L'Educateur n°18 - année 1951-1952

Juin 1952

DITS DE MATHIEU - du pain et des roses

Juin 1952

Il faut, à nos enfants, du pain et des roses.

Le pain du corps, qui maintient l’individu en bonne santé physiologique.

Le pain de l’esprit, que vous appelez instruction, acquisitions, conquêtes techniques, ce minimum sans lequel on risque de ne pas atteindre à la santé intellectuelle souhaitable.

Mais les roses aussi. Non point par luxe mais par nécessité vitale.

Je regarde mon chien. Bien sûr, il lui faut manger et boire, pour qu’il n’ait pas faim et qu’il ne tire pas désespérément la langue. Mais ce dont il a plus de besoin encore, c’est d’une caresse du maître, d’une parole de sympathie, ou parfois d’une parole tout court ; c’est de cette affectivité qui lui donne le sentiment de la place, qu’il voudrait très grande, qu’il tient dans le monde où il vit ; c’est de courir dans les fourrés ou seulement de japper longuement le soir au clair de lune pour, semble-t-il, entendre résonner sa voix comme si elle ébranlait magnifiquement l’univers.

Vos enfants ont besoin de pain, du pain du corps et du pain de l’esprit, mais ils ont plus besoin encore de votre regard, de votre voix, de votre pensée et de votre promesse. Il leur faut sentir qu’ils ont trouvé en vous, et dans votre école, cette résonance qui donne un sens et un but à leur vie. Ils ont besoin de parler à quelqu’un qui les écoute, d’écrire à quelqu’un qui les lise ou les entende, de produire quelque chose d’utile et de beau qui est l’expression de tout ce qu’ils portent en eux de généreux et de supérieur.

Cette nouvelle intimité qui s’établit par le travail, entre l’adulte et l’enfant ; ce graphisme apparemment sans objet que magnifie la matière ou la couleur, ce texte qu’éternise l’imprimerie, ce poème qui est chant de l’âme, ce chant qui est comme un appel de l’être vers cette affectivité qui nous dépasse, c’est de cela que vit votre enfant normalement nourri de pain et de connaissances, c’est cela qui le grandit et l’idéalise, qui ouvre son cœur et son esprit.

La plante a besoin de soleil et de ciel bleu ; l’animal non dégénéré par la domestication ne sait point vivre sans l’air vif de la liberté. Il faut à l’enfant du pain et des roses.

 

DITS DE MATHIEU - le poids de la servitude

Juin 1951

— On dit que nos brebis sont bêtes. C'est nous qui les rendons bêtes en les parquant dans des étables étroites, sans air et sans lumière, où elles n’ont d’autres ressources que de piétiner en bêlant, jusqu’à ce qu’apparaisse le berger ou le boucher.

Et nous les rendons bêtes encore lorsque, en pleine montagne, nous les obligeons, sous la menace du fouet et des chiens, à suivre passivement, sur la draille tortueuse, les pas de la brebis qui est devant et suit elle-même le bélier à longues cornes qui ne sait pas davantage où il mène le troupeau mais qui est fier d’être le bélier.

Nous les rendons bêtes parce que nous réprimons brutalement toutes tentatives d’émancipation, toutes velléités des jeunes moutons de partir faire leurs expériences hors des chemins battus, de se perdre dans les fourrés, de s’attarder parmi les rochers, même s’ils n’y récoltent que déchirures et grincements de dents.

Mais nous, nous sommes excusables. Notre but n’est point d’éduquer nos brebis ni de les rendre intelligentes, mais seulement de les dresser à subir et à accepter, à désirer même la loi du troupeau et de la servitude, celle qui fait la bonne graisse et les lourds bénéfices.

Hélas ! j’entends encore des enfants ânonner en chantonnant — j’allais dire en bêlant — derrière les portes closes de leurs écoles- étables, même si ce sont des écoles-étables luxueuses ; je les vois piétiner comme mes brebis à l’entrée et à la sortie, et rien n’y manque, ni les béliers, ni les bergers autoritaires, ni les règlements aussi sévères que nos fouets et que nos chiens ; je les vois tourner tous ensemble les mêmes pages, répéter les mêmes mots, faire les mêmes signes...

