L'Educateur n°27-28 - année 1956-1957 - Edition Culturelle

Juin 1957

La discipline à l'Ecole

Juin 1957

Aucun groupe, d’enfants ou d’adultes, ne peut vivre sans discipline. C’est elle qui rend efficient le travail d’une classe, comme elle fait, selon la tradition : « la force principale des armées ».

Seulement, il y a discipline et discipline.

Il y a la discipline, simple et même simpliste, qui est axée sur le commandement et l’obéissance, — les punitions, parfois exemplaires, et les récompenses, en étant le moyen essentiel. Pétain en donnait le secret, qu’il estimait valable pour l’Etat et donc pour l’Ecole aussi : hiérarchiser l’autorité, avec un caporal qui commande à 15 hommes; le sergent qui commande aux caporaux d’une section, et ainsi de suite, jusqu’au maréchal.

Une telle discipline est effectivement à la portée de tout le monde. Il y suffit d’une poigne solide, d’un bon martinet et d’une baguette suffisamment longue.

Et c’est sans doute parce qu’elle est ainsi à la portée de tout le monde qu’elle reste universellement pratiquée ; que nombre de parents ont encore chez eux un martinet dont ils usent selon des calculs mathématiquement proportionnels à la faute commise, et qu’on donne encore tant de lignes et de verbes dans nos classes, et qu’on y distribue tant d’heures de retenue.

Cette discipline pouvait sembler normale il y a seulement cinquante ou cent ans parce qu’elle était communément pratiquée, — sinon admise, — par les adultes. Il y avait alors, à tous les échelons, les maîtres qui détenaient la puissance et qui savaient en user, directement ou par personnes interposées : juges, police et armée. L’histoire nous dit la répression impitoyable, à travers les siècles, des mouvements populaires d’émancipation, explosion naturelle de ce besoin inné chez l’homme d’échapper au commandement et à la dictature pour conquérir un maximum de liberté.

Cette longue lutte a tout de même, dans le drame, abouti à des conquêtes effectives el qu'on peut estimer aujourd’hui définitives, L’ancienne forme de discipline est désormais caduque dans les sociétés adultes du monde entier. L’humanité évolue irrésistiblement vers des formes d’organisation à base communautaire, coopérative et socialiste, d’où seront exclues la force brutale, la formelle autorité et l’exploitation de l’homme par l’homme,

L’Ecole commence seulement son évolution sur cette voie. Sous prétexte que l’enfant n’a pas encore atteint l’âge de raison, qu’il ne connaît pas assez la vie pour se commander lui-même, on le tient obstinément sous tutelle, et une tutelle pas toujours aimable ni humaine. Elle a une structure sociale moyenâgeuse ou qui, dans les meilleures conjonctures, date de plus d’un siècle.

Mais le milieu, lui, a évolué, El dans ce milieu, les enfants n’acceptent plus passivement une autorité qui paraissait naturelle à leurs grands-parents. Ils sont comme les peuples d’un Etat qui auraient semblés satisfaits d’un ordre féodal et qui s’agitent, s’informent et s’organisent dès qu’un Etat voisin s’est libéré et a accédé à un système social et politique plus enviable,

Les enfants d’aujourd’hui bénéficient dans les colonies de vacances, dans les organisations d’enfants et dans certaines classes modernisées, d’une discipline libérale dont ils gardent la nostalgie. Ils entendent, chez eux, leurs parents parler de leurs droits, protester contre l’autorité despotique des contremaîtres ou des chefs d’entreprise ; ils assistent à des réunions publiques, à des défilés et à des grèves. Ainsi naît en eux une sorte d'esprit revendicatif, une aspiration libérale qui les font protester avec véhémence, et parfois avec irrespect, contre les prétentions d’un absolutisme magistral désuet,

Que nous l’acceptions ou non, et par la force des choses, la rébellion est commencée. Nous ne l’arrêterons pas par l’accentuation des mesures répressives mais par la préparation méthodique d’une technique de vie à base coopérative et communautaire, avec des formes à créer d’organisation et de travail.

Tout cela est l’évidence historique. Seulement, comme pour les peuples, la tradition joue sans cesse dans un sens réactionnaire, toujours encouragée, soutenue, exploitée par ceux qui ont intérêt à ce que rien ne change dans un milieu où ils ont acquis tranquillité et profit.

Notre action, comme pour le destin des peuples, doit se poursuivre sur trois fronts :

— Révéler les insuffisances, les erreurs et les méfaits de la discipline que nous dirons traditionnelle, c’est-à-dire qui tend à rester ce qu’elle a été et ce qu’elle est.

