Une étape nouvelle commence pour l'école moderne

Octobre 1954

Comme nous le disions dans le n° 20 de l'Educateur paru fin août, une période de notre histoire vient de se terminer, celle des tâtonnements laborieux avec un nombre réduit d'adhérents et de collaborateurs, avec des moyens financiers inexistants, avec l'hostilité presque générale des spécialistes de pédagogie et de psychologie et des organisations enseignantes.

Si nous avons triomphé; c'est certes que nous y avons mis les uns et les autres suffisamment d'intelligente ténacité et que nous n'avons négligé aucun sacrifice. Mais si nous avons fait ces sacrifices, c'est sans douté que la cause en valait la peine, qu'elle était par elle-même suffisamment emballante et prenante pour engager définitivement, pourrions-nous dire, nos personnalités ; qu'elle était une de ces idées-forces qui progressent et qui explosent, comme se gonflent et éclatent les bourgeons au printemps, quelle que soit l'inclémence du milieu ou la menace des frimas.

Ce mouvement de l'Ecole moderne est aujourd'hui une grande réalité, non seulement en France, mais aussi dans l'Union Française et à l'étranger. Il constitue désormais incontestablement, et quelles que soient les incompréhensions, les critiques et les attaques qu'il suscite encore, un des éléments actifs du progrès permanent de l'Ecole et de la pédagogie françaises.

Nul ne sous-estime plus l'importance et la portée de notre technique de l'Imprimerie à l'Ecole, de la rédaction, de la diffusion et des échanges des journaux scolaires. Et le Parlement a rendu hommage à cette initiative en votant tout spécialement pour les journaux imprimés selon la Technique Freinet, l'autorisation, de circuler en périodiques.

Il n'est plus aucun domaine de l'activité psychologique, pédagogique et post-scolaire dont nous n'ayons réalisé ou au moins entrepris une salutaire reconsidération : nos méthodes naturelles de lecture, d'écriture, de musique, de dessin, de calcul sont connues et largement pratiquées. Un livre à paraître prochainement fera le point de cette conquête.

Notre collection BT constitue à ce jour la plus grande encyclopédie scolaire illustrée, non seulement de France mais du monde. Nos brochures Enfantines sont le plus original des choix de lectures pour enfants. Nous avons vendu l'an dernier 4 tonnes de poudre de couleur CEL et nos expositions de peintures d'enfants feront date non seulement dans l'évolution pédagogique, mais aussi dans le tournant artistique contemporain.

Nos films, bien que difficiles à financer, ont montré que dans ce domaine aussi nous savions faire original et efficient, et le premier prix accordé par les enfants du Concours International à notre film : Six petits enfants allaient chercher des figues est au moins une récompense morale de nos efforts et de nos sacrifices.

Et nous ne citons que pour mémoire nos limographes, nos disques, nos Albums d'enfants, nos Boîtes scientifiques, notre magnétophone, nos films fixes, nos Brochures d'Education Nouvelle et nos livres et tous les projets que, dans tous les domaines, préparent coopérativement des milliers et des dizaines de milliers d'éducateurs à qui nos techniques ont redonné le goût de leur métier, qui est devenu bien souvent pour eux une raison de vivre.

Pour répéter le mot de notre film l'Ecole Buissonnière : « Nous ne sommes plus seuls », la C.E.L. est désormais puissante et solide. Nous avons des Groupes actifs dans une dizaine de pays, des équipes de travail dans presque tous les pays du monde. Une pédagogie voisine de la nôtre vient de se révéler au Japon, et en Uruguay s'est constitué un Institut Coopératif de l'Ecole Moderne pour la pratique des Techniques Freinet, Institut qui servira de ralliement pour tous nos adhérents d'Amérique latine.

C'est face à cette situation nouvelle, pleinement réconfortante que nous devons envisager et organiser l'activité de l'année qui commence.

Nos techniques sont aujourd'hui connues et nous avons partout, dans tous les départements, suffisamment de camarades chevronnés pour que soient maintenus les principes sûrs et les pratiques efficientes qui fixent désormais, dans l'éventail des méthodes pédagogiques, la ligne originale, expérimentalement établie, des Techniques Freinet

Notre base théorique est aujourd'hui fixée. La pratique l'a confirmée. Nous savons ce qu'il faudrait faire pour améliorer le fonctionnement pédagogique de notre école. Nous avons créé et mis au point le matériel nécessaire. Et, de fait, un certain nombre de nos camarades travaillent selon nos techniques dans des conditions presque idéales avec textes libres, imprimerie à l'Ecole et limographe, journal et correspondance, plan de travail, fichiers, BT, cinéma, disques pour exploitation rationnelle des complexes d'intérêt, méthodes naturelles d'acquisition, conférences, peintures, travail scientifique, échanges de travaux et échanges d'élèves, coopérative scolaire et relation avec les parents, théâtre libre. Une forme nouvelle d'école est née. La pédagogie moderne a désormais ses titres qui s'imposent et s'imposeront de plus en plus à l'ensemble du personnel et aux parents eux-mêmes.

