Bilan d’une année

Avril 1957

Comme chaque aimée, à la veille de notre Congrès, nous allons essayer de faire le point, non pas seulement pour regretter certaines insuffisances ou nous féliciter de nos succès, mais pour envisager le proche avenir en fonction de ce passé et dresser nos plans de travail pour l’année à venir.

Nous croyions avoir réalisé un rêve, celui de nous délester enfin de la lourde charge coopérative (commerciale et financière) qui nous obsède depuis trente ans, pour nous consacrer davantage aux recherches pédagogiques. Après avis favorable, à Bordeaux, du CA et de l’AG de la CEL, nous concédions aux Etablissements Rossignol la vente exclusive de notre matériel et l’édition de notre publication hebdomadaire Bibliothèque de Travail. Les engagements pris devaient nous valoir une plus grande diffusion qui aurait augmenté notre rayonnement.

Pour des raisons diverses, dont nous ne discuterons pas ici mais sur lesquelles les adhérents CEL et nos Délégués Départementaux sont informés, aucune prospection n’a été faite hors de notre clientèle habituelle et au 1er mars nous avons repris la vente normale à nos clients.

L’affaire n’a pas mieux marché pour les BT, qui sont mieux présentées, certes, mais qui sortent avec une irrégularité catastrophique. Nous veillons à une solution qui ne lèse aucun des abonnés et, au premier octobre prochain, nous reprendrons une édition pour la diffusion de laquelle nous ferons plus que par le passé appel à nos camarades.

La lutte continue donc. Nous reprenons notre travail exclusivement sur la base coopérative et, avec l’aide de tous nos adhérents, nous le mènerons à bien.

Il est certes facile de gémir : « Ah ! Si nous n'avions pas ce souci de matériel, de production et de vente ; si la question finance était résolue et que nous puissions faire en paix de la pédagogie ! Ah ! si je pouvais moi- même me libérer au cours de journées entières pour écrire articles et livres ! »

D’autres avant nous ont « fait de la pédagogie », ont écrit des livres et publié des revues, parfois de grande valeur. Ils n’ont pas fait avancer la pédagogie de façon décisive. Si nous y avons incontestablement mieux réussi, si nos techniques ont marqué le complexe éducatif de notre époque, c’est justement parce que nous ne nous sommes pas contentés de tirer des plans et de combiner des ajustements théoriques, mais parce que nous avons mis la main à la pâte. L’idée elle-même de l’imprimerie à l’Ecole et du journal scolaire a avancé parce que nous avons mis au point et réalisé le matériel nécessaire. Nos projets sont marqués non par la révélation de formules et d’idées pédagogiques, mais par la fabrication des outils pédagogiques nouveaux au service d’une technique et d’un esprit éminemment favorables à une meilleure éducation ; l’imprimerie s’est répandue dans la mesure où nous avons mis à la disposition des éducateurs, à des conditions de prix acceptables, presses et limographes. La documentation a pris forme avec le Fichier Scolaire Coopératif et la Bibliothèque de Travail. La peinture et les disques transforment peu à peu l’atmosphère artistique de nos classes.

Il reste beaucoup à faire encore. N'attendons pas qu'un mécène vienne nous aider, ni qu’un commerçant sacrifie une petite partie de ses bénéfices pour le succès d’une œuvre qui risque de n’être pas d’un excellent rapport. Ne comptons que sur nous-mêmes. Mais nous-mêmes signifie heureusement aujourd’hui plusieurs milliers de camarades convaincus, actifs et dévoués sans réserve, plusieurs dizaines de milliers d’éducateurs compréhensifs qui se lancent aujourd’hui sur les voies qui leur ont été ouvertes.

La morale de notre tentative, c’est que nous devons garder jalousement cette grande et unique richesse coopérative ; nous devons la cultiver et l’élargir, mais ne plus risquer de compromettre notre œuvre pédagogique en la dépouillant de celle longue tradition de générosité, de sacrifices et d'audace au service de la plus belle des causes.

On vous dira peut-être que nous nous faisons des illusions, que cet idéal c’est du passé qui s’éteindra avec ceux qui l'incarnèrent, que les jeunes veulent, aujourd’hui gagner de l’argent et qu’ils sont las de nos appels incessants à une activité dont d’autres peut-être seront les bénéficiaires.

