DITS DE MATHIEU - en partant des racines...

Novembre 1951

Vous me demandez pourquoi les bergers conducteurs de bêtes sont traditionnellement philosophes, calmes, mesurés et compréhensifs, alors que les pédagogues conducteurs d’enfants ne se conçoivent que la bouche pleine de hargne et de reproches et la main porteuse des verges symboliques.

C’est sans doute que les bergers ont trouvé les vraies voies efficientes de la conduite de leurs troupeaux et que les pédagogues, empêtrés dans leur intellectualisme, se sont égarés dans d’inextricables chemins de traverse.

Quand j'étais petit berger et que je menais aux champs mes chevreaux indisciplinés, j’essayais moi aussi d’imiter les pédagogues et d'expliquer à mes bêtes, un instant surprises, ce que j’attendais de leur intelligence et de leur bonne volonté :

— Attention ! Ne va pas dans cette luzerne sinon tu seras malade !... Ne passe pas par là, mon petit, car le chien va te mordre !

Et ça se terminait bien souvent comme à l’école : par la colère et les coups parce que les chevreaux me regardaient de leurs yeux pourtant intelligents et malicieux mais ne m’entendaient point.

Le calme et le silence du berger que j’accompagnai un jour sur la montagne me furent un définitif enseignement. Il menait ses bêtes doucement, paternellement, par les passes paisibles, vers les gras pâturages ; il les suivait à midi vers les ruisseaux où ils allaient boire et les ramenait le soir autour du feu où ils devaient dormir. Je me demandais parfois avec quelque anxiété si c’était le berger qui conduisait ses bêtes où les bêtes qui menaient le berger.

Et pourtant, avec quels gestes compatissants il soignait la brebis malade, comme il savait caresser le museau de cette chèvre affectueuse qui venait cueillir dans sa main un peu de sympathie, et avec quel orgueil il parlait de l’intelligence vraie des bêtes ses amies.

Nos pédagogues savants et prétentieux se croient, eux, au- dessus de la matière vivante, au niveau des subtiles émanations qu’ils appellent âme, intelligence, mémoire, volonté ; leur sollicitude n’est digne que de ces supérieures qualités qu’ils analysent, définissent et combinent dans le silence de leurs cabinets et dans l’aridité voulue de leurs livres.

Ils ne savent plus, vos savants, que la fleur et son parfum ne sont que l’épanouissement du long travail qui, à même le milieu où la plante plonge ses racines, enrichit la sève, monte le tronc, nourrit les feuilles et éclate un jour dans la splendeur de la fructification.

C’est en partant des racines et du milieu que l'éducateur, comme le berger, nourrit cette longue gestation dont la fleur et le fruit sont la récompense.