Les avantages pédagogiques, culturels et humains de ces techniques sont si évidents que rares sont les éducateurs qui en mettent en doute la nécessité. Oui, mais : Comment transformer pratiquement notre méthode traditionnelle et nos techniques surannées de travail ? Et pourrons-nous y parvenir un jour dans les conditions actuelles de l'école ?

Le public, et le public des instituteurs plus particulièrement, est, en face de nos techniques, comme l'étaient le piéton et le charretier devant l'auto de 1910 : C'est une belle machine, c'est ingénieux et bien monté ; ça a l'air facile à mener ; et effectivement cela va vite, ça rend ! Mais :

— il faut pouvoir l'acheter ;

— et si on peut l'acheter, il faut savoir s'en servir,

— et s'en servir sans grave danger ;

— peut-être en faudra-t-il modifier la conception selon qu'on veut s'en servir pour se promener, pour se déplacer rapidement ou pour transporter des produits, à la campagne notamment.

Une adaptation s'impose, adaptation qui a, d'ailleurs été menée à bien dans le domaine de l'automobile.

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A. — ACHETER, LE MATÉRIEL :

La chose ne paraît plus impossible. Nous l'avons produit dans des conditions très abordables et nous montrons que, pratiquement, l'usage de nos techniques est économique si l'on considère notamment le gaspillage du papier et de livres de l'Ecole traditionnelle.

Notre matériel est aujourd'hui officiel. Il est acquis sur les fonds officiels, Il nous resterait peut-être à bien faire comprendre que la pratique imprimerie, fichier, documentation, échanges, constitue une économie sur l'achat des manuels pour chaque discipline. Les instituteurs qui ont compris les avantages incontestables de nos techniques trouvent aujourd'hui l'argent pour s'équiper. Exception pourrait être faite pour certaines écoles de village ou pour les écoles à concurrence à faible effectif. Dans ces cas, l'instituteur peut, au départ, réaliser lui-même une partie du matériel.

1ere TACHE A MENER : Montrer, pratiquement, les avantages de nos techniques et comment elles permettent une utilisation plus rationnelle des fonds scolaires. Indiquer par des fiches de l'Educateur comment les jeunes, et les enfants eux-mêmes, peuvent fabriquer facilement une partie du matériel indispensable : presse, limographe, casses, fichiers, meubles, matériel scientifique, etc...

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B. — SE SERVIR RATIONNNELLEMENT DE CE MATÉRIEL, LES LOCAUX ET LES EFFECTIFS :

Si on n'a pas de place pour un garage ; si on n'a pas le terrain pour construire une route, l'auto sera inutile, même si on peut l'acheter.

La première des conditions dans notre école, c'est que nous ayons au moins la place pour y disposer le matériel indispensable et que les enfants puissent y travailler.

Cela pose :

2eme TACHE A MENER : Une campagne pour l'amélioration des locaux et des effectifs (ces deux questions étant dépendantes l'une de l'autre).

a) Etablir scientifiquement l'espace minimum dont nous avons besoin dans nos classes et faire respecter légalement ce minimum

b) Engager une grande campagne pour que les effectifs soient fixés par une loi dans chaque catégorie de classe et qu'on ne puisse en aucun cas les dépasser.

Il ne fait pas de doute que l'accroissement catastrophique des effectifs depuis 2 ou 3 ans marque un recul très net du développement des techniques modernes qui sont très souvent rendues pratiquement impossibles. C'est toute la qualité de l'enseignement qui est en jeu, c'est son rendement. C'est à nous à mener campagne pour que finisse cet état de fait.

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C. — S'INITIER A LA PRATIQUE DES TECHNIQUES MODERNES :

Certes, s'il était possible à chaque instituteur de faire un stage dans une école travaillant selon les Techniques Freinet de l'Ecole Moderne ; si tous les éducateurs pouvaient aller à leur auto-école, le problème de l'évolution des techniques progresserait rapidement.

Mais nous sommes pris, pratiquement, dans un cercle vicieux : on ne cherche à s'initier que lorsqu’on a pu apprécier ces techniques. Et pour les apprécier, il faudrait s'y initier.

D'autre part, surtout dans la période actuelle, il nous est rarement possible de jeter par-dessus bord le vieux matériel pour se lancer dans les techniques modernes, qu'on ne connaît pas suffisamment. Il faut que le changement se fasse sans à-coups et sans dommages pour les enfants, et la chose reste très délicate, ne serait-ce qu'à cause des parents formés à l'école traditionnelle et qui comprennent parfois difficilement nos principes.

