Ce qui est primordial dans le progrès humain c’est l’activité créatrice de l’homme qui conditionne le progrès technique

Novembre 1956

Au cours d'un récent Congrès de notre Coopérative italienne, j’expliquais aux jeunes instituteurs réunis la démarche psychologique, pédagogique et philosophique qui nous a menés à des techniques de travail dont l’expérience, aujourd'hui répétée à des dizaines de milliers d’exemplaires, a prouvé la sûreté et l'efficience. Je disais avec quelle obstination nous partions toujours de la pratique individuelle et collective et je donnais celte formule qui me valut, par la suite, des questions inquiètes de nos camarades secondaires : « Nous ne parlons jamais de la théorie ; c’est la pratique, élargie et répétée selon les principes de notre expérience tâtonnée, qui nous découvre et nous permet de formuler la théorie. Si la théorie ne concorde pas avec la pratique, c’est toujours la théorie qui a tort et qu’il nous faut patiemment réviser. »

Il y a vingt ans déjà, en me recevant à Genève où j’affrontais pour la première fois un public éminent. Claparède disait : « Nous avons, dans nos livres, émis des hypothèses, affirmé des formules, établi des théories que nous croyons rationnelles. Par son expérience, Freinet nous en apporte la justification. La concordance entre les idées que nous avons émises et la pratique qui on est faite dans des centaines de classes est, pour nous, la meilleure assurance que nous sommes sur les voies de vérité et d'efficience. »

Le progrès est comme un chemin à explorer et pour lequel il n’y a jamais trop de pionniers. Les uns partent de la base, hache et pioche en mains, déblayant le terrain, assurant les murs, jetant les ponts, heureux et fiers lorsqu’ils peuvent considérer derrière eux une importante portion de chemin déblayé où s'engagent les promeneurs et les ouvriers.

D’autres parlent, pour ainsi dire, du sommet. De la crête où ils se sont hissés par des chemins dont nul autre peut-être ne retrouvera le secret, ils scrutent la pente à explorer et à gravir ; ils éclairent les pics, les gorges et les précipices. C’est leur clarté que, nous, les pionniers de la base, cherchons pour nous guider dans notre marche difficile ; nous la perdons, cette clarté, quand nous nous engageons dans des gorges tragiques à travers lesquelles nous apercevons un coin de ciel bleu ; le bruit des torrents nous empêche souvent d’entendre les appels qui nous viennent d’en haut. Il y a parfois des appels et des clartés qui sont des mirages et qui nous engagent dans des impasses d’où nous avons beaucoup de peine à rebrousser chemin.

Ils sont montés, eux, par des voies qui nous sont inaccessibles et qu’ils sont d’ailleurs impuissants à nous préciser. Et eux-mêmes sont en équilibre assez instables sur leurs pics, qui ne sont parfois que des pitons secondaires, d'où ils ne voient plus ni la base, ni les vrais sommets, où ils se sentent comme emprisonnés à mi-hauteur, coupés définitivement des chemins par où passeront demain les chercheurs.

L’idéal, et la condition première du progrès, c’est que ne manquent dans l'équipe ni les pionniers de base, pic en mains, ni les chercheurs qui, des sommets, montrent les voies. Et aussi qu'il n’v ait pas coupure entre les deux fractions de l’équipe, qu'il y ait collaboration permanente pour que progresse le chemin déblayé qui monte vers les cimes.

Nous sommes dans l’équipe de base ; et nous tâchons de détecter, puis de ne plus perdre de vue les vrais sommets, et lorsque, de temps en temps, nous voyons s'établir les liaisons, lorsque les idées théoriques des sommets concordent avec le résultat de nos propres constatations pratiques et techniques, les unes influençant les autres et inversement, alors nous nous disons, nous aussi, que nous sommes sur une bonne voie et que les chemins que nous traçons seront définitifs.

C'est ce sentiment complexe que nous avons éprouvé à la lecture du livre de René Boirel sur l’invention (aux Presses Universitaires).