Et vous vous étonnerez de les voir, plus tard, offrir misérablement leurs bras à l’exploitation et leur corps à la souffrance et à la guerre, comme les brebis s’offrent à l’abattoir !

C’est la servitude qui nous rend veules, c’est l’expérience vécue, même dangereusement, qui forme les hommes capables de travailler et de vivre en hommes.

N’acceptez pas le retour à la servitude scolaire. Méritez votre liberté !

 

Mieux s’informer, pour mieux défendre l’Ecole

Juin 1951

Dans un récent article de l'Ecole et laVie, un certain Grincheux fait remarquer fort justement « qu’il n’existe aucun ouvrage complet sur la pédagogie américaine (ou russe, ou anglaise, ou allemande) qui permette à un instituteur de chez nous de se faire une idée précise d’une classe primaire à l’étranger dans son fonctionnement quotidien... parce que notre ministère n’a jamais obtenu les crédits nécessaires pour l’envoi d’une mission qualifiée..., tandis qu’un simple contremaître de chez nous vient de s’envoler pour les U.S.A. afin de s’y initier au maniement d’une machine-outil, et d’en prendre livraison. »

Nous sommes, évidemment, en partie responsables de cet état de fait. Si, éducateurs et parents sentaient fortement la nécessité vitale d’une telle information, peut-être alors imposeraient-ils le vote des fonds nécessaires. Mais la scolastique à base de manuels qu’on nous a enseignée semblait se suffire à elle-même et nous suffire... L’Ecole traditionnelle n’avait pas besoin de machines- outils.

Se faire une idée de la façon dont travaille une école primaire à l’étranger ! Mais, se rendait-on compte, avant nos efforts, de la nécessité de connaître la façon dont travaillent les écoles françaises ? Et n’avions-nous pas été les premiers à insister sur un côté constructif et pratique d’une pédagogie qu’on ne nous enseignait que théoriquement, en nous laissant ensuite le soin de nous débrouiller en face des multiples difficultés que rencontre l’instituteur dans la conduite de sa classe. Nous étions, certes, flattés qu’on veuille bien nous considérer comme des ersatz de penseurs et de philosophes ; nous n’en regrettons pas moins de tâtonner lamentablement au point de vue technique parce qu’on n’avait oublié qu’une chose c’était de nous enseigner, par la pratique et le travail, comment on plombe un mur, comment on gâche le mortier et manie la truelle pour monter pierre à pierre la maison que l’homme saura alors habiller d’idéal et de vérité.

L’instituteur-travailleur est en train, aujourd’hui, de reprendre ses droits. C’est au nom de ses droits que nous demandons une large confrontation internationale des pédagogies et des éducateurs.

Les informations plus ou moins générales et théoriques ne manquent certes pas, à qui veut s’informer des tendances de la pédagogie dans les divers pays. Nous ne disons pas qu’elles soient-inutiles. Elles nous sont toujours quelque peu suspectes et restent pour nous bien insuffisantes, parce qu’elles ne sont que très accidentellement écrites par les praticiens eux-mêmes. Dans ce domaine, comme en tant d’autres, il y a ceux qui parlent, qui expliquent, qui divulguent ou étouffent. Leurs écrits ou leurs paroles ont toujours pour nous la tare grave de ne pas traduire les soucis essentiels des travailleurs et de ne pas répondre aux vraies questions qui se posent effectivement pour les travailleurs.

Et ce sont ces questions pour lesquelles nous cherchons une réponse.