Nous nous y sommes appliqués au cours de l’année dont notre Congrès de Nantes a été l’aboutissement. Nous avons ouvert des yeux, dévoilé des scandales, crié l'inhumanité de certaines solutions que compliquent étrangement les changements profonds, familiaux et sociaux, nés du machinisme capitaliste.

Nous avons fait sauter le couvercle. Mais nous avons seulement commencé à en mettre à jour le contenu. Il nous faut continuer notre prospection, et susciter les campagnes de presse qui nous inciterons les uns et les autres à reconsidérer nos positions et à chercher des solutions nouvelles au problème de la discipline.

— Mais nous ne devons pas oublier que nous touchons là à des questions délicates sur lesquelles les adultes — maîtres et parents — n’aiment pas être critiqués, ni même conseillés.

Le père de famille vous dira avec suffisance : « J’ai tout de même bien le droit de corriger mon enfant car je tiens absolument à cc qu’il suive le droit chemin... J’en ai reçu moi-même, vous pouvez le croire... Je n’en veux pas à mes parents... Ils m’ont peut-être évité ainsi des erreurs néfastes. »

Et l’instituteur qui sait la fragilité humaine et même légale des procédés auxquels il doit avoir recours, évite d’aborder la discussion sur ces thèmes. Le problème des punitions est, aussi bien à l’Ecole que dans les familles, une sorte de chasse gardée qui esquive jalousement le grand jour et la publicité.

Et nous aurions peut-être été dans l’impossibilité d’affronter ce complexe d’opposition si nous n’avions pensé, et affirmé, que le problème de la discipline — et plus spécialement celui des sanctions - avait été de tous temps abordé sur de fausses données et qu’une reconsidération s’imposait. Nous l’avons entreprise.

Il s’agit de faire comprendre aux parents et aux éducateurs — et aux élèves eux-mêmes en certaines circonstances que la discipline n’est jamais une base ni un point de départ, mais un aboutissement. L’aboutissement des conditions de santé et de vie des enfants et des parents, des difficultés de logement, de la surcharge des classes, des normes d’activité et de travail.

Nous avons alors posé le problème sous cette forme beaucoup plus juste et plus humaine : si l’on continue les errements actuels, avec la dégradation de vie qui résulte de l’organisation scolaire dans les classes exiguës, noyées dans des groupes étourdissants de 10, 20 ou 30 classes, avec les exigences des règlements, des programmes et des examens, l’instituteur sera de plus en plus la victime condamnée à la lutte contre les enfants qui tentent de se défendre. Il sera irrévocablement l’homme en proie aux enfants pour une fonction qui sera le pire des métiers.

Mais replacez ce même éducateur, tant du moins qu’il n’est pas irrémédiablement déformé par la scolastique, dans des conditions de vie plus normales, donnez-lui des outils de travail efficaces et enthousiasmants, faites briller devant lui quelques-uns des résultats d'une autodiscipline coopérative, l’instituteur redeviendra un homme ; les relations maître-élèves se normaliseront, dans un climat d’activité et de paix.

Dans le drame que nous dénonçons, l’instituteur est victime avant d’être acteur. Tous ensemble, nous devons nous délivrer de la malédiction scolastique.

— Et il nous faut enfin apporter des solutions, qui aient fait leurs preuves et qui soient possibles dans la grande masse des écoles.

D’aucuns se sont plaints, au Congrès de Nantes, que nous avions beaucoup critiqué mais que nous n’avions pas assez montré, en définitive, aux jeunes indécis et inquiets comment ils devaient s’y prendre pour dépasser les formules périmées de discipline et de travail.

On lira dans nos rapports quelques aperçus que nous développerons en cours d’année par la publication régulière d’une rubrique : « Comment j’ai organisé la discipline et la vie de ma classe. »

Il n’v a qu’une solution à ce problème : c’est la coopération dans tous les domaines pour une éducation du travail.

Nous étudierons tout particulièrement ces sujets pratiquées au cours de la nouvelle année,

*

* *

Le public est et sera alerté; les instituteurs sont avertis: le mouvement est lancé. Rien ne l’arrêtera car il est commandé par l'histoire.

Nous sommes tout particulièrement heureux d'avoir pu obtenir, pour nous aider et nous renforcer dans cette lutte, l’appui de médecins et psychiatres, qui traduisent d’ailleurs des préoccupations aujourd’hui courantes dans le monde médical. Lisez et faites lire l’opinion du Dr Corman, la communication du Dr de Mondragon, celle du Dr Oury. Parents et instituteurs y seront plus volontiers sensibles qu’à nos propres révélations de primaires.

