Comment conquérir progressivement aux Techniques Freinet la masse des éducateurs

Novembre 1957

Nous avons pendant longtemps expérimenté pour ainsi dire en circuit fermé. Nos techniques n'étaient pas encore suffisamment assises, théoriquement et pratiquement. Les chemins n’étaient pas encore suffisamment tracés et nous redoutions les déviations. Nous préférions alors que les instituteurs s'informent, lisent, réfléchissent plutôt que de les voir s'engager dans une portion réduite de nos techniques. Nous ne cherchons pas le nombre mais la qualité, parce que le nombre sans la qualité nous aurait égarés et perdus.

Ce n’était point par parti pris que nous étions ainsi hésitants mais parce que nous ne nous sentions pas en mesure alors d’affronter la masse. Mais, puisque nous étions persuadés que nos techniques gagneraient un jour prochain l'ensemble du personnel enseignant, nous espérions bien que le moment viendrait où nous affronterions cette masse... nous ne savions pas encore par quel biais.

Ce moment est venu. Nos techniques ont pris forme ; elles sont pour ainsi dire codifiées. Nous avons un réseau solide de fidèles qui sauront en toutes occasions montrer le chemin ; quelques-unes de nos techniques : le texte libre, les fichiers autocorrectifs, le dessin libre, sont en passe de devenir pratique courante et officiellement recommandée dans toutes les classes primaires françaises.

Cette situation nouvelle nous permet l'étude et l’adoption d'une tactique d’introduction de nos techniques dans toutes les classes, sans que notre pédagogie risque de dégénérer.

C’est cette tâche qu’ont abordée un certain nombre de camarades dans la réponse qu’ils ont faite en fin d’année à notre questionnaire. Notre camarade Royer (Var) nous semble avoir parfaitement posé le problème même si les solutions préconisées méritent encore examen.

« Beaucoup d’instituteurs, écrit-il, bien qu’intéressés par l'Ecole Moderne, n’osent pas la pratiquer, ou abandonnent après une brève expérience : ils ont l’impression de ne pas s'en sortir, parce qu'ils doutent d'eux-mêmes, parce que l’inquiétude les prend à quitter les sentiers battus, parce que leur travail est mal organisé et qu’ils reculent devant un effort démesuré.

Pour les encourager et pour les aider, il faudrait leur fournir des « béquilles » que l’on abandonnerait le jour où l'on se sentirait capable de marcher seul.

On démarre généralement par le texte libre el la première exploitation qui se présente à l’esprit est le Français. Môme si la grammaire est inutile, il faut rassurer les consciences scrupuleuses que tracassent programmes, inspections et examens. «La Grammaire par le Texte libre» (BENP) éclaire le sujet d’un jour nouveau mais elle n'est pas directement assimilable. Il en faudrait une autre, semi-traditionnelle, avec une page pour chaque notion, et, dans chaque page, une brève leçon aide-mémoire, une série d’exercices à faire d'après les TL.

Au cours d’une démonstration de T.L. à l'E.N. une institutrice a fait cette réflexion : « Nous ne sommes pas capables de faire une leçon de grammaire sans l'avoir préparée », C’était pour elle un obstacle majeur. Il aurait fallu pouvoir lui dire : « Voilà, Mademoiselle, nos préparations de grammaire ». C'est ça qui ferait sérieux !

Sans cette préparation, les Techniques Freinet laissent souvent l'impression d'un idéal utopique, d’un tour de passe-passe. Il y eu a qui apprennent à nager d’instinct. C'est une minorité. La plupart des gens ont besoin d'une bouée ou d'autres accessoires pour les familiariser avec un élément inhabituel. Si les séances de propagande ont un rendement médiocre, ne serait-ce pas à cause de cela ?

Il faudrait se soucier davantage de la transition, de la « vulgarisation». Il y a des sciences qui sont restées longtemps le domaine fermé de quelques spécialistes tant qu’on n'a pas trouvé le moyen de les vulgariser. Je me demande s’il ne faudrait pas envisager toute une série de travaux semi-traditionnels, constituant une branche spéciale, et ayant pour but de faciliter le passage de l’Ecole traditionnelle à l'Ecole moderne.

Je me permets de dire tout cela parce que je suis moi-même un de ceux (le plus grand nombre) qui ne peuvent apprendre à nager sans bouée. Depuis sept ans, j’essaye de pratiquer l’Ecole Moderne, mais les progrès sont lents parce qu’il y a des « béquilles » qui me font défaut. Chaque fois que je m'aventure trop vite je suis obligé de revenir en arrière car j’ai l'impression de me noyer ».