Il ne nous suffit pas de lire un savant traité sur l’éducation américaine, anglaise, suisse ou soviétique. Nous voulons savoir comment l’instituteur de Londres, l’instituteur du petit village de la campagne londonienne, l’instituteur de New-York ou de la petite ville californienne, l’instituteur de Tchécoslovaquie et celui du kolkhoze de l’URSS résolvent, non plus théoriquement, les problèmes effectifs — et pas toujours idéaux — que leur imposent leur vie et leur métier. Nous voulons savoir, comme pour la France, comment vit cet instituteur, quels sont ses rapports avec le milieu, à quelle heure il commence la classe, ce qu’il fait de 9 h. à 10 h. ou de 14 h. à 15 heures ; nous voulons voir ses gestes, participer aux réactions vraies de ses élèves, connaître les difficultés réelles qu’ils rencontrent et comment, individuellement ou collectivement, ils les surmontent ; nous voulons savoir comment, dès la base, dans l’atmosphère sociale et politique du milieu, se construit pierre à pierre la pédagogie.

C’est ce souci majeur qui a suscité en France l’activité de notre mouvement de l’Ecole Moderne. Ce souci reste à la base de notre organisation et de nos efforts coopératifs. Nous ne sommes point partis de grandes théories, mais c’est par l’action et le travail à même nos classes que nous réalisons méthodiquement les rêves généreux des pédagogues.

Nous voulons aujourd’hui faire déborder vers l’étranger cette technique nouvelle d’information pédagogique et de travail collectif pour une meilleure éducation. Il y a quelques jours à peine, pendant le congé de Pentecôte, une cinquantaine de camarades français de l’Est partaient en car ou en auto pour aller assister à la classe en action de Lucienne Mawet. Vous en lirez d’autre part le compte rendu. Nous commencerons de même à connaître intimement, et donc véritablement la pédagogie suisse le jour où un groupe semblable ira vivre une ou plusieurs journées de classe à Evilard ou à Lausanne. Nous- connaîtrons mieux la pédagogie italienne le jour où nous aurons pu visiter la classe de Tamagnini, ou celle du Prof. Codignola.

Inutile de dire que nous sommes prêts à recevoir en échange, pour les mêmes buts, les groupes belges, suisses ou italiens qui, un jour prochain, pourraient nous rendre visite.

Cette interconnaissance n’est plus aujourd’hui hypothétique. Elle est déjà une réalité ; elle deviendrait demain un des éléments actifs de la pédagogie internationale si les gouvernements, conscients de la nécessité de cette interconnaissance, acceptaient de faciliter les visites d’éducateurs telles que nous les préconisons.

Nous demandons, à cet effet, aux ambassades étrangères de faciliter le voyage dans leur pays d’une délégation d’instituteurs — et bien sûr d’institutrices — de notre mouvement de l’Ecole Moderne Française. Mais nous désirons que ces instituteurs ne se contentent pas d’une tournée plus ou moins spectaculaire au cours de laquelle ils ne verraient que la croûte plus ou moins riche de l’éducation considérée. Nous désirons qu’ils soient autorisés à aller vivre une semaine dans une école pour enfants de 5 à 7 ans correspondant à notre cours préparatoire, et une semaine dans une école primaire de ville ou de campagne. Nous nous engageons d’avance à recevoir dans les mêmes conditions, dans nos classes, les instituteurs étrangers qui voudraient ensuite, sur des bases identiques, s’informer de l’éducation dans notre pays.

Mais il faudrait naturellement que les pays intéressés nous accordent toutes facilités en prenant à leur charge les frais de circulation et de séjour des délégations qui feraient plus pour l’interconnaissance et pour la collaboration pacifique des peuples que les plus ardents discours.

La nécessité d’une semblable prospection m’est apparue encore plus urgente à la lecture d’une brochure que nous venons de recevoir : « Où en est l’Ecole- Soviétique ? »

Nous n’allons pas résumer ici, en quelques lignes, une brochure qui est elle- même déjà un condensé de tout ce qu’un groupe d’instituteurs a pu voir, découvrir, comprendre et sentir en Union Soviétique. Nous recommandons instamment à tous les éducateurs de lire cette brochure, comme nous leur conseillerions de lire tout compte rendu semblable de visite faite par des instituteurs dans les écoles d’Allemagne, des Etats-Unis, du Brésil, de Suède ou de Chine...

