DITS DE MATHIEU - Une école d'humanité

Octobre 1956

Si vous voyez dans un cirque un chien faire le beau et sauter dans un cerceau, vous vous écriez : « Quelle intelligence ! » Si la chèvre dit bonjour et merci en levant la patte, vous vous émerveillez. Et vous auriez tendance à croire que toute l’intelligence des bêtes est incluse dans ces gestes qui, en définitive, sont surtout le résultat d’un patient dressage pour des buts limités et spectaculaires.

Mais que diriez-vous de mon Labri qui me suit, pensif et réfléchi, qui comprend mes paroles et mes gestes et sait subtilement mesurer ses aboiements à l’harmonie du troupeau ? Et des brebis qui, lancées sans berger dans la montagne, retrouvent à l’expérience les grandes lois de la sécurité et de la vie ? Chaque bête n’est-elle pas intelligente à sa manière pourvu qu’on ne lui bouche pas les chemins qui mènent à cette intelligence ?

Et chaque enfant n’est-il pas, lui aussi, intelligent à sa manière à condition qu’on le laisse expérimenter et créer dans les directions qui lui sont favorables ?

Sur ses pistes spécialisées, l’Ecole cultive une forme d’intelligence, explicative et discursive, qui a certainement ses vertus, peut-être supérieures, mais qui n’est pas la seule manifestation de l’intelligence humaine. Mes confrères les bergers ne sont pas allés loin dans la scolastique mais ils considèrent avec tous leurs sens ouverts, et avec une philosophie souvent supérieure, la vie et le comportement de leurs bêtes dans une nature dont ils apprécient la rigueur et la beauté. Le menuisier ne sait pas chiffrer ses devis mais voyez avec quel art son œil et ses mains peuvent plier la matière aux exigences de son métier. Et l’ouvrier, à sa machine, participe magistralement aux constructions exaltantes qui sont comme les manifestations tangibles du génie de l’Homme.

Le bon sens populaire ne s’y trompe pas lorsqu’il voit les vedettes du commerce, du sport, du chant, du cinéma ou de l’Art monter en flèche vers la renommée : « Ce ne sont pas, dit-on, ceux qui sont les plus savants en classe qui réussissent le mieux dans la vie. »

Votre rôle n’est point de tirer des rangs les personnalités privilégiées qu’auraient sélectionnées, pour une fausse culture, des épreuves scolastiques, mais de développer en chaque individu la forme d’intelligence qui lui est spécifique et qui permettra aux cultivateurs, aux mécaniciens, aux comptables, aux médecins et aux hommes de sciences, aux sportifs, aux musiciens et aux artistes d’œuvrer avec un maximum d’efficience et de succès.

A la pédagogie du lire, écrire, compter vous substituerez « Par la vie, pour la vie », selon la formule décisive de Decroly, cette Ecole d’Humanité dont rêvait déjà notre maître Pestalozzi et dont les éducateurs modernes feront la réalité de demain.