J'ai voulu donner intégralement cette opinion très sensée de notre camarade Boyer, pour dire que nous nous préoccupons aujourd'hui d’offrir ces béquilles. Nous avons cette année au moins trois réalisations dans ce sens :

Les livrets de lecture naturelle, à remettre à chaque enfant qui peut librement les lire, les dessiner, les emporter à la maison et qui marquent pour les parents le rythme des progrès réalisés.

Le Dictionnaire pour petits, personnel aussi, que l’enfant enrichit au fur et à mesure de ses découvertes.

Et surtout nos Livrets d'Histoire dont le premier numéro vient de paraître et dont les autres paraîtront régulièrement afin de couvrir toute la période historique.

Des camarades nous ont dit : « Des manuels alors ! ». Oui, des manuels, mais d’un nouveau genre. Ce n'est pas parce qu'existe dans ce domaine des outils fabriqués d’une certaine façon que nous désapprouvons, qu'il nous est interdit de produire le même genre d’outil mais mieux adapté à nos besoins.

Ce que nous désapprouvons, ce n'est pas s le livre personnel de l’enfant. Nous estimons certes que cette pratique est plus onéreuse que le matériel collectif mais elle peut très bien s'intégrer dans le travail selon nos techniques surtout lorsqu’un matériel collectif complète les outils individuels. Et nous reconnaissons bien volontiers que, dans l'état actuel des choses, l'enfant et les parents éprouvent le besoin d’avoir entre les mains un matériel individuel, qui fait la liaison école-famille, et dont les pratiques commerciales actuelles rendent l’achat plus facile.

Ce que nous condamnons, c'est la forme actuelle des manuels qui, remplaçant l'expérience personnelle, apportent, et imposent aux enfants un tas de connaissances à mémoriser en vue des examens.

Il y a une autre formule de manuel à créer : c'est le manuel de travail dont notre premier Livre d’Histoire est le prototype. Je suis persuadé d'ailleurs que tous nos camarades apprécient cette première réalisation. Peut-être, comme le suggèrent quelques camarades, pourrions-nous donner plus de place encore aux recherches et aux travaux des enfants.

En tous cas la formule est excellente et nous devons la développer et l’étendre aux autres disciplines. Ou verra, plus loin notre appel pour la préparation de livrets-guides semblables pour les sciences.

Nous n’en sommes qu’au début de nos travaux pour la préparation de béquilles indispensables. Cet article, et l’opinion de Boyer, ont surtout pour but de vous faire réfléchir et discuter pour nous apporter à votre tour votre contribution à ce travail pratique qui ouvrira à tous les instituteurs les voies de l'Ecole Moderne.

Encore une fois c’est moins par le verbiage que par la préparation des outils nouveaux que nous gagnerons la partie.

C. F.

Monsieur Roger Gal, Conseiller au Ministère de l’Education Nationale, Chef du Service de la Recherche Pédagogique à l'I.P.N. avait bien voulu écrire la préface qu'on lira ci-dessous pour notre premier livre-Guide d’l'Histoire. Pur suite de la grippe d'un de nos collaborateurs parisiens, celle préface n'a pas pu nous parvenir à temps pour publication en tête du premier livre. Et nous n'avons pas voulu rompre la régularité de parution de nos BT.

Nous donnons donc l'opinion élogieuse et compétente de M Gal, que nous remercions à nouveau. Sa préface pourra je pense, sans ennui, passer en tête du prochain Livre-Guide.

PRÉSENTATION

L'unanimité des enseignants est faite contre les vieux manuels, condensés de science froide, abstraite, tout élaborée, qu’il ne reste plus qu'à entonner dans les cervelles enfantines avec quelques explications magistrales et qui laissent l'enfant passif ou, en tout cas, essentiellement réceptif. Et nous désirons tous aujourd'hui des outils de travail faits pour l’élève-même et qui lui permettent de travailler, lui en premier, puis guidé par le maitre, qui lui demandent un vrai travail, une véritable activité selon son âge, ses intérêts, ses capacités.

Or, voici de quoi faire travailler réellement nos élèves, les transformer en constructeurs, en chercheurs, en êtres qui se posent des problèmes ou à qui des problèmes sont posés. Et voici de quoi appliquer ces méthodes actives universellement vantées, mais qui demandent des instruments spéciaux pour être pleinement et facilement appliquées.

Cet ouvrage constitue, de plus, une sorte de rassemblement de tous les « outils de travail » que Freinet et son groupe ont élaborés année par année et qu'on pourra ainsi plus facilement utiliser. Je suis heureux de saisir cette occasion pour rendre hommage à ce travail de précurseur.

Roger GAL.