LA PART DU MAITRE et le secours des Techniques

Novembre 1956

Parce que nous n'avons pas voulu abuser du mot du « méthode » et que nous avons introduit dans la pédagogie française le principe et la notion de Techniques, on feint de s’émouvoir à la perspective d'une école où le maître, dépouillé de ses attributions essentielles, ne serait plus que le robot qui appuie sur des boulons ou tourne des manettes pour former des robots.

Remarquez que ceux qui expriment le plus farouchement, cette crainte s'accommodent fort bien de suppléants non expérimentés pour qui on prépare des manuels dont il suffira de tourner les pages. Car, en fait, c'est l’école traditionnelle qui minimise jusqu'à l’éliminer la part du maître. C’est nous qui redonnons à l'éducateur sa noble fonction d’aide, d'éveilleur, de « maître ».

Et ceux-là mêmes qui nous accusent ainsi reconnaissent implicitement le fait qu’ils reprochent en même temps à nos techniques, de n'être applicables qu’avec des maîtres d'élite parfaitement entraînés.

Oui, nous faisons grand fond sur la part du maître. Trop, disent de nombreux camarades. Il s'agit là d’un différend sur lequel l’accord est loin encore de se faire.

Madeleine Porqué ou Hortense Robic nous expliquent comment, même dans des conditions difficiles, elles réussissent dans les Maternelles. Deléam ou Cabanes nous montrent comment, en partant des éléments locaux, ils se haussent à un enseignement presque idéal de l’histoire. Tel autre camarade nous dira qu’il axe tout son calcul sur les centres d'intérêts rentables ; un autre fait de même pour les sciences. Et nous nous essayons tous à l'exploitation pédagogique des complexes.

Ces exemples ainsi donnés sont, excellents et enthousiasmants, mais lorsque les lecteurs veulent passer à leur tour à la réalisation, ils se heurtent à d’insurmontables difficultés, les unes techniques et matérielles, les autres nées des graves défauts de formation dont il n’est pas toujours en notre pouvoir de nous défaire.

Nous touchons là au nœud même de la technique pédagogique.

L'Ecole a été, de tous temps, et reste dominée par le spécialiste, et je crains que nous n’ayons nous-mêmes remédié qu’à moitié à cette déficience.

C'est le professeur d'histoire ou l'instituteur spécialisé qui présente à l'éditeur un livre d’histoire ; c’est le scientifique ou le bricoleur qui prépare le manuel de sciences ; le dessinateur qui nous donne le livret de dessin et le musicien celui de musique. Et l'inspecteur, qui ne fait plus classe, explique aux instituteurs des techniques de travail qui ne répondent pas à leurs vrais besoins.

Il en est de même pour la préparation des rubriques spécialisées des revues pédagogiques même encore chez nous.

Je sais bien qu’on nous dira : ce n’est tout de même pas l'instituteur débutant qui va dire comment procéder dans une classe, ni le rebelle à la musique préparer un cours de chant, ou le maladroit présenter une méthode scientifique.

El pourtant, c'est bien un peu de ce retournement dont avons besoin, nous, instituteurs de la base.

Si je suis excellent musicien et chanteur par-dessus le marché, je n’ai besoin ni de conseils techniques ni de disques ; si je suis habile en sciences, je n’ai pas besoin de guide-âne pour faire faire des expériences ; si je me passionne pour le calcul, je n’ai que faire de fiches. Pour l'éducateur qui posséderait une suffisante maîtrise dans les diverses disciplines, le problème technique serait résolu, ce problème qui reste le problème n° 1 pour qui, pour des raisons diverses, n’a aucun de ces avantages. Souhaitons qu'un jour l’élite des hommes choisisse le métier d'éducateur et que la formation ne soit pas pour eux une dangereuse déformation.

Alors, au risque d’indisposer certains camarades, nous dirons que le problème pédagogique ne se présente pas pour nous comme pour eux. Ils sont les automobilistes qui trouvent la distance réduite d’un village à l’autre et pour qui ni l’hiver ni la pluie n'ont la rigueur dont nous souffrons. Nous sommes, nous, les piétons qui mesurons pas à pas les kilomètres et qui craignons les bourrasques et les bouillies de doigt. Les problèmes qui nous préoccupent sont différents. Nous aussi, nous aspirons à avoir une voiture, persuadés qu’alors, avec moins de peine, nous ferons aussi bien que ceux que nous envions.

En disant cela, je ne considère pas seulement les rudes temps que nous vivons, avec le manque de formation des éducateurs et la surcharge des classes ; je prends la situation que nous pourrions dire normale d'un personnel enseignant de bonne volonté, mais dont un sur mille seulement possède les qualités presqu’idéales d’éducateurs. La grande masse dont nous sommes ne sait ni chanter, ni menuiser, ni expérimenter, ni démêler les événements historiques, ni rédiger avec aisance et sentiment, Nous avons notre bonne volonté. Elle ne suffit pas toujours, étant donné qu’on s’est préoccupé rarement de ce dilemme tragique. Ce ne sont pas les automobilistes qui vont résoudre les problèmes posés aux piétons.

Alors, nous, les piétons, nous nous appliquons à résoudre nos propres problèmes. Le mouvement de l'Ecole Moderne est né de ce besoin, de la conscience que nous en avions, et de notre souci d’y parer coopérativement.

