L'originalité de notre pédagogie

Novembre 1964

Dans une critique de ma BEM sur Les Invariants, A. Fabre écrit dans le Bulletin Bibliographique de l’IPN :

« Il apparaît que la différence fondamentale qui sépare l’Ecole Moderne de Freinet de l'Education Nouvelle consiste dans le fait que la première (voir l'Education du Travail) rejette la science, tandis que la seconde cherche à fonder la pratique pédagogique sur les données des sciences qui sont ses invariants ». La différence entre Ecole Moderne et Education Nouvelle n’est pas tout à fait là.

Les leaders — s’il en reste — de l'Education Nouvelle sont des personnalités, qui peuvent être éminentes, qui n'ont jamais fait classe (au primaire comme au secondaire) ou qui, depuis longtemps ne font pas classe, et qui, du sommet, loin des impératifs du milieu scolaire prétendent construire scientifiquement notre pédagogie. Alors, ils nous présentent de beaux principes, des théories éminentes, mais ils nous laissent le soin, à nous les praticiens, de faire passer cette théorie dans les actes.

Il en a été pendant longtemps ainsi, exclusivement, et c’est pourquoi la pratique est en retard d’un siècle sur la théorie.

Nous partons, nous, des réalités de nos classes, Nous cherchons, par tous les moyens, des solutions pratiques. Nous ne nous posons pas les questions préalables de savoir si elles sont scientifiques. Il nous suffit qu'elles nous permettent un meilleur travail, dans le sens constructif et libérateur où nous l'entendons. Quand ces solutions auront fait leurs preuves il se trouvera toujours assez de théoriciens pour prouver, a posteriori, qu'elles sont scientifiques.

Et ne croyez pas que le critère de cette réussite soit une quelconque étiquette, serait-ce même la nôtre. Nous offrons des solutions qui ont réussi dans nos classes, pour lesquelles nous avons préparé et réalisé le matériel nécessaire, et peut y avoir d'autres solutions. Nous ne les repousserons pas parce qu’elles ne porteraient pas notre marque. Notre but n'est point de remplir les coffres d’une maison de commerce mais de servir la pédagogie, Il n’y a qu’à voir ce qui se produit pour les livres documentaires.

Nous avons amorcé et lancé notre collection Bibliothèque de Travail au temps où n’existait sur le marché aucune production susceptible de nous donner satisfaction. Nous n’avions pas le choix: il n'y avait que des manuels scolaires ou des livres pour adultes. La réussite de notre collection a suscité un nouveau public, a ouvert un marché vers lequel les éditeurs se lancent à fond de train. Et cela ne veut pas dire que leur production soit forcément mauvaise. Il y a au contraire pour cette production une compétition favorable à notre pédagogie.

Pendant longtemps, les éditeurs se contentaient de soigner la présentation et les couvertures, notamment par l’introduction de la couleur. On a fait un gros effort pour l'amélioration des textes mieux adaptés à nos élèves. Il nous appartient aujourd'hui non plus de négliger cette production mais d'opérer un choix, de recommander les livres que nous jugeons utilisables, de dire pour les autres, les imperfections constatées, d'influencer, par notre pédagogie, la clientèle nouvelle, que les maisons d'édition s’appliqueront à satisfaire.

Il y a là, à mon avis un travail critique à entreprendre pour la constitution et l'amélioration de la Bibliothèque de Travail (BT comprises) aux CEG, CES et 2e degré en général,

Nous ferons nous-mêmes d'ailleurs la même opération pour le 2e degré.

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Le temps a changé aussi depuis les débuts de nos techniques quand nos classes ne disposaient absolument d’aucune documentation.

Nous sommes envahis aujourd’hui par la documentation sous toutes les formes : journaux, vitrines, expositions, TV et cinéma.

Notre pédagogie devait autrefois mettre l'accent sur la documentation et les connaissances, et les manuels scolaires répondaient alors à ce besoin.

Il y a aujourd'hui trop de connaissances.

Il nous faut une autre pédagogie et nous travaillons à la mettre au point. Nous publierons sous peu le nouveau Pour tout classer qui nous permettra de nous reconnaître à tout instant dans le nouveau dédale.

Dans notre jeune âge, nous n'avions rien à voir, nous ne connaissions rien. Nos enfants savent aujourd’hui trop de choses. Naturellement, nos classes et notre pédagogie doivent s'adapter à ces changements radicaux intervenus dans la vie et l'esprit de nos enfants. De plus en plus il faut nous orienter vers une pédagogie sans manuel. Les manuels scolaires se survivent à cause de la vitesse acquise, parce que les professeurs, en les utilisant, pratiquent la pédagogie du début du siècle, et aussi parce que l'entreprise commerciale des manuels est considérable, Mais vous analyserez ces manuels : vous comparerez la pauvreté des manuels d’histoire et de géographie par exemple à la richesse inouïe de la vie à notre époque ; vous confronterez leurs données à l’immense connaissance, précise ou diffuse de vos enfants. Alors vous comprendrez qu'il vous faut abandonner ces manuels et vous orienter vers une nouvelle pédagogie.

Cette pédagogie ne se construira pas avec rien : vous ne détruirez pas ces manuels si vous ne les remplacez pas. Il nous faut mettre à la disposition de toutes les classes, les outils et les techniques 1964-1970. Nous nous y employons coopérativement avec nos techniques majeures dont nous entreprenons l’adaptation au Second degré : le journal scolaire, par l’expression libre, l’imprimerie et le limographe, l’expression littéraire et artistique, les fichiers documentaires, les Bibliothèques de Travail, les fichiers auto-correctifs et les bandes programmées, les exposés et conférences.

Ce n’est pas pour nous faire plaisir ou pour essayer de nous corrompre que l’administration elle-même prône aujourd'hui notre pédagogie. C'est qu’il n’y a pas d’autre issue.

La pédagogie de l’Ecole Moderne est à l'ordre du jour.