Guide général de l'Ecole Moderne

Octobre 1954

Tel est notre but ; telle a été la raison majeure qui nous a fait, à l'Ecole Moderne, nous rencontrer pour chercher ensemble, pour essayer, créer, bâtir, expérimenter, éditer...

Trente ans de cette besogne complexe et enthousiasmante, dans des milliers d'écoles, avec des millions d'enfants, cela laisse évidemment une trace, qui est notre commune richesse. Cette trace, nous l'avons tous plus ou moins diffuse en nous, et c'est grâce aux possibilités nouvelles qu'elle nous vaut que nous faisons mieux notre classe, et avec moins de peine que si nous étions noyés encore dans les méthodes traditionnelles. Et c'est pourquoi nul d'entre nous ne voudrait revenir aux pratiques d'un passé dont il a gardé un souvenir suffocant. Les Inspecteurs eux-mêmes, et les parents, reconnaissent aujourd'hui les avantages psychologiques, pédagogiques et humains des Techniques Freinet de l'Ecole Moderne, et c'est pour nous comme une justification encourageante de la portée de nos efforts.

Si nos techniques — et nous nous en réjouissons — sont largement adaptées aux classes et aux milieux divers où nous nous trouvons plongés ; si chacun de nos adhérents emploie d'une façon originale — que nous nous appliquons à faire connaître ici — les outils que nous avons mis au point, et dont nous avons révélé l'efficacité, il n'en reste pas moins que notre longue expérience a permis, à ce jour, pour l'ensemble de nos adhérents, un comportement de base qui est la marque des éducateurs et des écoles modernes.

Bien que la chose apparaisse comme bien délicate, nous allons commencer ici un GUIDE GENERAL POUR L'EDUCATEUR MODERNE, qui définira et fixera cet acquis de base, que chacun aura mission ensuite d'adapter et d'enrichir selon les conditions particulières de son école. Pour ce travail, dont vous comprenez tous l'importance et qui sera comme le point de trente années d'efforts coopératifs, nous attendons la critique permanente et la collaboration de tous nos camarades. Nous voudrions surtout que les jeunes s'interrogent, et nous interrogent, pour que nous puissions, chemin faisant, améliorer et compléter des notes qui restent, malgré tout, comme un condensé et un résumé.

Le laboureur s'arrête de temps en temps, au bout du sillon, pour souffler, certes, mais aussi pour contempler un instant le travail accompli, pour mesurer les faiblesses et tâcher de les corriger, pour reprendre courage aussi au spectacle réconfortant de la terre grasse que la charrue a soulevée et qui semble porter en elle, déjà, toute la promesse des moissons attendues.

Nous contemplons, nous aussi, un instant, le vaste terrain, si divers, où, à travers les pays, des milliers d'écoles s'appliquent à faire briller un peu de soleil.

Et, déjà, nous avons repris la charrue, car la vie ne saurait attendre.

 

I. — UNE ATTITUDE EXPÉRIMENTALE :

D'abord, ne prenez jamais cette attitude étroite et sectaire de celui qui n'aurait plus rien à apprendre. On vous appelle « le maître ». C'est un grand honneur, et une lourde responsabilité. Mais le maître n'est pas le chef qui essaie d'en imposer en se disant supérieur en tout, en prétendant tout connaître, et en se montrant, en face des insuffisances des enfants et des adultes, d'une sévérité — pour les autres — qui nous ferait sourire.

Le « maître », c'est celui qui sait le mieux organiser, animer et diriger le travail de ceux qui reconnaissaient en lui une richesse et une force.

Vous avez entendu parler des Techniques Freinet. Vous haussez les épaules et vous justifiez votre opposition en donnant des arguments que vous avez entendu exprimer par des gens qui n'en savaient pas plus long que vous, et qui, eux aussi, avaient entendu dire...

Essayez donc de voir de près, par vous-mêmes. Méfiez-vous, en général, des personnes qui vantent, avec beaucoup de flamme une machine ou un procédé. Ce sont peut-être, sous une forme ou sous une autre, des commis-voyageurs. Mais allez donc visiter une classe travaillant selon les Techniques Freinet, assistez à un Congrès ou à un Stage de l'Ecole Moderne ; écoutez un instituteur qui vous dira simplement, à même son travail, les avantages et les inconvénients aussi des techniques qu'il a lentement, mais efficacement, introduites dans sa classe.

