Pour la préparation du Congrès de Paris

Février 1958

Dans deux mois, notre Congrès battra son plein. Il sera ce que nous l'aurons fait par une préparation minutieuse, depuis longtemps commencée.

Le Congrès de Paris ne sera pas un Congrès comme les autres. Certes, il sera avant tout notre grande rencontre annuelle des éducateurs de France et de l’étranger - et nous aurons beaucoup de monde, cette année. I.es organisateurs voudraient même qu’il soit, plus que les précédents, démonstratif de notre pédagogie. C’est pourquoi ils se proposent d’organiser, outre l’exposition artistique désormais traditionnelle, avec sa Maison de l’Enfant, une véritable exposition technologique qui montrera, par l’image, les graphiques, les documents et l’expérimentation avec des élèves, ce que peuvent donner nos techniques par les diverses disciplines.

De ce point de vue, avec le travail en Commissions qui en bénéficiera d’ailleurs, notre Congrès devrait être plus didactique que les précédents, plus démonstratif et plus convaincant.

Le souci est éminemment louable. Souhaitons que soient nombreux les collaborateurs et que le local qui accueillera cette documentation permette une exposition normale de nos richesses et de nos réussites,

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Mais on sait, d’autre part, le désir que nous avons toujours eu de déborder, tant en cours d’année qu’aux Congrès, le cadre primaire où d’aucuns voudraient bien nous enfermer comme si nos efforts et nos réalisations n’avaient pas d’autre ambition que de mieux apprendre à lire et à écrire.

Au point où nous en sommes de notre Mouvement pédagogique, il nous faut : d’une part, prendre contact avec tous les milieux enseignants et éducatifs ; d’autre part, avec les éducateurs des autres degrés d’enseignement. Nul ne peut plus travailler, désormais, en cercle fermé. Notre pédagogie est conditionnée par l’Ecole du second degré ou les centres d’apprentissage dont les examens gardent l’entrée. Comme elle est conditionnée par la surcharge des classes, la construction et l'ameublement des locaux, le mode de vie des enfants hors de l'école, les conditions de logement, etc., etc.

C’est cette figure complexe de l’évolution de nos techniques que nous devons faire connaître pour que se crée le mouvement d’opinion qui, par les éducateurs, par les parents, rendra possible les réformes et les adaptations indispensables.

Le Congrès de Paris devrait nous faciliter ces prises de contact, d'ailleurs bien amorcées grâce aux initiatives de notre ami Oury ; avec les divers syndicats et dirigeants d’organisations laïques, avec les responsables du second degré et du technique, avec les organisations de parents d’élèves, avec les médecins, les psychologues, les psychiatres, les écrivains.

C’est évidemment la presse qui, en l’occurrence, pourrait le mieux faire connaître nos points de vue et amorcer les discussions souhaitables. Nous n’avons, en province, que la presse d’information, dont les nouvelles n'ont jamais eu grand écho. Les journaux de Paris auraient, bien sûr, une autre résonance si nous parvenions à les intéresser à quelques-unes de nos idées- mères, qui sont en passe de devenir slogans : expression libre, imprimerie, journal, correspondance, etc.

Mais la grande presse peut être la meilleure comme la pire des choses. On n’est jamais sûr que les idées les plus généreuses ne soient pas transformées, par les journalistes, en dangereuses machines de guerre. Nous avons, hélas ! des exemples récents.

Il nous faut pourtant essayer et tâcher d'intéresser le grand public et à nos techniques et aux conditions qui, actuellement, en rendent l’application impossible encore dans tant de classes.

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Il y a toujours deux parties, comme deux zones parallèles dans nos Congrès ; la Technologie, qui sera le principal souci du travail de Commissions, répercuté par les Expositions et les démonstrations pratiques, et qui trouvera sa meilleure expression coopérative dans les séances d’études pédagogiques, de 17 h. à 19 h., tous les jours. L’Esprit, dont il sera discuté plus spécialement au cours de nos séances du soir.

On sait que nous avons choisi comme thème l’Expression libre de l’enfant, dont le dernier numéro spécial laisse deviner toute la richesse.

Nous voudrions consacrer toute une soirée à montrer les avantages psychologiques, pédagogiques et humains de cette base essentielle de notre pédagogie dont nous devons promouvoir les vertus supérieures. Il faut pour cela que tous les camarades, en France et à l’étranger, se mobilisent pour nous communiquer tous les documents convaincants :

L’expression libre et la connaissance de l’enfant et du milieu ;

L’expression libre et l’équilibre de l’individu :

L’expression libre curative.

