce qui serait une erreur. Nous avons notre horaire, assoupli peut- être, mais respectant les données officielles. Quant au programme, si nous ne suivons pas l’ordre des manuels, nous lui sommes fidèles en utilisant pour cela, à l’instar des adultes : plans de travail, planning, brevets, etc. L’organisation du travail est modernisée.

Que dire enfin des instituteurs qui s’abstiennent de toute intervention sous le prétexte que nous recommandons de respecter la fantaisie de l’enfant ?

Telle n’est pas notre pédagogie. L’enfant s’exprime, mais son expression est précisée, socialisée, magnifiée dans le cadre du milieu scolaire et social. Cela suppose évidemment une part permanente du maître qui doit toujours être présent dans l’œuvre d’éducation : ce n’est pas pour rien qu’Elise Freinet intitule ses articles depuis dix ans : La part du maître.

Evidemment il faut apprendre à apporter sa part du maître autrement qu’en leçon dogmatiques, en récompenses et en punitions.

Nous mettrons moins de rouge en marge des devoirs mais nous n’en veillerons pas moins à la correction et à la présentation des textes, à la tenue des cahiers qui sont le pendant du soin que nos élèves apportent à imprimer une belle page ou à parfaire un dessin.

C’est le maître traditionnel qui laisse l’enfant seul, en se contentant de sanctionner ses travaux. Le maître d’école moderne aide en permanence l’enfant à se réaliser. C’est une tâche éminemment accaparante. Elle est la condition indispensable de notre réussite, la raison d’être de nos progrès et de notre enthousiasme.

Contrairement à ce qu’on a pu dire nous n’en sommes pas pour la table rase qu'aucun de nous ne pratique parce qu’elle compromettrait, pour quelque temps au moins, tout notre travail.

Nous répétons au contraire notre vieille formule : ne pas se lâcher des mains avant de toucher des pieds. Il ne s’agit pas de changer de formule mais de reconsidérer nos outils et nos techniques de travail. En toutes choses vous procéderez comme la ménagère prudente qui achète bien une cuisinière électrique dont on lui a dit merveille, mais qui redoute encore les fausses manœuvres entraînant des pannes. Alors elle conserve la vieille cuisinière à bois qui, en toute occurrence, la dépannera.

Il ne suffit pas, en fait d’éducation, de détruire le vieux avant d’avoir assuré le nouveau. Il nous faut construire le nouveau à même la vieille école et transformer tout à la fois l’atmosphère de notre classe, l’esprit de nos élèves et notre propre comportement qu’éclairera une conscience nouvelle de notre éminente fonction.

Pour cette mutation délicate, vous n’êtes plus seuls. Les milliers de camarades de l’Ecole Moderne vous aideront à progresser en attendant que vous soyez en mesure à votre tour de montrer la voie à ceux qui suivront.

Vous marquerez alors d’une pierre blanche le jour où vous aurez fait le premier texte libre, où vous aurez tiré une page au limographe, réalisé un dessin ou commencé votre fichier documentaire.

Tout le reste viendra par surcroît.

C. F.