Cette attitude expérimentale nous ne vous la recommandons pas seulement pour les Techniques Freinet, mais aussi pour toutes les méthodes, pour toutes les attitudes que vous aurez à juger et à apprécier.

J'ai écrit, il y a quelques années, un Dit de Mathieu qu'il n'est pas inutile, je crois, d'inclure dans la série de ces conseils :

CEUX QUI FONT ENCORE DES EXPÉRIENCES

Il y a, dans la vie, deux sortes d'individus : ceux qui font encore des expériences et ceux qui n'en font plus.

Ils n'en font plus parce qu'ils se sont assis au bord de la mare à l'eau dormante, dont la mousse a effacé jusqu'à la limpidité et jusqu'au pouvoir qu'ont parfois les mares de changer de couleurs selon les caprices du ciel qu'elles reflètent. Ils se sont appliqués à définir les règles de l'eau morte, et ils jugent désordonnée, incongrue et prétentieuse l'impétuosité du torrent troublant l'eau de la mare, ou le vent qui balaie un instant vers les bords les mousses stagnantes, redonnant un court reflet de profondeur azurée à la nappe verdâtre.

Ils ne font plus d'expériences parce que leurs jambes lasses ont perdu jusqu'au souvenir de la montagne qu'ils escaladaient naguère avec une audace qui triomphait parce qu'elle allait toujours au-delà des ordonnances et des prescriptions de ceux qui s'appliquent à réglementer l'ascension au lieu de la vivre. Ils se sont confortablement installés dans la plaine toute marquetée de routes et de barrières et ils prétendent juger selon leur mesure à eux la hardiesse des montagnes dont les aiguilles semblent défier l'azur.

Ils ne font plus d'expériences. Alors, ils voudraient arrêter la marche de ceux qui risquent de les dépasser et de les surclasser. Ils essaient de retenir les inquiets et les insatisfaits qui grondent avec le torrent ou qui partent par des voies inexplorées, à l'assaut des pics inaccessibles. Ils codifient sur leurs grimoires les lois de la mare morte ou de la plaine marquetée et ils condamnent d'avance, au nom d'une science dont ils se font les grands maîtres, toutes les expériences qui visent à sonder ce qui reste encore d'inconnu, à découvrir des voies hors des routes traditionnelles, et à tenter chaque jour l'impossible parce que c'est cet incessant assaut de l'homme contre l'impossible et l'inconnu qui est la raison vivante de la science.

Il y a deux sortes d'hommes : ceux qui font des expériences et ceux qui n'en font plus. Il faut hélas ! en ajouter une troisième : celle des malfaiteurs qui ne craignent pas de bondir avec le torrent ou d'escalader les pics avec les intrépides, mais dans le seul souci de s'approprier, pour les exploiter à leur profit, les découvertes désintéressées des éternels perceurs d'ombre, des chasseurs de vérité, des créateurs de justice, de lumière et de beauté.

Avec notre idéal, ils font Hiroshima. Jusqu'au jour où nous leur barrerons la route pour reconquérir la vraie science, dynamique et humaine, que nous faisons tous ensemble, avec nos muscles, avec notre cœur, avec notre volonté et avec notre sang.

II. — UNE ATTITUDE LOYALE :

Loyale vis-à-vis de vous-même plus encore que vis-à-vis des autres.

Ce sont les faibles qui se bouchent les yeux et se masquent les problèmes pour ne pas avoir à les affronter. Mais vous êtes des « courageux » ou vous ne serez pas des « maîtres ».

Il faut d'abord, si vous voulez progresser — tant au point de vue pédagogique qu'au point de vue social et humain — vous appliquer à bien situer les problèmes, en en posant les données comme vous posez les équations dans un calcul ; en ne craignant pas, le cas échéant, de reconnaître qu'on a peut-être suivi une fausse piste qui aboutit à une impasse. Et vous reprendrez, s'il le faut, un autre chemin.