TROISIEME TACHE : C'est ce long et lent travail d'adaptation que nous devons mener dans l'école actuelle avec toutes ses imperfections et ses limitations

Nous garderons clair devant nous l'intangible idéal de nos techniques et nous le rappellerons en toutes occasions afin que nos tâtonnements et nos adaptations ne nous conduisent pas dans des voies de garage sans issues.

Mais, cette réserve faite, nous devons travailler en praticiens pour améliorer, pratiquement, nos conditions de travail dans l'école telle qu'on nous l'impose — et dont nous chercherons cependant à améliorer le sort.

Nous continuerons, comme par le passé, à faire connaitre comment pratiquent dans leurs classes les camarades qui ont fait un grand pas vers nos techniques. Nous ne nous lasserons pas de montrer l'usage technique de toutes les pièces de notre équipement. Nous n'oublierons pas que, surtout dans les classes hétérogènes si nombreuses en France, l'emploi d'un outil ou d'un livre n'est qu'un aspect du problème pédagogique tel qu'il se pose à nous. Il y en a un autre, plus déterminant encore c'est celui de la conduite de la classe, de la façon dont on anime, oriente et dirige l'ensemble des élèves, avec une autorité démocratique ferme et sans heurts, avec un maximum d'huile dans les rouages. Nous nous y appliquerons tout spécialement cette année.

Et nous ne négligerons point l'aide que peuvent apporter, dans la période actuelle, les fiches-guides, les plans et maquettes et tous les modes d'emploi en général qui permettent aux éducateurs de faire un pas de plus vers nos techniques.

Comme vous le voyez, nous n'avons pas l'intention de rester dans un quatrième ciel mais de descendre, plus encore que les années précédentes, jusqu'au B, A, BA de nos techniques. Nombreux sont les groupes de jeunes camarades qui font circuler un cahier roulant sur lequel chacun consigne ses craintes, ses essais, ses échecs et ses réussites. Nous voulons faire de notre EDUCATEUR un accueillant cahier roulant dans lequel chacun de vous apportera sa part tout à la fois de questions et d'expériences.

Ne craignez pas d'apporter le récit de vos difficultés ; dites-nous comment vous essayez d'en triompher. Nous nous appliquerons à préciser ici les VRAIS PROBLEMES TELS QU'ILS SE POSENT AUX EDUCATEURS de 1954. Et à ces vrais problèmes, nous nous appliquerons à trouver tous ensemble des solutions efficientes.

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D. — CE PROGRAMME AINSI DÉFINI, SUPPOSE LE PERMANENT EFFORT COOPÉRATIF :

a) au sein des Groupes départementaux qui seront de plus en plus des Groupes de travail d'où doivent être exclus tous verbiages. Entrez en relations avec votre Groupe Départemental. La liste des Délégués départementaux a été publiée dans l'Educateur n° 20 du septembre, que nous pouvons adresser sur demande ;

b) par l'organisation de stages et de visites de classes. Nous demanderons notamment que les instituteurs soient autorisés à se rendre un jour de classe dans une école voisine travaillant selon nos techniques, afin que s'interpénètrent davantage nos pratiques éducatives et que les éducateurs sortent au maximum d'un isolement qui est pour eux paralysie ;

c) par l'organisation, en accord avec toutes associations laïques de manifestations départementales avec démonstrations et expositions de travaux ;

d) par l'organisation de stages à l'échelon national, au cours du Congrès annuel et à l'Ecole Freinet;

e) par la collaboration permanente avec les organismes syndicaux dont nos adhérents doivent être les animateurs pédagogiques. Et nous rappelons avec plaisir que, à la suite d'une complète entente avec Sudel, un Dépôt permanent du matériel CEL est fait à Sudel, à Paris, et que peuvent s'y approvisionner tous les adhérents et tous les libraires des environs (Sudel n'expédie pas notre matériel.) ;

f) par la participation active d'une masse toujours croissante de camarades à la vie et au développement de leur Coopérative, à l'activité de l'Institut Coopératif de l'Ecole Moderne, au soutien et à la diffusion de nos périodiques qui sont vos périodiques, qui ne vivent que pour vous et par vous, et qui seront ce que vous les ferez.

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Notre grande oeuvre commune honore aujourd'hui la pédagogie française. Il faut que nous viennent chaque jour de nouveaux ouvriers pour que nous réalisions l'Ecole moderne efficiente et humaine qui rendra, un jour, réconfortant et vivifiant LE PLUS BEAU DES MÉTIERS.