Nous insisterons tout particulièrement sur quelques points de la brochure qui sont, à notre avis, décisifs pour l’avenir de la pédagogie populaire.

*

* *

L’influence décisive des conditions de milieu sur l’éducation dans une société donnée est, sinon théoriquement, du moins pratiquement, une découverte récente de la pédagogie. Elle est une conséquence d'ailleurs des bouleversements économiques, techniques, sociaux et politiques qui ont marqué les trente dernières années de ce premier demi-siècle. Et la construction en URSS d’une société nouvelle, n’a pas été un des moins importants de ces événements.

Or, soit par conformisme pédagogique, soit par peur timide de la nouveauté, soit parfois aussi par opposition déterminée aux systèmes politiques des pays considérés, nombreux sont encore les éducateurs qui tardent à admettre cette imprégnation de l’école par le milieu, même lorsqu’elle apparaît évidente. Ils considèrent volontiers leur fonction comme le mécanicien celle de l’auto qu’il vient de mettre au point et qui, dans l’absolu, ferait peut-être du 100 à l’heure.

Mais elle fera du 100 dans les conditions optima : en ligne droite, et en palier, et avec une bonne essence, s’il n’y a pas de visibilité, si la route est glissante, l’auto piétinera à 20 k.

Il en est de même pour nos méthodes. Même si, dans l’absolu, elles devaient rendre 100 %, elles peuvent bien ne donner que 10 % dans un milieu défavorable et 80 % dans une atmosphère qui en renforce les qualités et les possibilités. De sorte que notre souci — naturel et indispensable — de perfection technique, ne saurait être dégagé de la nécessité de préparer pour cette éducation les conditions économiques, sociales et humaines qui en permettront l’éclosion.

Pratiquement, nous nous trouvons sur deux pistes différentes : la nôtre où l’auto, même bien construite, même vigoureuse, s’embourbe, ou dérape dans les virages, ou hésite aux trop nombreux carrefours ; celle des pays qui sont en train de se transformer en profondeur — que nous approuvions ou non ces transformations incontestables — et, si de grands espaces goudronnés, des allées ombragées, des lignes éclairées et sûres permettent une vitesse maximum.

Pour ce qui concerne ces pays, nous aurions donc à étudier dans le détail la technique pédagogique elle-même. Les enquêteurs n’ont pas eu le temps de mener cette étude et ils ne nous en parlent qu’accessoirement. C’est une besogne que nous tâcherons de poursuivre par enquêtes personnelles et par comptes rendus de livres et de presse.

Mais nous voudrions aussi, en toute indépendance politique, étudier et apprécier dans quelle mesure des changements radicaux dans la structure et le- comportement sociaux sont susceptibles de modifier toute mie pédagogie.

Il ne fait pas de doute, en effet, que les problèmes que nous nous appliquons à résoudre en France pour intégrer davantage l’Ecole à la vie, ne se posent plus sous la même forme en Russie Soviétique ; que la création de crèches nombreuses et de jardins d’enfants influe directement sur la pédagogie de l’école enfantine ou préparatoire ; que le responsable des travailleurs agricoles en Kolkhozes et en Agrovilles, en modifiant profondément l’économie et les modes de vie, supprime purement et simplement un certain nombre de problèmes qui nous paraissent — à tort ou à raison — primordiaux dans nos vieux pays ruraux de petite propriété, supprime purement et simplement le problème, pour nous si délicat, des classes uniques dans un pays où, au dire des enquêteurs, il n’y a plus d’école à classe unique. Il est incontestable, aussi, que s’établit là-bas une pédagogie des écoles de villes que nous aurions avantage à mieux connaître pour mieux orienter nos propres recherches et nos efforts.

Nous aurions à nous préoccuper, de même, de l’influence sur la discipline et le travail, de l’existence, non seulement à côté, mais au sein même de l’école en U.R.S.S., d’associations d’enfants, Pionniers et Komsomols, qui réalisent un pont original et efficace entre les générations.

