Une oeuvre qui honore notre Corporation

Mai 1953

Les techniques Freinet de l’Ecole Moderne ont gagné la partie. C’est un fait dont nous devons prendre conscience pour poursuivre la lutte avec assurance et décision.

Interrogez sur les Techniques Freinet n’importe quel éducateur primaire, il critiquera, il se déclarera peut-être contre, il formulera les réserves que ressassent tous ceux qui ne connaissent pas notre travail. Il fera l’entendu mais ne voudra pas laisser supposer qu’il ignore des réalisations dont on ne saurait nier les incidences sur l’évolution de la pédagogie contemporaine.

Les Inspecteurs vous mettront en garde contre les exigences des nouvelles techniques qu’ils vous diront bien souvent incompatibles avec les servitudes de l’Ecole, mais ils rendront hommage à ceux qu’ils savent, ne serait-ce que par ouï-dire, être des chercheurs hardis et désintéressés.

Et le public de parents comprend que dans les écoles qu’ils souhaitent pour leurs enfants, on ne travaille plus comme autrefois, et que cela est normal et désirable.

Oui, la pédagogie traditionnelle est dominée désormais par un complexe d’infériorité qui est le signe le plus flagrant de nos succès.

Il ne viendrait plus à l’idée d’un instituteur non encore « modernisé » d’exposer à côté de nos réalisations de Rouen, à côté de nos peintures, de nos poèmes et de nos albums, des cahiers modèles avec récitations illustrées et assiettes décorées aux crayons de couleurs. Il a le sentiment que cela jurerait comme jurent à côté de nos documents "maternelles” les vieilles photos ' de salles d’asiles avec enfants en longues robes d’orphelins.

Et les sceptiques qui doutent de l’authenticité de nos créations enfantines, se garderont de mettre en compétition leurs rédactions scolaires correctes et propres, certes, plus que les nôtres quelquefois, mais neutres comme une terre délavée.

Un de nos jeunes congressistes nous faisait remarquer à Rouen que lorsque l’Inspecteur d’Académie doit accompagner, dans une classe, l’Inspecteur Général en tournée, c’est bien une école modernisée qu’il choisit, parce qu’il sait qu’elle portera témoignage d’un effort original et généreux qui honore notre corporation.

Oui, la partie est gagnée. Il y a vingt-cinq ans, je sortais timidement de mon cartable mes premiers imprimés qui ne suscitaient que commisération et ironie. Nos productions font aujourd’hui le tour de France et le tour du Monde. Nos journaux scolaires ne sont même plus une nouveauté. Ils tendent à devenir la norme. Le temps n’est pas loin où les écoles qui n’ont pas su se mettre à la page cacheront comme une tare leur retard et leur indigence.

Quelles que soient les difficultés que nous rencontrerons encore, nous bénéficierons désormais du préjugé favorable. Il n’appartient qu’à nous de parvenir au triomphe définitif de nos techniques justifiées par l’évolution du milieu et de la vie.

Nous voudrions faire, au cours de l’année qui vient, la démonstration pratique :

— que nos techniques, telles que nous les avons mises au point, ne sont pas plus difficiles, au contraire, que les méthodes traditionnelles, le plus délicat restant la reconsidération du rôle de l’éducateur, la rééducation technique à laquelle nous allons nous appliquer ;

— que ces techniques, si elles donnent apparemment plus de travail à l’éducateur, ne sont pas plus fatigantes, au contraire, parce qu’elles sont actives, constructives et vivantes ;

— que, dans l’école modernisée, elles évitent le gaspillage qui est une des tares de l’école actuelle ;

— que leur rendement, dans les conjonctures les plus défavorables, est au moins égal à celui, trop formel et sans profondeur, des méthodes habituelles ;

— qu’elles permettent normalement des acquisitions supérieures autorisant des succès majeurs aux examens ;

— que, de ce fait, elles sont de plus en plus appréciées par les parents et par les inspecteurs ;

— qu’elles constituent, dans tous les domaines, un progrès incontestable, donc souhaitable sur les méthodes qu’elles ont déjà détrônées et que, progressivement, elles se préparent à remplacer.