Ne vous obstinez pas, au nom d'un amour-propre qu'il vous faut dominer, à faire valoir des comportements et des méthodes dont vous sentez pourtant les imperfections et les insuffisances. Tâchez de détecter loyalement, froidement ces insuffisances ; recherchez pourquoi vous n'avez pas encore pu corriger ces imperfections. Etablissez une équation implacable que vous vous appliquerez à résoudre.

Nos techniques ne doivent pas être épargnées dans cette reconsidération permanente de nos principes de vie. Aucun d'entre nous ne saurait prétendre à la perfection dans sa classe. S'il n'atteint pas à la perfection, c'est donc qu'il a des faiblesses et qu'il commet des erreurs. C'est notre lot à tous. Vous ne vous abaissez point en reconnaissant cet état de fait. Vous vous grandirez, au contraire, parce qu'une des premières conditions pour corriger une insuffisance, c'est d'en prendre délibérément conscience. Détecter l'erreur est la démarche élémentaire à tout progrès.

Ne vous cramponnez jamais à une information, à une attitude, à une opinion ou à une méthode. La vie évolue tous les jours. Quiconque se vante de ne pas changer se fossilise. Ne craignez jamais d'ajuster votre jugement ou votre comportement aux données majeures de votre expérience. Soyez loyal avec vous-même, quoi qu'il vous en coûte. Efforcez-vous ensuite d'être loyal également, dans l'examen objectif des divers problèmes, avec ceux qui collaborent avec vous.

C'est parce que nous avons ainsi reconsidéré sans cesse tous les problèmes que nos techniques restent, après trente ans, aussi neuves et aussi dynamiques qu'en 1925.

Entraînez-vous à l'expérience loyale. C'est plus difficile qu'on ne croit car nous nous heurtons toujours à ce brin d'amour-propre qui est le paravent menteur de ceux qui ne font plus d'expériences.

III. — UNE ATTITUDE COURAGEUSE :

Les gens n'aiment pas être dérangés, et nous-mêmes n'échappons qu'à grand-peine à cette loi.

On dit bien que les méthodes traditionnelles sont défectueuses, insuffisantes, peut - être dangereuses. Elles sont comme ces vieux chemins où l'on passe depuis toujours, dont on a pris l'habitude et dont on s'accommode tant bien que mal : si vous voulez vous faire des ennemis, tracez une nouvelle route...

Nous pourrions presque dire comme Jésus : « Je n'apporte pas la paix... »

Vous aurez contre vous certains collègues qui ne veulent pas entreprendre ce même effort de régénération et que dérange votre dynamisme. L'Inspecteur trouvera peut-être, au début, que son travail de contrôle en est compliqué. Et vous rencontrerez des parents assez butés pour s'opposer à ce que leurs fils suivent d'autres voies que celles dont ils disent pourtant, à longueur de soirées, toute la malfaisance.

Il faut que vous sachiez cela d'avance, pour y parer le cas échéant. Mais vous vous souviendrez aussi que, toujours, le courage paie.

IV. — UNE ATTITUDE HUMAINE :

On dit la scolastique « dogmatique », c'est-à-dire opposée aux enseignements de l'expérience, parce qu'elle est fermée, froide et inhumaine, par la pratique de formules enseignées et apprises, qu'on a perdu l'habitude de discuter; ou qu'on croit ne pas pouvoir discuter parce qu'elles sont systématiquement coupées des vrais problèmes de la vie.

Si, en vous dégageant courageusement de l'emprise d'une scolastique qui vous a parfois irrémédiablement marqués, vous prenez l'habitude de reconsidérer votre comportement à la lumière de votre expérience loyale, vous deviendrez plus indulgents dans la pratique de la vie avec vos collègues, avec les parents, avec vos élèves.

Vous sentirez ce changement d'attitude dès que vous entrerez dans une classe moderne : vous entendrez l'instituteur parler de sa voix humaine, les enfants interroger et discuter humainement, et vous verrez se normaliser les rapports entre éducateurs, enfants et milieu. Et vous comprendrez que c'est ce changement d'attitude qui est à la base de l'esprit nouveau de l'Ecole Moderne.

Informez-vous, expérimentez loyalement, courageusement et humainement, à même votre travail. , Vous reconsidérerez votre propre culture et redonnerez à votre fonction d'éducateur tout son sens d'éveilleurs et de conducteurs d'âmes.