Faut-il employer intégralement les techniques Freinet?

Janvier 1955

Ou, au contraire, peut-on procéder progressivement, au gré des possibilités et des besoins, et par quelles techniques, par quel matériel commencer.

Nous voulons insister quelque peu sur cette question de « démarrage » qui a été traitée déjà bien souvent, par nous-mêmes et par d'autres camarades, et qui reste, nous nous en rendons compte, le thème essentiel des soucis de nos groupes départementaux.

 

Il est bien exact qu'il n'y a pas une méthode Freinet, c'est-à-dire un ensemble de prescriptions que vous devez suivre de A jusqu'à Z, en vous référant à un manuel ou à un bréviaire, avec une progression réglée d'avance, et valable apparemment dans tous les milieux, dans toutes les classes, avec tous les maîtres.

Une telle méthode pouvait être employée tant que l'enseignement restait exclusivement verbal et « intellectuel », indépendant de la vie des enfants et du maître, tirant l'essentiel de son prestige, comme les religions, de sa position au-dessus de la mêlée, hors des contingences trop matérielles et matérialistes de notre commun comportement.

Mais, si nous voulons — et nous ne sommes plus seuls aujourd'hui à affirmer et à prouver la nécessité d'une telle démarche — si nous voulons partir de la base, de l'expérience des enfants dans leur milieu, des besoins essentiels des enfants et des maîtres dans leur recherche élémentaire d'une culture accrochée à l'être et influençant et orientant son évolution et ses actions, alors, il nous faut nous-mêmes plonger d'abord dans le milieu, selon des techniques qui s'adaptent évidemment à ce milieu, variables d'une classe à l'autre, d'un maître à l'autre, qui ne seront pas à Paris ce qu'elles sont en Bretagne ou en Provence, qui ne se développent pas en janvier comme elles le feront en mai.

C'est un souci qui apparaîtrait élémentaire aux parents et aux éducateurs, si nous n'avions pas été déformés, nous, par cette croyance à la culture qui tombe d'en haut et qu'il suffit de cueillir dans les livres.

Seulement, ce souci d'adaptation porte en lui son efficience mais aussi ses tares pratiques ; il laisse à la part du maître une trop grande place ; il suppose des conseils, des directives, un processus solide et efficient de travail. C'est tout le problème de la réorganisation et de la modernisation de l'Ecole, c'est le problème de la réadaptation des maîtres qui est brutalement posé : Comment faire ? Comment commencer ? Comment procéder en telle et telle circonstance ?

Le problème apparaîtrait bien vite comme insoluble, si nous n'étions pas en mesure de donner aux éducateurs conscients de la nécessité de cette modernisation un fil d'Ariane qui leur permettra de trouver eux-mêmes, dans les circonstances qui leur sont évidemment particulières, les solutions les meilleures.

C'est ce fil d'Ariane que nous allons essayer de vous donner.

Et c'est aux jeunes que nous nous adressons alors. Naguère, dans les groupes départementaux, les camarades rompus à nos techniques, et qui possèdent le secret de ce fil d'Ariane, vous réunissaient pour vous vanter les secrets de cet esprit Ecole Moderne qui fait briller dans nos classes un peu de soleil, et ils vous disaient comme moi : quand vous serez parvenus à faire briller ce soleil, tout le reste viendra par surcroît,

Le difficile, c'était évidemment de faire briller le soleil.

Alors, vous avez insisté avec raison pour savoir, pratiquement, comment faire briller ce soleil. Vous vous êtes rendus dans les classes de ces camarades, mais n'avez pas vu « se lever » le soleil. Le soleil semblait briller naturellement par la seule présence du maître ou comme conséquence naturelle de l'atmosphère de la classe.

C'est pour essayer d'assister à la naissance de cet esprit Ecole Moderne que vous vous êtes réunis alors dans les classes où le maître cherchait encore, comme vous, où naissaient seulement quelques éclaircies, que les nuages de la scolastique masquaient aussitôt. Mais mieux vaut, pensez-vous, une éclaircie à notre portée qu'une aurore dont nous ne verrons pas l'éclat dans nos classes.

Et vous avez raison.

