Notre esprit ICEM

Décembre 1951

Nous avons l’habitude, dans notre mouvement, de parler franc, et d’agir franchement aussi, en fonction des vrais problèmes qui se posent à nous. Nous pouvons commettre des erreurs. Nous les corrigeons collectivement dans la mesure où nous nous rendons compte que ce sont des erreurs. Et nous marchons ainsi de l’avant, loyalement et hardiment.

Notre vieille unité est basée sur quelques principes que nous ne nous lasserons jamais de répéter, surtout dans les périodes où, comme actuellement, la réaction un moment triomphante menace, de biais ou de front, les positions établies par vingt-cinq ans de travail et d’efforts.

— Nous avons un but commun : mettre au point, coopérativement, une pédagogie formative, sans catéchisme ni dogmatisme, qui veut apprendre à l’enfant à connaître, à comparer et à juger afin de choisir, en temps utile, la route qui convient à ses aspirations profondes. Nous voulons, en même temps, arracher cet enfant au bourrage de crânes qui lui fait emboîter le pas aux plus dangereuses des propagandes : celles qui préparent l’individu à la servitude, à l’exploitation et à la guerre.

Nous voulons redonner à l’enfant bon sens et richesse — intellectuelle et morale — pour qu’il devienne un citoyen clairvoyant, capable de remplir son rôle, quoi qu’il arrive, dans la société communautaire de demain.

Communiste et socialiste sont d’accord pour cette ligne d’action parce qu’ils ont confiance dans les théories marxistes qui disent que le travailleur, dans la mesure où il s'arrache à l’envoûtement de la culture capitaliste et à l’asservissement de la misère reprend conscience des destinées majeures de sa classe et rejoint les combattants qui l’ont précédé dans le combat pour la société socialiste.

Le catholique pense de même qu’il faut cultiver en l’enfant toutes les richesses que Dieu y a placées ; qu’il faut suivre les enseignements du Christ qui font des Evangiles le plus moral mais aussi le plus séditieux des écrits. Il a confiance dans la personne humaine illuminée par l’image de Dieu qui en fait le prix et il est persuadé que l’enfant élevé avec bon sens et compréhension, sera sensible à la religion profonde qu’il cultive. Il remarque même que l’Ecole laïque n’a pas si radicalement déchristianisé le peuple ; elle a contribué simplement à le décléricaliser ; et c’est pourquoi l’instituteur catholique dénonce les attaques politiciennes contre la laïcité dont il se déclare un dévoué défenseur.

Les rationalistes et les libres penseurs savent aussi qu’il ne saurait y avoir d’autre éducation que celle qui, partant de la base, de la vie pt du travail, dans une communauté active, habitue les enfants qui seront les hommes de demain, à agir rationnellement, méthodiquement, dans la solution des problèmes qui leur sont posés, et à se défendre obstinément des bourrages de crânes qui obscurcissent l’esprit et abêtissent l’action.

Les anarchistes sont avec nous parce que nous réalisons les rêves de tous les grands éducateurs qu’ils se glorifient de compter dans l’histoire de leur mouvement et qu’ils sentent combien notre respect de la personnalité enfantine est à la base d’une éducation qui ne sacrifiera pas automatiquement l’individu à la termitière.

Et ceux qui sont simplement laïques sont avec nous encore pour la formation de l’homme qui saura défendre sa dignité d’homme et de travailleur, selon les principes mêmes des grands laïcs au cœur généreux dont ils sont les continuateurs.

En somme, nous puisons tous à une même source que nous nous appliquons sans cesse à creuser et à mieux aménager pour qu’elle nous fournisse toujours une plus grande quantité d’eau claire et vivifiante, dont nous avons tous, au même titre, le plus vital des besoins.

Les uns puisent l’eau dans une carafe de verre, d’autres dans une gourde ou dans un tonneau, d’autres peut-être dans leurs mains, ou comme les bergers, dans le rebord de leur chapeau de feutre. Nous pouvons n’être pas d’accord sur le degré de perfection de nos récipients respectifs, mais nous sommes tous d’accord sur la nécessité de produire, de recueillir et d’utiliser l’eau claire dont nous désirons nous abreuver.