Nous désignerons en temps voulu les rapporteurs qui viendront au Congrès faire le point de nos communes prospections.

Mais il nous faut une abondante documentation. Donnez-nous seulement les textes, imprimés ou non, mais aussi toutes indications sur la vie de l’enfant et les transformations apportées par la pratique de nos techniques dans le comportement des maîtres et des élèves.

Nous faisons un plus particulier appel au nom de la FIMEM à nos camarades étrangers : aux Italiens, qui peuvent nous fournir une abondante collaboration ; aux Suisses, qui ont publié souvent des documents émouvants ; aux Belges et aux Hollandais, et aussi à nos adhérents de langue arabe, à ceux d’Afrique noire, de Madagascar ou de la Réunion, à nos amis d’Amérique du Sud et d’Amérique Centrale. Notre enquête tirera sa richesse et, donc, sa valeur de témoignage, de la diversité et de la profondeur des apports de tous nos adhérents.

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Nous avions cru un moment que ce thème pourrait être comme le fonds général du Congrès et que nous lui consacrerions, en conséquence, nos trois soirées de séance plénière.

Nous rééditions, en somme, pour notre Congrès la méthode des Centres d’intérêt qui consiste à traiter à fond un thème donné sous le prétexte qu’on peut ainsi le tourner et le retourner sous tous les angles. Mais, pendant ce temps, la vie passe, et nous ne parvenons plus à la rattraper.

Il est, certes, bon que nous montrions l’excellence de l'expression libre, élément essentiel de notre nouvelle pédagogie. Mais nous aurions tort d’abandonner totalement, pour cela, des études, des recherches, des campagnes amorcées au cours des années passées etl dont l’histoire pédagogique admet de plus en plus l’urgence : notion de rendement avec réalisation de tests pour remplacer les examens, surcharge des classes et campagne pour les 25 élèves, action à mener au sein de notre Mouvement pour la diffusion de nos techniques, campagne BT.

Une soirée pourrait être consacrée à l’ensemble de ces thèmes. Elle se terminerait par le rappel précis de nos revendications, groupées en somme autour de l’idée : les conditions indispensables pour un travail éducatif valable: Pour les 25 élèves, locaux scolaires et outils de travail, rendement, plans de travail, notes et examens, vie de l’enfant dans son milieu, les maisons de l’enfant, la discipline.

Je demande à nos camarades et à nos groupes de discuter de ces questions, d'en faire le point, de noter les progrès accomplis, ceux qui restent encore à faire et de nous donner le plus possible des exemples précis (surcharge, locaux, matériel, l’enfant dans son milieu, une discipline coopérative). .

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Et une troisième soirée devrait être consacrée, à mon avis, au thème général : Comment former l’homme de demain: le travailleur, le chercheur, l’homme social, l’homme moral.

Pourquoi je propose ce thème?

Le décalage que nous dénonçons depuis longtemps entre l’action de l’Ecole et les besoins des enfants et de la Société à notre époque, devient aujourd’hui flagrant et tragique. L’affaire du Spoutnik a fait éclater le scandale. La France ne s’en est pas encore trop émue, mais on sait que l’Amérique a tout de suite exprimé la nécessité de reconsidérer l’école, ses techniques et ses programmes.

L’évolution industrielle et sociale a incontestablement fait mûrir les idées que nous avons jetées en avant-garde depuis vingt ans et qui tendent à devenir lieux communs : erreur monstrueuse des programmes et des examens qui continuent à donner à l’orthographe une importance de premier plan alors que la vie en dit chaque jour la place minime dans la formation et la culture, inutilité d’un enseignement verbal des sciences dont il ne reste absolument rien que de fausses notions que la vie dément et ne corrige pas toujours, inutilité de l’étude habituelle de l’histoire. Tous les parents le comprennent aujourd’hui, mais s’il faut faire une dictée sans faute pour entrer en sixième, tous les moyens sont bons.

Au cours de cette soirée, nous voudrions donc prendre le problème de haut, montrer d’une part, et ce sera possible, que l’enseignement actuel ne prépare en rien à la vie. II nous faudra un certain nombre d’exemples probants et précis qui devraient nous permettre de poser le problème : l’Ecole actuelle est un non-sens et une erreur ; elle ne prépare pas l'enfant à la vie.

Et nous apporterons alors nos solutions : l’expression libre de l’enfant dans son milieu, désir de chercher et de s’instruire et éducation du travail.