Il faut que, sans parti-pris, sans œillères, nous prenions une nette conscience de ces réalités, pour mieux y ajuster nos efforts et nos luttes. Nous y verrons, d’ailleurs, que nous sommes bien sur la bonne voie en élargissant sans cesse, jusqu’à ses limites sociales, nos conceptions pédagogiques, en tâchant d’intégrer l’école et la vie, en recommandant la création et le fonctionnement de Coopératives scolaires, en débordant, par la correspondance, le cadre désuet de l’école, et en nous mêlant, nous-mêmes, en conséquence, aux luttes sociales et politiques dont le succès décide du sort de l’école populaire.

Et c’est par cette observation particulièrement d’actualité que nous terminerons :

Des élections vont avoir lieu dont dépend, que nous le voulions ou non, l’atmosphère et le milieu dans lequel évoluent notre école et notre pédagogie. Nous n’avons pas le droit de rester inactifs et indifférents, d’abord, parce que un éducateur moderne doit donner l’exemple, en fait d’esprit civique ; ensuite, parce que du succès de la consultation électorale dépend le développement accéléré de notre pédagogie ou sa mise à l’index, sinon son interdiction. Ce n’est pas De Gaulle au pouvoir qui va nous aider à former en l’enfant l’homme et le citoyen de demain ; ce n’est pas une chambre anti laïque qui autoriserait plus longtemps les réalisations dont l’école laïque peut s’enorgueillir.

Si vous voulez défendre l’école laïque, défendre nos techniques auxquelles vous êtes attachés, défendre le métier qui est devenu pour vous une raison de vivre, vous devez faire votre devoir, tout votre devoir de citoyen. Il ne suffit pas de voter vous-mêmes pour les candidats qui vous paraissent les mieux aptes à défendre l’école du peuple, vous devez dénoncer autour de vous toutes les manœuvres, tous les mensonges, qui tendent à fausser la consultation et à duper le peuple ; vous devez poser des questions aux candidats, leur demander de prendre des engagements, faire l’impossible, en somme, pour que, après le 17 juin, nous puissions continuer dans la paix, avec une efficience accrue, la bonne besogne commencée et pour laquelle nous ne cessons de battre le rappel des bonnes volontés.

Vous avez entre les mains le destin de l’école populaire, parce que vous avez entre les mains le destin de la démocratie et de la Paix ; alors, un peu de bon sens et faites votre devoir d’éducateurs éclairés au service de l’école laïque.

 

Un ouvrier qui a su servir l'Ecole : BILLION / MORT DE Mme MONTESSORI

Juin 1952

 

Unis pour défendre l'école moderne

Juin 1952

En rentrant, avec un groupe d’élèves, d'un merveilleux voyage en Suisse, au cours duquel j’ai parlé, dans les villages et les villes à plus de deux mille collègues enthousiastes, je trouve deux documents massues :

— un long article de 14 pages de Georges Cogniot, dans la revue Nouvelle Critique de mai ;

— un article de deux pages de la revue L'Ecole et la Nation qui répète et aggrave, en lui donnant allure officielle, l’article de Cogniot, et sans doute même la partie non encore publiée de cet article. Car il y a une suite...

Mon premier mouvement, à la lecture de la Nouvelle Critique, était de dénoncer rapidement, dans l'Educateur, les assertions les plus erronées, et de continuer notre travail.

Mais l’article d’André Voguet dans l'Ecole et la Nation annonce l’intention de nos détracteurs de porter l’affaire devant les instituteurs communistes et, par-delà même, devant le grand public. « Un document d'une grande importance pour les éducateurs », annonce un placard préliminaire. «L'article de Cogniot que publie ce mois-ci la Nouvelle Critique, devra être largement diffusé parmi les instituteurs, et, en premier lieu, par les instituteurs communistes. »

Nous nous considérons de ce fait comme en état de légitime défense. Nous demandons, nous aussi à tous les éducateurs, et, en tout premier lieu, à nos adhérents, et en particulier à ceux qui sont communistes, de rétablir loyalement la vérité partout où l’occasion s’en présentera.