Ce que dit René Boirel, c'est ce qui résulte de nos propres constatations pédagogiques et psychologiques. Ce qu’il précise en des formules qui devraient être au départ de toute théorie pédagogique, nous l’avons dit souvent, sons une forme moins intellectuelle, plus artisanale pourrions-nous dire. Nous ne savons pas dans quelle mesure l’auteur a pu être influencé directement ou indirectement par le résultat de nos travaux ; comme nous ne savons pas exactement dans quelle mesure tels ou tels livres, telles pensées éminentes nous ont permis, dans notre tâche de chaque jour, de prendre une conscience nouvelle de certaines réalités fonctionnelles. L'essentiel c’est que nous touchions à cette concordance, René Boirel pouvant appuyer ses découvertes sur les chemins que nous avons tracés ; nous-mêmes guidés par cette pensée logique et sûre, atteinte par d’autres voies peut-être, mais qui n’en sont pas moins efficientes.

Il faudrait que, dans les mois ou les années à venir, nous nous appliquions à établir dans d'autres domaines aussi de semblables concordances. Chemin faisant, nous découvrirons peut-être certaines erreurs, nous éviterons des impasses, nous nous méfierons des lumières en mirage. Et nous progresserons en profondeur. Nous construirons sur le roc. 

C'est d’ailleurs ce souci d'une collaboration dans laquelle chaque travailleur apporte sa part, qui nous a poussés à la constitution d'une Guilde internationale de Travail des Educateurs, qui contribuera à nous faire dépasser l'isolement de techniciens où nous risquerions parfois de nous enliser.

Pour en revenir à l'invention, nous allons donc puiser dans ce précieux petit livre — que vous tirez ensuite en entier — quelques-unes des pensées et des formules dont vous sentirez l'utilisation pédagogique que nous en faisons déjà et qui nous permettront d’affirmer, face à la scolastique des impasses, que c'est bien nous qui avons raison.

D'abord cette formule que nous pourrions inscrire sur le fronton de nos entreprises :

« Ceux qui croient n'avoir plus plus à apprendre dans les choses de leur état, ne sont pas propres à trouver de nouvelles inventions. »

Celte opinion sur le spécialiste dont nous avons dit souvent les dangers :

« Dans certains cas, le savoir, au lieu d'être une aide, peut être finalement une gêne. Il arrive, en effet, que le spécialiste, parce qu’il a été soumis aux disciplines traditionnelles de son métier, voit moins bien qu'un autre le progrès à accomplir et la façon de le réaliser. Graham Bell ne racontait-il pas : « Je dois précisément ma découverte à mon ignorance de l'électricité. Il ne serait jamais venu l'idée à un électricien d’entreprendre les expériences que j’ai faites, l'idée de créer un courant électrique par l'action de la voix humaine sur une plaque métallique eut été considérée comme chimérique par un savant spécialiste de l'électricité. »

Si le savoir peut handicaper l'inventeur, c'est précisément parce qu'une certaine hardiesse, qui ignore les obstacles prévus par le spécialiste, est nécessaire. »

Je pense à l'opinion si défavorable émise bien souvent sur l'imprimerie à 1’Ecole par les techniciens de l'imprimerie. Ce n'est pas en partant de la perfection de l'électricien spécialiste que nous avons mis au point nos boîtes électriques et je me garderai bien d’étudier les réalisations techniques des grandes firmes produisant machines à écrire ou à calculer quand je réaliserai mon rêve de mettre au point des machines semblables pour l’Ecole.