Il y a eu de tous temps des hommes et des femmes qui, pris dans l’engrenage de la vie, ont su se pousser du coude pour prendre une bonne place dans la file. Mais reste toujours la minorité des gens inquiets, chercheurs, curieux, assoiffés d’idéal, qui ne se contentent pas de ce que peut leur offrir la vie matérielle mais savent cultiver en eux, développer et épanouir les grandes idées et les élans généreux qui, depuis toujours, sont et restent la grandeur de l’homme.

Nous essayons cependant d’apporter une réponse et un tempérament à cette inquiétude. Nous tâchons de dépasser le stade de l’idéalisme « bêlant » des victimes prêtes à se laisser tondre. Nous gardons les pieds sur terre, mais la tête et l'esprit à bonne hauteur d’homme, à mi-chemin entre les « illuminés » cl les « matériels ». Nous nous appliquons à plier la vie à notre commun idéal.

El ce faisant, nous sommes gagnants, autant que quiconque dans un monde où, heureusement, interviennent encore dans les circuits sociaux et même politiques, des personnalités réalistes, certes, mais qui n’ont pas perdu l’indispensable sens du supérieur et de l’humain.

Notre souci serait-il donc une gageure, et serait-elle définitivement condamnée toute combinaison qui marie le pratique à l'idéal?

Ne parviendrons-nous pas à déborder le dilemme qui ne nous laisse le choix qu’entre l'intellectuel désincarné et le manuel robot ? Et ne serait-il pas plutôt un des buts majeurs de notre éducation moderne de préparer une culture qui, par l’expérience souveraine, monte des assises sûres de la vie et du travail vers l’incessant souci de richesse intellectuelle et morale?

Nous devons encore prêcher d’exemple en faisant vivre et en développant notre grande entreprise coopérative, commerciale et culturelle. Nous transporterons ensuite sur le plan de la classe ce souci d’éducation totale en créant et en faisant vivre nos coopératives scolaires, et aussi en mettant sur pied un enseignement qui réponde aux besoins nouveaux d’une société qui est à la recherche dramatique d’un équilibre valable entre les sciences, les mathématiques, la pensée et l’art, entre le machinisme et l’humanité.

Et même à notre premier degré, surtout à ce degré, ces préoccupations naguère jugées superflues, deviennent primordiales. Le problème pédagogique évolue dans la forme où il est posé aussi bien que dans l’incidence des solutions à intervenir. A nous d’y pourvoir.

Une des caractéristiques de notre activité de cette année, c’est le très gros effort que nous avons fait pour intéresser les générations nouvelles non seulement à nos techniques, mais aussi à l’administration et à la vie de notre mouvement coopératif.

Notre vieux noyau de militants fondateurs va s’amenuisant par l’accès à des fonctions nouvelles ou à la retraite. C’est une évolution naturelle. Mais pour qu’il y ait évolution et non coupure, il faut que les générations qui suivent s’intègrent le plus complètement possible à la technique et à l’esprit de nos travaux afin d’y prendre peu à peu leurs nécessaires responsabilités.

La relève se fait, el nous ne pouvons que nous en réjouir. Lorsque, après le stage de Boulouris, un groupe de jeunes avec Perriot, Pons, Delbasty, Bertrand et autres m’a écrit : « Si tu veux, nous prenons l’an prochain la responsabilité du stage », j’ai accepté avec la satisfaction d’un père qui regarde ses fils prendre les mancherons de la charrue.

Et quand je me suis rendu en septembre au stage de Montauhan, j’ai eu la même satisfaction à constater que les jeunes avaient fort bien fait les choses. Ils feront mieux encore à Mimizan en septembre prochain.

Comment ne pas être satisfait aussi de l’activité si méthodique du groupe Parisien qui sait organiser avec maîtrise sa vie propre, sans négliger le rôle qu’il peut et doit jouer au sein de notre mouvement.

.le cite ces quelques exemples pour montrer l’heureuse tendance de notre mouvement à asseoir son activité sur les couches les plus dynamiques des jeunes générations. Nous aiderons au maximum à la généralisation de cette heureuse tendance.

Dans la plupart des départements, des groupes sont constitués, qui éditent un Bulletin de Liaison, se réunissent dans les classes, organisent expositions et démonstrations, prennent contact avec les élèves-maitres, corrigent, des BT ou préparent des fiches.

Dans certains départements, où nous avons cependant de nombreux adhérents et abonnés, les personnalités susceptibles d’agréger les travailleurs ne se sont pas encore révélées. Mais cela ne saurait tarder. Peut-être même certaines régions vont-elles suivre l’exemple du sud-ouest ou plusieurs départements se sont fédérés pour le travail en commun et publient, avec notre concours, un Bulletin mensuel copieux.