C’est notre œuvre commune qui est directement menacée par des attaques qui ne sont que l’aboutissement de l’incroyable campagne menée depuis trois ans contre nos techniques.

En laissant à chacun de vous le soin de défendre comme il l’entend notre œuvre commune, je verse cependant au débat quelques documents et observations.

* * *

1° Commençons par le commencement. Le titre : Essai de Bilan d'une libre critique de l'Education moderne.

Oui, c’est ainsi, camarades de l’Ecole Moderne, c’est vous qui avez travaillé ; c’est vous qui avez dépensé votre argent, donné votre peine, construit avec ferveur un édifice qui est votre totale propriété.

Et c’est de l’extérieur que des secondaires, ignorant tout de nos techniques, viennent périodiquement faire le point de nos travaux, non pas d’ailleurs en fonction de nos écoles publiques, mais en fonction de théories qui sont peut-être parfaites dans leur absolu, mais que nous ne saurions considérer, nous, autrement que dans le cadre des réalisations techniques qui les conditionnent.

Nous récusons d’avance de tels procédés. Et nous persistons à penser que le premier devoir d’un communiste conséquent est de se renseigner à fond, et impartialement, sur les faits dont il parle.

« Libre critique sur l'Ecole moderne », dit l’auteur.

Nous savons comment elle a été conduite et la place réduite dont ont disposé les nombreux camarades qui avaient protesté. On peut maintenant tirer les conclusions. Nous savons d’avance ce qu’elles seront.

Cogniot écrit bien : « Nous usons du droit naturel et commun d'apprécier des idées, des théories scientifiques (ou déclarées telles) qui ont été livrées à la publicité. »

Et c’est peut-être bien là le nœud du problème. On discute, on critique et on condamne des idées et des théories. Or, nous ne sommes ni des idéalistes ni des théoriciens. Nous sommes des instituteurs unis pour améliorer nos conditions de travail. Ce sont nos réalisations qu’il faudrait apprécier. C’est par elles que nous vivons et que nous progressons. Nous dénonçons d’avance une stérile discussion sur la théorie isolée de la pratique dont nous nous nourrissons. C’est à l’œuvre et non à ses discours qu’on juge le maçon.

Liberté de la Critique

Cogniot écrit dans son préambule : « Ici comme ailleurs l'une des méthodes essentielles pour voir clair dans les problèmes posés est le recours à la critique et à l'auto-critique. ...Le sentiment de la responsabilité des éducateurs des enfants devant les masses populaires, exige que chacun, au lieu de crier à l'inquisition (pour cacher précisément son intolérance et son dogmatisme) accepte la critique et le libre examen. »

Nous répondons que la critique loyale suppose la connaissance non superficielle et verbale, mais profonde, exacte et, pour ainsi dire fonctionnelle, des sujets étudiés. Et nous n’admettons pas que nous critiquent doctoralement ceux- là même qui ne connaissent rien, non point de nos théories mais de l’œuvre pratique que nous avons laborieusement réalisée.

Il s’agit là de la critique extérieure. Pour ce qui concerne notre mouvement — et c’est l’essentiel — il ne vit que de critique et d’auto-critique. Nul ne s’en prive chez nous et notre dernier Congrès en apporte encore la preuve.

Echos du Congrès :

Ne serait-ce d’ailleurs pas à nous de nous étonner de cette forme partiale de critique. Comment ? Un grand Congrès se tient à La Rochelle ; c’est le plus grand Congrès pédagogique de France. Mille éducateurs y participent ; le Comité Central du Parti Communiste y délègue deux de ses membres : Voguet et Guy Besse. Et le journal L'Ecole et la Nation n’en donne pas un mot et se garde bien de reproduire les motions qui, à elles seules, réduiraient à néant les accusations portées dans la revue. Nous en redonnons l’essentiel.

MOTION SUR LA PAIX :

Les éducateurs de l'Ecole Moderne s’engagent à travailler plus que jamais, en classe et hors de la classe, et dans leurs associations philosophiques, syndicales et politiques, pour que tout soit fait, dans un suprême effort uni, afin d’écarter de notre pays et du monde entier les terribles menaces de la guerre mondiale dans toute son horreur !

