DITS DE MATHIEU - Joueurs d’osselets

Novembre 1953

« Un maire du palais, Charles Martel, repoussa, en 732, une grande invasion arabe à Poitiers...

A la famille de Clovis (Mérovingiens) succéda, au VIIIe siècle, celle de Charles Martel (Carolingiens). Le premier roi de la nouvelle dynastie fut Pépin le Bref... »

 

A travers la barrière, j’imaginais l’enfant, appliqué à marcher sur les mains, hésitant, se reprenant, butant, tombant, prenant par instant son élan comme s’il avait enfin franchi l’obstacle, pour retomber net dans le silence qui suit ou précède les catastrophes.

Nous avons tous pratiqué en classe ce même exercice. Il ne nous a rien appris, pas même à nous tenir sur les mains. Nous avons tous jonglé plus ou moins obstinément avec Vercingétorix et Clovis, Clotilde et Plantagenet, les guerres d’Italie et les guerres de Dévolution, Arcole et Campo-Formio — osselets qu’on lance pour les saisir au passage sur le dos ou sur la paume de la main, qui n’ont plus leur fonction de pièces du squelette mais sont seulement éléments interchangeables d’un vain jeu qui ne saurait rien nous enseigner sur le destin de l’homme.

Je sais bien : tous ceux qui se piquent d’être experts dans l’art de marcher sur les mains et qui en tirent une bribe de vaniteuse majesté vous diront qu’il faut bien tout de même que l’enfant connaisse les grands faits de l’histoire de son pays. Mais pas d’une histoire qu’on voit à l’envers, avec laquelle on joue aux osselets et dont il ne nous reste heureusement qu’un vague souvenir en un écheveau brouillé que nous renonçons à démêler.

Quand donc les victimes de cet inutile verbiage viendront-elles témoigner à la barre de la pédagogie qu’il y a maldonne, que ce n’est pas cela l’Histoire de France et qu’elles n’en ont pas écrit les pages récentes avec leurs souffrances et avec leur sang pour que leurs enfants continuent à jouer demain un tragique jeu d’osselets 1914, 1918, 1939, la Champagne, Verdun et le Vercors.

... Derrière la barrière, la. même voix ânonnante continuait :

« En 1214, la France fut menacée en même temps par le roi d'Angleterre et l'empereur d’Allemagne, celui-ci fut vaincu à Bouvines par le roi Philippe-Auguste. Le roi d’Angleterre fut, de son côté, repoussé par le fils du roi de France. »