Cela nous donnera l’occasion de reparler de la Charte de l’enfant, qui a fait couler beaucoup d’encre depuis l’an dernier et dont nous aurions peut-être à préciser certains articles. Et nous mettrons aussi l’accent sur la formation morale et civique des individus, totalement négligée par l’Ecole actuelle. Nous aurons à répondre à certaines critiques courantes des parents et des éducateurs :

Nos classes, nous dit-on, donnent l’impression de désordre.

Et cela est exact. Un maître ou un inspecteur traditionnel qui voient nos enfants entrer librement en classe, en concluent que, chez nous, on fait ce qu’on veut et que c’est l’anarchie. Parlez-leur d’écoliers alignés militairement et évoluant au coup de sifflet, voilà qui est gage de discipline.

Désordre d’une classe où des enfants impriment, pendant que d'autres gravent ou vont chercher des fiches. Ah ! certes, elle donne bien meilleure impression la classe aux tables alignées, où les enfants font tous en même temps le même travail et n’ont pas le droit de se déplacer.

Désordre de ces enfants qui classent, et expérimentent, avec une maîtrise plus ou moins relative, qui risquent de se salir et de se blesser. Et la bonne école, où l’on se contente de regarder l’expérience sur la table du maître ou sur le manuel.

Tout dépend, naturellement, de ce qu’on veut produire : des soldats serviles ou des travailleurs. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on n'habitue pas les enfants à se commander, à prendre des initiatives, à être chercheurs et créateurs, à vivre coopérativement, en les astreignant sans cesse à obéir.

Il faut absolument que parents et éducateurs prennent conscience de celte nécessité et qu’ils parlent avec nous à la recherche d'une pédagogie qui permettra la formation de l'homme.

J’ai l’impression qu’il suffirait de peu, aujourd’hui, pour qu’un raz-de- marée général balaie des formules de vie dont la malfaisance ou, du moins, l’inutilité, apparaissent aux yeux de tous.

Il est exact que la besogne qui nous incombe est alors excessivement difficile. Les générations actuelles sont essentiellement individualistes, les enfants ont partout l’exemple du « débrouillardisme ». Ils savent jouer des coudes, mais il est long et délicat de les entraîner à un comportement de collaboration coopérative.

Notre expérience de l’Ecole Freinet nous montre qu'il nous faut au moins un ou deux trimestres pour créer l’atmosphère nouvelle. Ce n'est qu’en fin d’année que nous pouvons avoir une discipline coopérative.

Entre temps, bien sûr, nous avons la tâche délicate d’une rééducation qui ne va pas sans grincements de dents. Et nous aurions à étudier pratiquement, techniquement ce passage dans nos classes de la vie autoritaire à la discipline coopérative.

Le remède majeur reste effectivement l’Education du travail. Mais cette éducation suppose la réalisation d’outils et de possibilités de travail, la formation également des éducateurs à cette forme nouvelle d’éducation.

Nous n’avons jamais dit que l’Ecole nouvelle peut naître et s’épanouir dans le milieu même de l’Ecole traditionnelle. Il faut modifier ce milieu, et nous devons faire connaître les exigences d’une telle transformation. Ne croyez pas que l’industriel se résolve de gaîté de cœur à abattre un pan de son usine et à vendre à la ferraille des machines qui pourraient tourner encore plusieurs lustres.

Mais il sait par expérience que s'il ne fait pas l’indispensable effort de modernisation il sera vaincu à brève échéance par les institutions modernes. Alors il engage des fonds importants qui rapporteront dans cinq ans ou dans dix ans.

C’est de même une question de vie ou de mort, qui rend indispensable la modernisation de notre enseignement. Les fonds à engager sont importants mais un calcul facile à faire prouverait que leur rapport serait considérable dans cinq ou dix ans.

Il s’agit de savoir si la France veut rester la France ou si elle accepte de déchoir.

Ce sont ces évidences qu'il nous faut exposer à Paris, dans l’espoir que les diverses organisations reprennent le thème et que les journaux alertent l’opinion !

Ainsi notre Congrès de Paris jouera son rôle historique : après avoir rappelé tes bases essentielles de notre mouvement, il montrera l’efficience des solutions que nous proposons et l’urgence qu'il y a à restaurer dans nos écoles l’éducation, la formation et la discipline de l’ère de la radio, de la télévision, de la cybernétique et des spoutniks.

C. FREINET.

Ces suggestions ne sont que des propositions, pour la recherche d'un Congrès le plus efficient possible. En dernière ni minute, Bureau parisien est partisan du maintien du programme prévu, avec participation de personnalités diverses.

Nous publierons à ce sujet un article de Fonvieille dans notre prochain numéro.