CONTRE LES DEPENSES DE GUERRE ET LES ARMES BACTERIOLOGIQUES :

Le Congrès réclame :

— La cessation immédiate des hostilités en Indochine et en Corée ;

— L’arrêt du réarmement.

Le Congrès s’élève avec la plus grande vigueur contre la préparation et l’utilisation de la monstrueuse arme bactériologique.

CONTRE L’OCCUPATION AMERICAINE :

Le Congrès demande :

Le départ des troupes américaines et le retour à une politique d’indépendance nationale.

POUR LA DÉFENSE DE LA LAÏCITÉ :

Constate que la laïcité a subi depuis l’an dernier, une défaite sérieuse due, en grande partie, à un système électoral qui a faussé l’expression de la volonté populaire au point que la majorité laïque des citoyens français est représentée à l'assemblée générale par une majorité antilaïque.

POUR LE RETABLISSEMENT DES RELATIONS CULTURELLES :

Il demande que des relations culturelles normales soient établies avec tous les pays de démocratie populaire.

MOTION SUR LE CRIME D’ATHÈNES. ..

PROTESTATION CONTRE L’EXÉCUTION DES PATRIOTES ESPAGNOLS. PROTESTATION A PROPOS DES MENACES CONTRE FONTANIER : PROTESTATION A PROPOS DE L’AFFAIRE VIGUEUR.

CONTRE LES BRIMADES DES INSTITUTEURS TUNISIENS.

4° « Toute école dans une société de classe a un caractère de classe ; les buts de l'éducation lui sont fournis du dehors par la réalité sociale environnante. »

Nous sommes d’accord à 100 % avec Cogniot.

C’est parce que nous en sommes persuadés que nous puisons sans cesse dans le milieu — et qui est chez nous le milieu prolétarien — les fondements essentiels de toute notre pédagogie.

5° « La définition du contenu de l'enseignement apparaît comme le problème central, celui qu’il faut résoudre avant de songer à n'importe quelle technique. »

Nous ne pensons pas qu’une telle affirmation soit marxiste. Le contenu de l’enseignement ne saurait être prédéterminé, sans considération des notions de milieu et des formes de travail, donc des techniques.

Nous ne sommes d’ailleurs pas contre une certaine forme de contenu. Nous ne voulons pas que ce contenu nous ramène aux leçons des manuels, à l’étude passive des résumés — quel qu’en soit le contenu — et, en définitive, à un dogmatisme que nous, ne sommes pas seuls à rejeter. Mais nous pensons que, dans le jeu loyal du milieu prolétarien, nous butons sans cesse sur les contradictions capitalistes et que cela nous pose les vrais problèmes du Contenu à l’Ecole du Peuple.

« Le travail, les activités manuelles, les méthodes de l'éducation dite nouvelle ne constituent qu'un ensemble de procédés vides de signification pour le peuple s'ils ne sont pas associés à une prise de contact avec le travail social en tant qu'il lutte pour son affranchissement. »

D’accord à 100 %. C’est pourquoi nous avons dénoncé le manuellisme, l’éducation nouvelle et le jeu et que nous puisons dans le milieu du travail et du peuple la compréhension et l’esprit qui remplissent le vide de la scolastique.

7° « L'éducation " populaire ”, loin de tomber dans la démagogie menteuse de l'éducation ” libre ”, dans l'individualisme anarchisant, dans le naturalisme biologique de la ” spontanéité ” ou des possibilités vitales, prend pour fin des fins sociales, les fins de la classe avancée de notre temps. »

Nous précisons encore une fois que ces critiques se trompent d’adresse, que nous ne sommes nullement pour l’éducation libre, mais pour la formation communautaire et coopérative qui réalise le véritable apprentissage de la vie sociale ; que nous sommes contre l’individualisme anarchisant, notre travail étant toujours motivé par un but social non scolastique ; que nous sommes contre ce dogme de la spontanéité qui est toujours tempéré et orienté chez nous par la « Part du maître ».