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Un autre grand principe qui nous unit, c’est que nous sommes tous d’accord aussi pour rejeter le dogmatisme et les catéchismes quels qu’ils soient — religieux, philosophiques ou politiques. Nous n’aurons donc pas, dans notre mouvement, à disputer sur la valeur des catéchismes. Tout au plus aurons-nous à nous défendre, coopérativement, contre toute déviation, contre tous actes ou tous écrits qui, inconsciemment — nous sommes si totalement déformés — nous- feraient glisser vers les catéchismes dont on nous a si amplement abreuvés.

Un troisième grand principe nous unit.

Nous avons fait l’expérience, dans nos classes, du laïus qui n’est que laïus, de l’écrit qui n’est que formule pour nous orienter dans des voies qui ne nous sont point naturelles, de la morale qui reste verbale et métaphysique, et dont l’enfant prend couramment le contre-pied.

Nous avons vérifié dans notre mouvement, au feu de l’expérience décisive, l’inutilité de la propagande-propagande, c’est-à-dire de la parole ou de l’écrit qui ne sont pas rattachés organiquement, fonctionnellement, à la vie, au comportement et au travail des individus. Pendant longtemps nous avons répété des formules, que nous croyions claires et convaincantes, d’éducation nouvelle. Nous ne progressions pas. Nos groupes font maintenant leurs réunions de travail sur le lieu même de travail, dans les écoles pratiquant nos techniques, là où l’action vivifie les paroles qui prennent alors un nouveau dynamisme en reliant 1a théorie à la pratique. Nous n’avons certes plus l’illusion de croire que nous allons être suivis par les mille auditeurs enthousiastes d’une Conférence publique, mais ceux qui viennent maintenant à nous sont pris définitivement dans un mouvement dont ils deviennent les acteurs et les militants.

Alors, nous le disons très franchement. Nous n’allons pas, dans nos Congrès ou dans nos revues, faire croire que nous avons poussé le mouvement dans une direction partisane parce que nous aurons répété quelques formules de propagande, parce que nous aurons imprimé un nom, cité un fait flagrant. Croit-on que nous avons la naïveté de penser que, parce que nous avons cité le journal Vaillant, des centaines de camarades vont se précipiter sur ce journal d’enfants ? Vaillant, comme Francs-Jeux, progressera dans la mesure où il répond aux besoins des enfants auxquels il est destiné ; mais dans la mesure cependant où nous aurons fait — et c’est là notre fonction — le travail de débourrage et de redressement qui fait que des enfants à l’esprit faussé risquent d’aller spontanément aux productions que nous condamnons comme dangereusement abêtissantes.

Et cela nous amène au point délicat de notre effort de travail unitaire le bourrage de crânes dont nous sommes tous, à un degré plus ou moins grave, les victimes.

Nous avons connu, après la guerre de 14-18, « l’homme au couteau entre les dents ». On n’a pas donné aujourd’hui de nom pittoresque à l’anticommunisme, qui est pourtant plus virulent que jamais, puisqu’il est le leitmotiv de toutes les discussions parlementaires, de tous les journaux politiques et de toutes les radios. Si nous n’y prenions garde, dans notre mouvement même, seul l’anticommunisme aurait les coudées franches.

Un correspondant suisse nous écrit : « Sans vouloir critiquer la revue, je ne comprends pas du tout pourquoi tu mélanges éducation et politique. Tu donnes, par exemple, des informations sur l’Allemagne de l’Est et tu ignores ouvertement tout ce qui se passe de l’autre côté. »

J’ai répondu à ce camarade qu’il faut être Suisse pour supposer encore que l'éducation peut être séparée de la politique. Quant à nous, Français, nous mesurons trop les conséquences scolaires du succès aux dernières élections d’une majorité réactionnaire qui réveille en France les luttes anticléricales pour nous faire encore quelque illusion sur l’interdépendance de l’éducation et de la politique. Il serait même nécessaire que nous discutions dans l'Educateur et dans nos congrès de cette interdépendance, en laissant naturellement le soin, ensuite, aux éducateurs conscients de défendre l’Ecole laïque comme ils l’entendent, socialement et politiquement. Nous posons, quant à nous, la question : Y a-t-il interdépendance entre éducation et politique ? Dans quelle mesure ? Est-ce partisan de poser une telle question dans le but d’éclaircir les vrais problèmes de la réalité ? Car ce n’est certes pas, bien sûr, parce que cette liaison risquerait de compliquer notre travail coopératif que nous devrons nous masquer les yeux, et croire — et faire croire — ce qui n’est peut-être pas la vérité historique.