Mais, je vois un grave danger, et un manque de sagesse, dans ce souci de suivre les conseils de Barré et d'aller visiter de préférence les écoles de camarades qui cherchent et trébuchent comme vous, sous le prétexte que leurs découvertes vous seront plus directement accessibles. Je crains que vous partiez à la recherche des trucs, des petits procédés, que les instituteurs se passent de l'un à l'autre depuis toujours, que vous amélioriez, de ce fait, quelque peu votre métier — tout effort en commun est toujours un enrichissement — mais que vous ne parveniez pas, pour autant, à « faire briller le soleil. »

Je reprendrai mon exemple familier. Vous vous réunissez pour examiner le détail de la bicyclette, pour en voir fonctionner les pignons et les changements de vitesse, et vous trouvez qu'il est un peu fou celui qui, négligeant ces observations de base, enfourche le vélo et s'élance, même s'il doit parfois, comme tous les débutants, s'échouer dans les buissons du talus. Cela n'a jamais empêché un bicycliste de remonter sur son vélo.

Ce bicycliste aventureux, c'est le camarade plus ou moins chevronné, qui ne saura peut-être pas vous dire, avec suffisamment de détails, comment il a actionné pignons et changements de vitesse, mais qui vous montre comment il a fait briller le soleil, et qui vous dit : « Faites comme moi, ce n'est pas plus difficile que ça !... »

Après ce premier conseil, qui tend à vous garder du truc, et à rechercher l'esprit, la technique qui fait briller le soleil, nous allons cependant essayer de vous donner des conseils pratiques.

Nous n'avons pas la prétention de détenir le monopole du soleil. Des éducateurs, sont parvenus et parviennent encore à cette illumination de leur classe, qui donne aux enfants une soif de connaître, un désir de travailler, un souci de réussir qui sont le secret de toute bonne éducation. Ce sont les éducateurs - nés, ceux qui possèdent une intuition de l'enfant et une richesse affective et technique qui leur assure le succès là où nous échouons. Et, de ce point de vue, il est bien exact de dire qu'il n'est pas indispensable d'avoir le texte libre ou l'imprimerie pour donner à une classe cette vie nouvelle, première étape vers la vraie culture.

Seulement, quel que soit le soin avec lequel nous avons scruté les secrets de ces pédagogues, nous sommes restés, nous, la masse des éducateurs de bonne volonté, impuissants à la porte de la Terre Promise. Nous n'avons pas compris le secret et nous continuons à tâtonner. Pourtant, de nos tâtonnements est sortie maintenant une Technique de Travail qui vous permettra de revivifier votre classe. Dans les diverses techniques que nous allons passer en revue, perdez l’habitude scolastique de vous en tenir à la forme. Pensez au soleil à faire briller. Le texte libre sera sans effet s'il ne vous permet pas — à quelques moments, du moins, de remuer les profondeurs insondées ou de vous envoler avec vos enfants à des hauteurs qui vous donnaient naguère le vertige. Ne cherchez pas dans un dessin d'enfant la ligne plus ou moins juste, selon les canons traditionnels. Essayez d'y lire les éléments qui, cultivés et encouragés, donneront des ailes à vos enfants.

Oui, je dis toujours la nécessité primordiale de l'outil, et donc la nécessité, aussi, de savoir s'en servir pour les fins qui sont inscrites dans la ligne de nos techniques. Mais je dis en même temps, et avec autant de dramatique insistance, la nécessité pour l'ouvrier de dépasser tout de suite le stade de la mécanique formelle et de ne pas négliger les forces puissantes qui ne demandent qu'à être employées, qu'il ne faut ni stopper ni inverser, ce courant qui est là, à notre disposition, pourvu que nous sachions abaisser les bonnes manettes et établir les contacts sans lesquels notre atelier restera morne et primaire.

C'est difficile !

Si ce n'était pas, effectivement, terriblement difficile, on ne nous aurait pas attendus pour en montrer l'urgence et pour s'appliquer à résoudre les problèmes majeurs de notre école, qui restent hélas ! posés, et auxquels nous nous employons depuis trente ans.

Tous ensemble, nous progresserons !