Nous discuterons d’ailleurs de cette organisation de nos groupes au cours de la traditionnelle réunion du lundi soir des Délégués Départementaux.

Ce qu’il y a de certain, c’est que nous sommes parvenus aujourd’hui à une sorte de réconfortante maturité de notre mouvement. Des congrès, des conférences, des stages, des réunions diverses, des expositions s’organisent en France et à l’étranger. Les nôtres y participent, lorsqu’ils n'en ont pas la direction, et, chose nouvelle, ils savent, dans leur action et leurs interventions, refléter avec sûreté l’esprit même de notre pédagogie. Nous ne citerons pour exemple que le dernier Congrès de l'Office des Coopératives Scolaires où les Techniques Freinet ont eu, à diverses reprises, la vedette. Les camarades qui y ont participé ne m’ont informé qu’après coup du bon travail qu’ils y avaient fait. Et c’est très bien ainsi.

C’est parce que nous sommes assurés aujourd’hui de cette grande maturité que nous pouvons faire une totale confiance aux camarades qui, un peu partout, se réclament de notre pédagogie.

Le 30 mars à 17 h, au Musée cantonal des Beaux-Arts à Lausanne, s’est ouverte officiellement l’exposition l’Art à l’Ecole, organisée sous les auspices de notre Guilde Internationale de Travail des Educateurs (GITE) par nos camarades de Lausanne avec la compétente autorité de notre ami Perrenoud. La Radio et la Télévision sont de la partie, Nous en aurons des échos.

Quelque temps après, vraisemblablement le 1er mai, s’ouvrira à Paris, l ’Exposition Internationale des Journaux Scolaires, à laquelle ont collaboré avec enthousiasme tous nos adhérents de tous les pays et dont le groupe parisien est la cheville ouvrière.

Au même moment à Bruxelles, nos fidèles adhérents mènent une lutte délicate et difficile pour redonner à notre mouvement belge sa vertu éducative d’autrefois. Ils réussiront et l’an prochain, le mouvement belge s'intégrera davantage à notre activité.

Et pendant ce temps se prépare à Nantes, avec une méthode exemplaire, un Congrès qui devrait dépasser en intérêt et en portée les inoubliables rencontres de notre histoire.

Il fut un temps où il me fallait parcourir la France pour semer la bonne parole. Puis quelques camarades m’ont aidé et suppléé dans cette tâche de propagandiste. On peut dire aujourd’hui que l'Ecole Moderne est partout, que partout, dans les syndicats, les coopératives, les associations diverses, dans les organisations scolaires et dans les classes aussi, des « militants » sûrs d’eux et de leur cause osent et savent exprimer leurs critiques et leurs désirs. C’est cette vaste conjonction de dévouements et de compétences qui fait de notre mouvement la grande, la seule force pédagogique de notre pays.

Je terminerai en disant que le caractère international de notre mouvement est désormais une réalité.

En Italie, en Suisse, en Belgique, en Hollande, en Sarre, en Afrique et dans les pays musulmans, à Madagascar et à la Réunion, aux Nouvelles Hébrides, au Mexique, à Cuba, dans les pays d’Amérique du Sud, des groupes organisés travaillent en relations avec notre Institut Coopératif de l’Ecole Moderne. Nos journaux scolaires et nos publications font, désormais le tour de la terre. L'exposition du journal scolaire en portera témoignage.

Nous allons, cette année, élargir encore ce cercle. Après les stages auxquels nos adhérents ont participé cet été en Allemagne démocratique et en Pologne, de nouveaux contrats ont été établis. Nous aurons à notre Congrès de Nantes des Educateurs —et sans doute aussi quelques enfants — polonais, hongrois, yougoslaves, roumains, soviétiques, mexicains et probablement chinois.

C’est dire l’intérêt exceptionnel que présentera pour nous tous ce grand Congrès et les perspectives nouvelles qu'il nous laisse entrevoir pour l'avenir.

A notre Congrès de Montpellier, il y a cinq ans, nous définissions notre position pédagogique, sociale et philosophique par une formule qui a fait fortune. Nous disions notre souci primordial de « former en l’enfant l’homme de demain ».

La formule est aujourd'hui unanimement admise. Il reste à la faire passer dans la pratique. Notre Congrès de Nantes y contribuera.