A nos lecteurs!

Octobre 1956

En cette première page de L'Educateur de Travail, nouvelle formule, nous abrégerons, à l'intention de nos jeunes lecteurs, théories et conseils pour nous engager d'emblée dans le fécond chantier coopératif.

Vous avez, comme nous vos ainés, suffisamment souffert d'une scolastique que Rabelais et Montaigne avaient déjà condamnée. On vous a laissé croire que l'intelligence est une fonction qui se cultive par le sommet, à grand renfort d'explications et de raisonnements, et vous vous apprêtez à refaire aux générations qui vous suivent les leçons de français, de calcul, de sciences, d'histoire ou de géographie, telles que vous les enseignent les manuels et que vous les préparent les revues pédagogiques.

Ce faisant vous vous engagez dans une impasse on vous ne rencontrerez que fatigue, monotonie, dégoût du métier et de la vie.

Nous vous proposons une autre solution qui, à l'usage, s'est révélée vivante et féconde: celle de l’expérience et du travail.

L'intelligence, qui n’est jamais spécifiquement scolaire, naît et se développe par l’expérience à même la vie, par le travail vrai, celui qui a un but, une motivation, qui apporte des résultats tangibles et devient susceptible, de ce fait, de mobiliser toutes les énergies de l'être pour un épanouissement maximum.

La culture sera l'heureuse résultante d'une bonne organisation de ce travail.

C'est à cette organisation que nous allons nous appliquer.

O

Dans cette revue qui est l'œuvre exclusive d'instituteurs comme vous, qui s'achoppent aux mêmes difficultés, nous vous dirons comment, sur la base d'outils et fie techniques que vous aurez à connaître et à expérimenter, vous pourrez transformer peu à peu le travail de votre classe, le rendre plus efficient en le « modernisant », c'est-à-dire en le mettant en harmonie avec les exigences de la société contemporaine qui ne saurait s’accommoder plus longtemps d’un décalage éducatif dont ou commence à comprendre et à sentir les dangers.

L'obstacle le plus grave à cette modernisation c’est que nous, instituteurs, avons été formés depuis notre enfance par une éducation verbale et faussement intellectuelle, pour laquelle on nous a appris l’usage exclusif d'un outil polyvalent : la salive et que nous sommes, de ce fait, hésitants et inquiets devant les formes nouvelles de travail, comme ces petits bourgeois qui, habitués à discuter et à raisonner platoniquement dans leurs salons ou dans leurs autos, se trouvent désorientés devant un buisson qui barre leur chemin, un crapaud trop lent à trouver un abri, une machine à réparer, une terre à bêcher, des fruits à cueillir, un plat à préparer et à cuire.

Nous ne savons rien faire que parler.

Nous ne pouvons ni composer, ni imprimer, ni préparer un stencil pour limographe, ni graver du linoléum, ni manoeuvrer une éprouvette, ni attraper un papillon, ni déterminer un insecte, ni empailler nu oiseau, ni descendre dans une grotte, ni écrire un poème, ni dessiner, ni chanter. Rien de tout cela n'était au programme de nos examens d'instituteurs. Il nous suffisait de faire des leçons, c'est-à-dire de discourir et d’expliquer ce que nous étions impuissants à réaliser.

Nous sommes alors comme le paysan qui, trop maladroit pour faire fonctionner une faucheuse mécanique dont il sent la nécessité, continue à manœuvrer sa faux à main et essaie de justifier verbalement sa fonction technique retardataire.

Nous devons dominer ce complexe de fausse orientation technologique, et nous remettre loyalement à l'école des camarades qui ont longuement expérimenté, ou tout simplement à l'école des enfants que la scolastique a moins définitivement déformés et qui sont encore capables d'aborder avec audace et témérité le monde qu’ils s'apprêtent à dominer.

Pour notre expérience dont ces pages seront l'expression, nous nous « rééduquerons » ensemble. Nous apprendrons à employer avec un maximum de maîtrise les outils nouveaux de la pédagogie contemporaine : le texte libre, le journal scolaire par l'imprimerie et le limographe, les échanges interscolaires et les échanges d'enfants, l'expérimentation sous toutes ses formes, l’observation, la prospection et la documentation, l'expression artistique par le dessin, la peinture, la gravure, le théâtre, les marionnettes, le chant et les poèmes, l’étude de la nature et les réalisations mécaniques qui tiennent dans la vie d'aujourd'hui une si grande place.

Les acquisitions scolaires — et nous nous rencontrerons là fort heureusement avec la pédagogie officielle - viendront naturellement par surcroit comme conséquence nécessaire d’une activité qui puise ses racines nourricières dans le comportement individuel et social des enfants à éduquer.

Nous vous expliquerons comment, selon notre vieille formule aujourd'hui classique, « nous donnons soif à l’enfant ; et quand il a soif, nous n’avons pas à nous ingénier, par ruse ou par jeu, pour lui imposer une nourriture dont il est désormais avide et qu’il suffit de mettre à sa disposition et à sa portée. L’expérience est aujourd'hui concluante dans ce domaine : avec nos enfants qui ont soif de connaissances et de travail, nous parvenons, sans bourrage ni forçage, aux acquisitions normalement prévues par les programmes, et nous y parvenons avec une supériorité essentielle : nous redonnons à ces acquisitions les racines, les fondements qui assoient la culture sur des bases sûres et inébranlables. L'école traditionnelle écrit sur la table. Nous gravons sur le roc.

L'école moderne a été pendant longtemps une expérience : elle est aujourd'hui une technique de travail et de vie qui laisse loin derrière elle la scolastique dépassée.

La loi va authentifier notre réussite.

Avec prudence, avec mesure, mais cependant avec la décision de ceux qui se savent sur la bonne voie, vous vous engagerez dès aujourd'hui dans nos techniques.

Et, tous ensemble, nous réaliserons l’Ecole Moderne Française.