Sommes-nous, enfin, partisans, dans les informations que nous donnons dans notre revue L'Educateur ?

Il ne fait pas de doute que chacun pense avec les données de sa formation et de son tempérament, et que si l’un d’entre nous avait l’exclusivité de la revue, sa tendance y serait prépondérante.

Mais tous nos camarades ont la libre disposition de l'Educateur. Il n’y a pas d'exemples d’articles qui aient été refusés pourvu qu’ils se rapportent naturellement à notre travail, et qu’ils soient constructifs.

Dira-t-on que j’ai personnellement, à la revue, une place prépondérante ? Peut-être. Mais n’oubliez pas que j’ai trop conscience de mes responsabilités pour me départir de ma position, que je veux toujours impartiale et juste, et non partisane. Si parfois je commets quelque erreur — je n’en suis pas exempt -— les camarades savent protester. Ils prennent parfois les devants et je ne saurais m’en plaindre, actions et réactions étant absolument nécessaires à l’établissement d’une ligne juste issue de notre commune expérience.

On nous reproche de ne donner dans l'Educateur que ce qui concerne l’Allemagne de l’Est.

Ueberschlag, dont j’ignore les opinions philosophiques ou politiques, pourrait dire s’il y a eu quelque parti-pris dans notre souci d’informer. Nous donnons justement dans l'Educateur n° 4 un abrégé de la longue traduction qu’il nous avait fait parvenir d’une revue de Munich, consacrée aux constructions scolaires.

Le hasard a voulu que nous entrions en relations avec notre camarade Yegelahn, de Berlin zone ouest, qui peut se rendre sans doute facilement à Berlin- est et nous envoie les meilleures revues pédagogiques et les revues d’enfants qu’il y trouve. Nous regrettons de n’avoir pas, dans toutes les régions d’Allemagne et dans les autres pays un camarade aussi dévoué pour nous documenter sur les réalités de l’Ecole dans l’Allemagne de l’Ouest.

La caractéristique de notre situation actuelle, c’est que nous n’avons pratiquement aucune information ni d’Allemagne de l’Ouest, ni de Pologne, ni de Tchécoslovaquie, ni d’URSS, ni d’Angleterre, ni des U.S.A. Il y a plusieurs mois, nous avons demandé à toutes les ambassades de faciliter les voyages de nos délégués dans leur pays. L’Angleterre, les U.S.A. nous ont répondu qu’il n’y avait aucun crédit de prévu. Seules, la Pologne, la Tchécoslovaquie et l’URSS nous ont dit qu’elles allaient étudier cette possibilité.

Plus récemment, nous avons écrit de nouvelles lettres aux ambassades. L’URSS nous a envoyé les livres dont Elise Freinet a rendu compte. La Pologne nous donne des adresses et nous recevons un journal en espéranto de Pékin. Nous venons de recevoir des documents de l’U.S.A. Nous tirerons parti au maximum de toute ces richesses.

Tout ce que nous pouvons affirmer, c’est que nous ne craindrons pas, pas plus que par le passé, de prendre notre miel où nous le trouvons. Et nous prétendons avoir le droit de dire librement où nous le prenons, même si c’est en URSS, en Pologne ou en Chine.

Cette même attitude compréhensive, juste et libre, nous la garderons de même au point de vue philosophique et religieux. Le passé tout récent montre que nous savons le faire avec quelque perspicacité.

Dès septembre, à tous les instituteurs catholiques réunis, j’ai donné intégralement mon point de vue de non croyant qui sait comprendre et apprécier les catholiques lorsqu’ils ne sacrifient ni à l’abêtissement des catéchismes, ni à perversion partisane des politiques. Et je trouve aujourd’hui, sous la plume même des catholiques qui rédigent « la lettre aux Instituteurs catholiques du Doubs, de la Haute-Saône et du Territoire », la justification de mes points de vue :

« La politique, une mauvaise politique, a brouillé les cartes et tendu sur les réalités vivantes un voile d'illusion...