Nous demanderons à ces spécialistes et à leurs amis de se prononcer sur quelques-unes des observations que nous avons acclimatées dans le milieu enseignant :

— Dans quelle mesure l’exiguïté des locaux — familiaux et scolaires influe-t-elle sur la santé physiologique, psychique et morale des enfants ?

— L’influence du bruit et de la dispersion contemporains.

— La surcharge des classes,

— Les programmes « démentiels » et le surmenage.

— Discipline autoritaire ou coopération.

L’étude de ces thèmes est en cours dans les milieux psychiatriques. Nous allons redonner vie et activité à notre Commission de Psychologie qui se réunira régulièrement à Paris, avec la collaboration assurée du Prof. Mauco et d’autres personnalités attentives aux mêmes problèmes majeurs de notre pédagogie.

*
**

Notre mouvement pédagogique est aujourd’hui comme une plante vivace qui, pendant trente ans, a poussé ses racines tâtonnantes dans toutes les directions où se révélaient des éléments fertilisants. Des tiges ont poussé, qui sont allées s’élargissant et se diversifiant. Il leur faut maintenant, en toutes directions, des forces nouvelles, une lumière toujours accrue qui permettront l’épanouissement et la fructification.

Nous offrons aux chercheurs ces pousses prometteuses d’une longue et laborieuse culture. Il nous reste à organiser la large collaboration qui nous permettra de récolter enfin les fruits de nos efforts.

Le prochain Congrès de Paris, dont les organisateurs ont déjà commencé la préparation, sera l’aboutissement que nous espérons réconfortant, de notre dure lutte. Si nous nous réunissons à Paris, ce n’est pas pour nous y calfeutrer dans une salle anonyme à l’abri des bruits extérieurs, mais pour y profiter de tous les avantages que nous offre la capitale en vue d’une plus grande « ouverture » de nos travaux. Le Congrès de Nantes a éloquemment montré que la chose était possible et bénéfique. Le Congrès de Paris placera nos techniques dans le complexe constructif de toutes les grandes voies éducatives.

Le Congrès de Nantes a suggéré que les discussions à Paris soient axées sur un des sujets essentiels de notre pédagogie : l’Expression libre et créatrice.

Il sera donc traité de :

1° l’expression libre et la pédagogie ;

2° l’expression libre et la psychologie ;

3* l’expression libre et l’art.

Mais l’expression libre n’est pas, elle-même, une donnée extérieure, qu’il suffirait d’importer et d’implanter dans nos classes. Elle suppose, et elle nécessite un changement de climat, d’initiatives et de travail, ainsi qu’une reconsidération des buts de notre éducation.

C’est dire que celte idée-force, susceptible de faire éclater l'ancienne pédagogie, est elle-même un aboutissement et qu'il nous faudra examiner avec attention les éléments divers qui la permettent et la conditionnent : vie de l’enfant hors de l’Ecole, milieu scolaire, locaux, outils de travail, techniques audio-visuelles, l'éducation du travail, l’art enfantin.

C’est de la recherche patiente et obstinée dans tous ces domaines, des enquêtes que nous nous préparons à mener, de l’action que nous engagerons pour l’aboutissement de nos revendications que naîtra, au prochain Congrès de Paris, l’exaltation des vertus formatives de l’expression libre et créatrice au service de l’Homme.

 

 

L'Art, discipline supérieure

Juin 1957

Tous les camarades qui ont acclimaté l'art enfantin dans leur classe, savent bien qu'il s'agit ici, non d'une simple pratique pédagogique apaisante, susceptible de simplifier la discipline scolaire, mais bien d’une démarche exhaustive appelée à modifier tout le comportement scolaire.

Nous ne nous sommes jamais appesantis sur les avantages que suscite dans une classe, la création d’œuvres vives, écloses en plénitude, sans que rien, en apparence, les prépare. Et pourtant les bénéfices moraux, inscrits sous un angle de vaste humanité, que nous en retirons, ont insensiblement donné à nos écoles, à nos élèves, à nos éducateurs et à notre vaste mouvement international, une sorte de noblesse qui le situe, le fait entrer de plain-pied dans la culture.

