L'Art, discipline supérieure

Juin 1957

Tous les camarades qui ont acclimaté l'art enfantin dans leur classe, savent bien qu'il s'agit ici, non d'une simple pratique pédagogique apaisante, susceptible de simplifier la discipline scolaire, mais bien d’une démarche exhaustive appelée à modifier tout le comportement scolaire.

Nous ne nous sommes jamais appesantis sur les avantages que suscite dans une classe, la création d’œuvres vives, écloses en plénitude, sans que rien, en apparence, les prépare. Et pourtant les bénéfices moraux, inscrits sous un angle de vaste humanité, que nous en retirons, ont insensiblement donné à nos écoles, à nos élèves, à nos éducateurs et à notre vaste mouvement international, une sorte de noblesse qui le situe, le fait entrer de plain-pied dans la culture.

Nous savons bien que la réussite n’est pas la loi générale, que trop d’insuccès sont imputables à l'indifférence des maîtres ou à leur impuissance. Ce regrettable état de fait ne peut en aucune façon s’inscrire à rencontre de la pratique du dessin, car même dans les classes où l’on dessine mal, les enfants aiment dessiner, plus encore peindre et, indépendamment des résultats obtenus, il en résulte tout au moins, un moment de détente, de calme qui allège l’atmosphère scolaire. C'est là un bénéfice élémentaire auquel tout instituteur peut prétendre. Même si le dessin n’était qu'une occasion de faire une halte pour que chacun se retrouve en intimité, il devrait être retenu comme facteur favorable de naturelle discipline.

Il est à craindre que ce mot de discipline qui aujourd’hui, par la force des choses, nous retient — n’ait été détourné de son sens religieux de maîtrise intérieure et qui déjà est présent dans les premières manifestations de la pensée humaine. A l’extrême horizon de l’Histoire, à l’aube des civilisations les plus lointaines, celle de Sumer et de l’antique Egypte (il y a quelques 5000 ans) les sages inscrivaient sur les tablettes d’argile, par le symbole cunéiforme, les hauts enseignements que concède la pensée expérimentale devenue pensée discursive, pensée disciplinée donnée en exemple à la généralité des hommes.

C’est ce cheminement de la pensée personnelle se haussant à une signification universelle par la connaissance et la maîtrise de soi qui reste de nos jours, l’épreuve de la meilleure discipline. La formidable aventure humaine, éblouissante de richesses, inouïe d'inventions, effrayante de puissance constructrice et destructive n’a rien ajouté au problème de l’homme. La supériorité morale reste une question de mise à l’épreuve de la personnalité dans le but d’en faire jaillir la gloire. Une gloire qui soit au premier chef profitable à d’autres, ceux qui sont les vrais voisins d’abord et plus loin tous les hommes qui sont soumis aux mêmes limitations comme ouverts aux mêmes espérances.

L’enfant absorbé par un dessin qu'il fignole avec tendresse et subtilité, ne se pose pas de questions. Pas plus que ne s’en pose le véritable artiste ou le plus désintéressé des savants. Il n'y a entre les uns et les autres, qu'une différence de degrés mais non pas de démarches initiales et organiques. S’ils restent suspendus au déroulement et à l’éclosion de leurs potentialités, c’est sans arrière-pensée et sans duperie, simplement pour le besoin de se déchiffrer, de savoir Jusqu’à quel point ils peuvent aller en mobilisant toutes les exigences de leur nature. C'est comme un regard qui se pose sur un être ou un spectacle aimé. Il n’en finit plus de découvrir ses charmes, pour s’enchanter de réalités nouvelles et magnifier une présence tout en se magnifiant soi-même.

Dans ce domaine secret de la féerie créatrice, aucune directive ne peut venir de l’extérieur. Il est à redouter que le barbare ne vienne briser l’enchantement et vouer à l'incohérence la puissance tranquille des impulsions, bientôt, écloses en images, en pensée, en intelligence.

C'est à partir de cet instant de l’éclosion des forces latentes que tous les miracles sont possibles. L’Intelligence, celle des formes et des couleurs, celle des sentiments, celle des nombres, ne reste pas figée sur elle-même. Elle appartient à un univers fabuleux qui se propage, appelle des réponses et éveille les échos. S’il n’en était pas ainsi, il n’y aurait pas de culture possible et la trace que laissent les civilisations serait à jamais disparue. Le petit enfant aussi laisse des traces. Toujours porté en donation de soi, il nous offre certainement plus qu’il ne reçoit de nous. C'est par ce don continuel qu’il se relie à la création, à la communauté; qu’il participe loyalement à un échange, qu'il s’inscrit dans cette grande et magnifique loi de réciprocité qui est le levier de toute discipline et donc de toute éducation profonde.

Nos camarades qui sont parvenus, par amitié et prudence, à faire éclore une école-artiste, ont eu l’heureuse intuition de pressentir que l’art était la meilleure et la plus précieuse offrande de l’enfant. Elles savent qu’un enfant qui invente et parfait une œuvre se donne en entier et que dès lors, il suffit de le laisser aller, sans risques de troubles, de perte de temps, de gaspillage d’énergie. C’est comme une sanctification qui ennoblit l’enfant mais qui aussi ennoblira l’école d’une parcelle de génie.

Et c’est cela la véritable discipline: celle qui engage du même coup l’honneur de l’enfant et celle du groupe, celle qui décide de nos rendez-vous avec les autres et qui s'honore de nos présences. Alors, il n’y a plus de place pour le chahut, l’incohérence, le déshonneur.

L'homme s’en va vers son destin.