... La neutralité de l'école laïque, même sous sa forme actuelle, encore critiquée, et sans doute parfois critiquable, n'est pas un vain mot...

... Nous protestons hautement contre l'état d'esprit qui règne dans beaucoup de milieux catholiques ...

... Nous ne constatons nulle part que l'irritation provoquée par les récents débats ait déclenché, même sous une forme discrète, une « chasse aux catholiques », tant chez les maîtres que chez les élèves de l'école laïque. Seuls les forts savent être tolérants. Et nous croyons comme eux que, quoi qu'il arrive, l'école laïque est, moins que jamais un mort dont on puisse préparer les funérailles. »

Nous savons que les camarades catholiques de notre mouvement s’emploieront avec nous pour que ne s’institue pas davantage une chasse aux communistes, ni même une chasse aux rationalistes ou aux matérialistes. La C.E.L. restera le lieu de rencontre des éducateurs qui, par-dessus les tendances, savent travailler en hommes et en citoyens pour former des hommes et des citoyens.

Encore faut-il, certes, que les camarades sentent cette nécessité, et qu’ils ne croient pas à la primauté absolue, à l’exclusivité, allais-je dire, de l’action syndicale, sociale et politique immédiate. Si l’on nous objecte que nous ne faisons rien pour faire baisser le prix du papier qui va devenir prohibitif pour nos petites imprimeries, pour lutter contre la fascisation de l’Ecole, pour défendre la laïcité et la paix, nous répétons encore une fois que nous ne sommes ni un syndicat, ni un cartel laïque, ni une association de parents, ni un parti politique. Nous sommes un groupement d’éducateurs. Mais nous avons la prétention, par des techniques que nous voulons au maximum libératrices, d’ouvrir les yeux, la pensée et le cœur des éducateurs qui s’enthousiasment pour notre large et profonde action pédagogique et qui deviennent — il nous serait facile d’en faire la preuve — de bons ouvriers de la lutte syndicale, de l’union avec les parents, de l’action laïque et de la bataille politique dont nous nous appliquons à montrer la nécessité.

Notre contribution spécifique à cette lutte commune, elle est ailleurs, elle est dans notre effort pour une meilleure formation humaine de nos enfants — qui seront les citoyens actifs de 1960 —, dans notre souci de leur donner activité, élan, sens social, souci des responsabilités, aptitude à l’effort et au sacrifice, dans notre souci de dégager enfants et éducateurs de la lourde chape scolastique qui en fait, d’avance, des serviteurs dociles de tous les exploiteurs. Notre lutte laïque, elle est dans la figure nouvelle, vivante et humaine, que nous nous appliquons à donner à notre école et dont le bel article, si émouvant, de Mlle Delmarle, que vous trouverez ci-dessous, permet de mesurer la portée. Notre participation à la paix, elle est dans cette conscience nouvelle que nous donnons aux éducateurs et à leurs enfants des véritables conditions économiques et sociales, dans ces liaisons que nous tâchons de nouer par-dessus les frontières ; elle est dans notre soif commune de justice et d’humanité.

Cette action ne se mesure certes pas à l’importance des motions votées ou aux meetings que nous pourrions animer. Si l’on pense qu’il est normal que les pères — et les instituteurs — réclament dans la rue ou à l’atelier la liberté, la laïcité et la paix et tolèrent ensuite, dans les classes une pédagogie à 100 % réactionnaire, en contradiction flagrante avec leurs propres comportements, alors ils peuvent nous jeter la pierre. Cet effort pour la justice sociale, pour la liberté et la paix, nous le commençons, nous, à l’école, avec clairvoyance, ténacité et dignité. C’est notre combat spécifique, qui suppose notre intégration au vaste combat que mènent les peuples pour la liberté et la paix. Ce combat, nous le continuerons avec la conscience de tenir notre place dans l’action permanente, difficile et complexe des travailleurs pour leur émancipation.