Nous savons bien que la réussite n’est pas la loi générale, que trop d’insuccès sont imputables à l'indifférence des maîtres ou à leur impuissance. Ce regrettable état de fait ne peut en aucune façon s’inscrire à rencontre de la pratique du dessin, car même dans les classes où l’on dessine mal, les enfants aiment dessiner, plus encore peindre et, indépendamment des résultats obtenus, il en résulte tout au moins, un moment de détente, de calme qui allège l’atmosphère scolaire. C'est là un bénéfice élémentaire auquel tout instituteur peut prétendre. Même si le dessin n’était qu'une occasion de faire une halte pour que chacun se retrouve en intimité, il devrait être retenu comme facteur favorable de naturelle discipline.

Il est à craindre que ce mot de discipline qui aujourd’hui, par la force des choses, nous retient — n’ait été détourné de son sens religieux de maîtrise intérieure et qui déjà est présent dans les premières manifestations de la pensée humaine. A l’extrême horizon de l’Histoire, à l’aube des civilisations les plus lointaines, celle de Sumer et de l’antique Egypte (il y a quelques 5000 ans) les sages inscrivaient sur les tablettes d’argile, par le symbole cunéiforme, les hauts enseignements que concède la pensée expérimentale devenue pensée discursive, pensée disciplinée donnée en exemple à la généralité des hommes.

C’est ce cheminement de la pensée personnelle se haussant à une signification universelle par la connaissance et la maîtrise de soi qui reste de nos jours, l’épreuve de la meilleure discipline. La formidable aventure humaine, éblouissante de richesses, inouïe d'inventions, effrayante de puissance constructrice et destructive n’a rien ajouté au problème de l’homme. La supériorité morale reste une question de mise à l’épreuve de la personnalité dans le but d’en faire jaillir la gloire. Une gloire qui soit au premier chef profitable à d’autres, ceux qui sont les vrais voisins d’abord et plus loin tous les hommes qui sont soumis aux mêmes limitations comme ouverts aux mêmes espérances.

L’enfant absorbé par un dessin qu'il fignole avec tendresse et subtilité, ne se pose pas de questions. Pas plus que ne s’en pose le véritable artiste ou le plus désintéressé des savants. Il n'y a entre les uns et les autres, qu'une différence de degrés mais non pas de démarches initiales et organiques. S’ils restent suspendus au déroulement et à l’éclosion de leurs potentialités, c’est sans arrière-pensée et sans duperie, simplement pour le besoin de se déchiffrer, de savoir Jusqu’à quel point ils peuvent aller en mobilisant toutes les exigences de leur nature. C'est comme un regard qui se pose sur un être ou un spectacle aimé. Il n’en finit plus de découvrir ses charmes, pour s’enchanter de réalités nouvelles et magnifier une présence tout en se magnifiant soi-même.

Dans ce domaine secret de la féerie créatrice, aucune directive ne peut venir de l’extérieur. Il est à redouter que le barbare ne vienne briser l’enchantement et vouer à l'incohérence la puissance tranquille des impulsions, bientôt, écloses en images, en pensée, en intelligence.

C'est à partir de cet instant de l’éclosion des forces latentes que tous les miracles sont possibles. L’Intelligence, celle des formes et des couleurs, celle des sentiments, celle des nombres, ne reste pas figée sur elle-même. Elle appartient à un univers fabuleux qui se propage, appelle des réponses et éveille les échos. S’il n’en était pas ainsi, il n’y aurait pas de culture possible et la trace que laissent les civilisations serait à jamais disparue. Le petit enfant aussi laisse des traces. Toujours porté en donation de soi, il nous offre certainement plus qu’il ne reçoit de nous. C'est par ce don continuel qu’il se relie à la création, à la communauté; qu’il participe loyalement à un échange, qu'il s’inscrit dans cette grande et magnifique loi de réciprocité qui est le levier de toute discipline et donc de toute éducation profonde.

Nos camarades qui sont parvenus, par amitié et prudence, à faire éclore une école-artiste, ont eu l’heureuse intuition de pressentir que l’art était la meilleure et la plus précieuse offrande de l’enfant. Elles savent qu’un enfant qui invente et parfait une œuvre se donne en entier et que dès lors, il suffit de le laisser aller, sans risques de troubles, de perte de temps, de gaspillage d’énergie. C’est comme une sanctification qui ennoblit l’enfant mais qui aussi ennoblira l’école d’une parcelle de génie.

Et c’est cela la véritable discipline: celle qui engage du même coup l’honneur de l’enfant et celle du groupe, celle qui décide de nos rendez-vous avec les autres et qui s'honore de nos présences. Alors, il n’y a plus de place pour le chahut, l’incohérence, le déshonneur.

L'homme s’en va vers son destin.

 

 

La discipline à l'Ecole

Juin 1957

 

Vaccination ou santé?

Juin 1957

 

Notre ICEM

Juin 1957