« Une audace particulière, écrit Paul Janet, professeur il la Faculté des Sciences de Paris, et une vigueur juvénile, à essayer ce qui peut paraître absurde, caractérisent l'inventeur. » Condorcet ne disait-il pas : « On ferait beaucoup plus de choses si l’on en croyait moins d’impossibles. »

Mais c'est surtout à l'important chapitre sur la pédagogie de l'invention que nous nous arrêterons :

« L’influence des éducateurs peut favoriser ou entraver l’épanouissement de la pensée créatrice chez un individu. Du tableau d’ensemble des conditions et des processus psychologiques de l'invention, il doit être possible de tirer des conseils pratiques pour développer le pouvoir d’invention d'un sujet. »

Et voici quelques-unes des règles présentées par l'auteur, et que nous nous excusons de résumer à l’essentiel. Les camarades intéressés liront dans le texte. D'ailleurs, ces règles nous sont, on le verra, très familières :

..1° Ce qui caractérise le futur inventeur, dès ses éludes, c’est sa manière active d'apprendre ;
2° de ne pas trop se spécialiser
3° Avoir l’esprit disponible pour accepter la nouveauté. « La science contemporaine, écrit l'auteur, montre que le progrès s'y fait souvent par remise en question des principes mêmes, par une dialectisation des concepts de base,»

(Et cela est, particulièrement valable et nécessaire pour la pédagogie et la psychologie dont nous ne devons pas craindre de reconsidérer les principes de base. — C. F.)

« Korzybski définit la sauté psychique par la possibilité de rompre tout blocage psychologique. ».

4° Ne pas être emprisonné dans une logique trop stricte qui n'admet pas les idées claires et parfaitement rationnelles. En effet, comme le dit Edouard Le Roy, « l'invention s'accomplit dans le nuageux, dans l'obscur, dans l'inintelligible, presque dans le contradictoire. Celui-là ne trouvera jamais rien que des habitudes intellectuelles tyranniques détournent de s'abandonner aux ténèbres fécondes où se déploie l'action intérieure. Peut-être est-ce là le secret de certaines impuissances : un souci malencontreux de rigueur et de précision stérilise plus sûrement que n’importe quel manque de méthode. « L’esprit d'invention est inséparable de l'audace, et l'audace se moque souvent de la logique. »

5° DÉVELOPPER EN SOI LE GOUT DE L’EFFORT.

Mais si l’effort est une condition de la pensée créatrice, il ne saurait être pris pour une fin en sol dans une pédagogie de l'invention : bien souvent, en effet, l'effort détourne du but visé. De même que plus on fait effort pour retrouver un mot, plus, il nous échappe, de même plus on s’acharne à trouver la solution d'un problème, plus elle fuit devant nous. L’effort aboutit, dans ces cas, au blocage psychique qu'il faut précisément éviter à tout prix si l’on veut se placer dans des conditions favorables à l'invention, un trop grand effort est toujours nocif pour la pensée, L'Inventeur doit savoir profiter de l'élaboration subconsciente qui se produit pendant les moments de détente. Par suite, s’il faut cultiver le goût de l'effort, il faut se garder du culte de l'effort. »

Et voici quelques conseils pratiques :

a) Prendre l'habitude de noter les idées fécondes au fur et à mesure qu'elles se présentent, de manière à profiter de toutes les rencontres heureuses ;

b) S'entraîner à bien poser les problèmes ; bien formuler les problèmes c’est, en effet, éviter des tâtonnements et des recherches inutiles ;

c) Diriger méthodiquement la recherche ;

d) Développer l’esprit de docilité à l'expérience. L’inventeur, s'il veut réussir, doit être prêt à rectifier son idée sous la pression de la vérification,

Comme on le voit, il s'agit de tout un programme pédagogique qui justifie pleinement l'ensemble de nos techniques et doit donner aux adhérents l'audace qui les lancera sur les voies de l'Ecole Moderne,

Mais l’invention et la création sont-ils vraiment un des piliers de la pédagogie ? Et n'y a-t-il pas d'autres voies que nous aurions le tort de sous- estimer ?

Ecoutons, pour terminer, ces quelques observations :

« L’œuvre d'art est la création de l'homme démiurge. Le problème de l'invention est le problème culminant de la philosophie. »

Mais armons-nous cependant de patience, car...

« Il est parfois moins difficile de faire une découverte que de la faire reconnaître par ses contemporains. »