***

Devons-nous redouter et regretter notre propre succès, nous persuader, comme on nous y invite, que, puisque nous étions traqués, au temps de St Paul, quand commençait seulement à se faire sentir la poussée téméraire de nos premières expériences, et que les Techniques Freinet ont maintenant la faveur officielle et nos expositions l’honneur des Musées et des Hôtels de Ville, c’est, que nous avons dégénéré, que nous avons trahi ou que nous avons laissé trahir la portée libératrice de nos efforts ? Auraient-ils donc tous trahi les militants ouvriers qu’on honore pour l’intelligence et le dévouement qui, depuis plus d’un demi-siècle, ont permis les incontestables conquêtes sociales qui se sont elles aussi, et heureusement, inscrites dans la loi ? La « légalité bourgeoise » ne finance-t-elle pas les maisons d’enfants, les crèches et les colonies de vacances qui n’en constituent pas moins pour la classe ouvrière des conquêtes libératrices ? Aurions-nous à rougir d’avoir fait aboutir quelques-unes de nos revendications d’instituteurs, d’avoir rendu notre tâche moins ingrate et moins abêtissante, d’avoir contribué à préparer plus efficacement nos enfants à vivre dignement, avec un maximum d’intelligence et d’humanité ? Et notre mouvement n’est-il pas digne, de par ses efforts, son esprit et ses réalisations, de rallier tous les éducateurs qui se refusent à être plus longtemps des machines à abêtir et qui sont prêts à s’unir dans l’action et le travail pour que s’affirme et s’épanouisse l’Ecole du Peuple que nous rêvons ? Nous entendons aller jusqu’à l’extrême possibilité des améliorations possibles dans les contingences de la quatrième république et nous pensons que c’est notre devoir de le faire sans compromission et sans servilité aux autorités préétablies.

Et nous aboutirons parce que nous avons avec nous l’immense armée des parents qui, par l’Ecole Moderne, prennent mieux conscience chaque jour du rôle actif qu’ils peuvent et doivent jouer dans le processus de formation des jeunes générations.

Pour la première fois dans l’histoire de notre pédagogie, on ne se contente plus de fonder l’éducation sur le faux intellectualisme de manuels sans liaison avec la vie et de leçons dont une apparente logique croit suppléer à l’indispensable expérience. Nous ne nous contentons pas de sacrifier à la mode en ouvrant toutes grandes nos portes et nos fenêtres : ce sont les racines mêmes de notre pédagogie qui, par-delà les murs de nos classes, vont plonger dans le milieu vivant de l’enfant. Pour la première fois, ce sont les soucis, le travail, le jeu, les rêves aussi de l’enfant du peuple, donc des parents ouvriers et paysans ; c’est le travail à l’usine ou à la ferme, les soucis ménagers aussi bien que les plus dramatiques événements de la vie sociale ; c’est l’histoire et la tradition de la ville et du village qui entrent à l’école, non pas comme en fraude, en compléments ou en appendices, mais en éléments vitaux et nourriciers qui deviennent comme la source de notre inspiration, le sang neuf qui remue, anime et vitalise tout notre vaste effort.

Cette liaison indispensable entre l’école et le milieu, entre l’école et le peuple que d’aucuns posent de l’extérieur en slogans sans fondement, nous la réalisons pratiquement et les parents ne s’y trompent pas. Ils sentent que l’école devient la maison de leurs enfants, qu’on fréquente avec ferveur, où l’on s’attarde après l’heure, qu’on enrichit des trouvailles et des découvertes que les petites mains avides apportent au matin comme une offrande. Et cette liaison nous la ferons plus substantielle encore et plus définitive à mesure que s’enrichiront nos expositions d’œuvres enfantines qui prolongent la trace déjà creusée par le journal scolaire, quand la maison de l’enfant donnera le branle pour de nouveaux contacts ; quand nos films effaceront l’artificielle barrière que la scolastique avait dressée entre l’Ecole et la vie ; quand l’Ecole deviendra le foyer où s’élabore une nouvelle culture, dont nous aurons assis les bases.

Oui, notre œuvre porte aujourd’hui témoignage des principes, de l’esprit et de l’idéal qui a animé notre commun effort. Cette œuvre nous la continuerons sans autre ambition que de remplir avec dévouement et ferveur le plus beau métier dont puissent s’honorer les hommes.