Nos meilleures réussites sont celles qui, sans perdre les qualités qui en font l'éminence, sont à la portée de tous les piétons. La méthode naturelle de lecture et d'écriture, comme la méthode des mamans pour la marche et le langage, est plus facile que les méthodes traditionnelles — du moins pour quiconque, n'étant pas déformé, ne l'aborde pas à l'envers. Le texte libre et son exploitation en grammaire et en vocabulaire sont plus simples que les manuels ; l'imprimerie à l'Ecole est vraiment à la portée de tout le monde ; et le disque supplée l'instituteur ignare en musique.

Il faut que nous poursuivions dans cette voie, notamment pour ce qui concerne les sciences et l’histoire.

Pour l’histoire, avec nos 60 ou 80 BT et nos plans-guides, nous avons amorcé une entreprise qui nous permet enfin d’aborder, d’une façon intelligente et humaine, et vraie, l'enseignement le plus anti pédagogique de nos programmes. Nous avons déjà passablement démêlé l'histoire jusqu’à la Révolution française. Nous continuons d'ailleurs l'édition de fiches-guides et de BT, et le travail de Deléam nous est précieux.

Nous sommes par contre à peine à pied d’œuvre pour la période qui suit et dont notre ami Cabanes a accepté la responsabilité. Pour si paradoxal que cela paraisse — mais il y a sans doute des raisons, nous n'avons aucune BT pour le XIXe et le XXe siècle. Alors, en préparant des fiches-guides, nous plaçons la charrue avant les bœufs et Cabanes en est réduit à exposer des théories ou des formules auxquelles nous-mêmes ne comprenons pas grand-chose. Cabanes dit qu’avec ses gosses, il fait pourtant le travail indiqué. Nous le croyons. Non pas qu’en l'occurrence, Cabanes soit un spécialiste de l'histoire. Sauf erreur, son Inspecteur l’a accusé d'en être très ignorant. Mais il est néanmoins dans son élément, du moins pour l'histoire vivante, et ce qu’il réalise est momentanément hors de notre portée.

Alors, j'ai proposé moi-même d’essayer de commencer par les boeufs et d’initier nos enfants, qui n'y connaissent rien, aux éléments essentiels de la vie sociale, économique et politique contemporaine, sans la compréhension desquels ils ne pourront, jamais comprendre la vie sociale, économique et politique de 1789, 1815, 1830, 1948 ou 1870.

Je demande à Cabanes d'interrompre ses fiches-guides que nous reprendrons après, et de repartir sur l’essentiel. J’ai déjà rédigé un projet de BT sur « Comment se gouvernent les sociétés contemporaines ». Pour satisfaire aux besoins de nos élèves, je vais préparer d'autres BT sur : La monnaie - les Banques — l'impôt — le syndicalisme (il y a une brochure en préparation) la coopération, la sécurité sociale, les guerres, etc.

Après nous pourrons reprendre nos fiches-guides.

Mais il nous faut de nombreuses collaborations. Qui veut nous y aider '?

Même problème pour les sciences. A la suite de mon dernier article de l'Educateur Culturel, j'ai reçu un très important courrier dont je reparlerai dans le prochain Ed. Culturel.

Là aussi s'affrontent les instituteurs qui se débrouillent fort bien en chimie, physique, histoire naturelle, qui trouvent que c'est simple, qu'on n’a pas besoin d'être spécialiste, qu’il suffit... et ceux qui, comme moi, en sont réduits bien souvent à la nourriture des manuels. Et pourtant, s'il est une discipline qui emballerait les enfants, c’est bien celle-là : chercher des insectes, collectionner, réparer une installation électrique, installer une lampe, monter un poste, expérimenter dans tous les domaines, chasser les papillons, distinguer les fleurs, connaître notre corps et ses réactions, tout le monde est accroché par ces activités... à condition qu'elles soient possibles.

Pour cela, il nous manque, parfois, l'installation et le matériel, mais, plus souvent, la compétence et te temps aussi. Alors, on étudie les observations et les expériences dans les livres — ce qui est la négation d'une culture scientifique.

Je rêve d'un ou plusieurs classeurs, dans lesquels je trouverais, soigneusement indexées, des fiches-guides pour quelque 5 à 600 observations et expériences, pour l.000 expériences. Il y faudrait, sur ces fiches, des indications technologiques suffisantes pour que, maîtres et élèves, nous puissions, malgré notre commune ignorance, amorcer et poursuivre les observations et les expériences de base indispensables.

Je sais bien : les forts eu sciences nous disent : mâcher la besogne.

Non, si notre technique est conçue de telle sorte qu'elle emballe les enfants et qu’elle soit à leur portée, nous n'aurons pas à mâcher. Vos enfants n'attendent pas que vous leur mâchiez le pain qu'ils mangent. Seulement, il nous faut trouver la formule parfaite, qui fera de ces fiches-guides de véritables outils de travail.

Nous le pouvons. Nous n’y parviendrons que par une laborieuse expérience tâtonnée que nous allons commencer incessamment, par la publication de séries de fiches qui seront communiquées, pour commencer, à tous ceux qui voudront bien collaborer à cette vaste entreprise.

Nous en reparlerons d'ailleurs encore. Mais, dès maintenant, envoyez-nous vos projets de fiches-guides pour tous travaux que vous avez estimés réussis.