8° Il s’agit maintenant de montrer que nous sommes neutres.

Ce combat contre les écoles-casernes, contre l'autoritarisme et le dressage réactionnaire, contre la pédagogie du bourrage de crânes à la veille des examens... ce n'-est pas nous qui les avons découverts, dit Cogniot. Les marxistes et Engels lui-même avaient mis l'accent sur la nécessité de cette lutte.

Et qui, par hasard, aurait dit le contraire ? Qui aurait prétendu que rien n’a été fait avant nous ? Nous apportons notre pierre à la lutte engagée. Va-t-on nous le reprocher ?

Et l’auteur cite des passages édifiants de la brochure de Marie Cassy sur les Ecoles de Villes, pour conclure : « Mais s'indigner ne suffit pas. Il faut aussi comprendre la raison de tels phénomènes, leur raison d'être. »

L’indignation n’en est pas moins le premier pas. Nous tâchons et nous tâcherons d’aller plus loin, sans cesse, dans la connaissance dynamique des événements qui conditionnent notre comportement pédagogique.

« De cette situation, dit Cogniot, est né chez des membres honnêtes du corps enseignant le désir naturel et sain, "d'ouvrir l'école sur la vie", de chercher de nouvelles méthodes d'éducation, de se préoccuper des intérêts enfantins.» Ce désir — nous l'avons déjà pour notre part, écrit maintes fois — doit être encouragé : 1° parce qu'il est positif, pédagogiquement parlant; 2° parce qu’il peut aboutir par des procédés comme l'étude bien conduite du milieu, à rapprocher les élèves d'une vue juste de la société et conduire à développer l'esprit critique chez les enfants ; 3° parce qu'il marque le commencement possible d'une lutte de portée sociale contre l'administration réactionnaire. »

Nous sommes bien sûr d’accord à 100 % avec Cogniot.

Mais voilà, l’auteur écrit en renvoi : « Le problème est de savoir si, pour le groupe Freinet, il y a action positive ou non, et cela dans les circonstances d'aujourd'hui. »

Nous aurons l’occasion de répondre à cette question en fin du présent article.

10° Mais voici plus grave : Cogniot écrit :

« Il est certain que beaucoup d'éducateurs, surtout des jeunes, enthousiastes et généreux, ont adhéré au groupe Freinet avec cette intention louable de lutter contre l'emprise de la réaction et de l'administration sur l'école.

« Mais que voient-ils aujourd'hui ? Ils voient très souvent les Directeurs d'Ecoles Normales, les Inspecteurs Primaires, les Inspecteurs d'Académie, les Recteurs, les Directeurs de l'Enseignement, les ministres adorer ce qu'ils brûlaient il y a 20 ans, les plus hauts fonctionnaires recommander les ” techniques ” de l'éducation ” moderne " et présider les conférences de Freinet. Ils voient aussi le journal de Freinet, l’Educateur, et les autres publications du groupe se féliciter presque dans chaque N° de l'appui bienveillant des chefs hiérarchiques ( comme dit le groupe Mosellan), de l'orientation favorable des Instructions ministérielles, de l'opinion maintes fois formulée et sans ambigüité par des personnalités officielles autorisées (Brochure Ecole de Villes). »

Et voilà ! Nous sommes vendus aux Officiels !...

Nous protestons avec la plus grande véhémence contre cette calomnie.

Notre mouvement est un mouvement d’instituteurs laïcs qui ne comporte en son sein aucun officiel, où nous agissons en totale liberté et indépendance. Si certains chefs, reconnaissant les avantages et les succès de nos techniques, nous permettent momentanément de travailler dans de meilleures conditions, devons-nous repousser leur sympathie qui ne s’exerce jamais que de l’extérieur ? Devons-nous considérer systématiquement comme ennemis de l’Ecole laïque les nombreux Inspecteurs Primaires qui sont, eux aussi, sortis du peuple et savent encore le servir avec dévouement et efficience, et n’avons-nous pas le devoir de les intéresser, eux aussi, aux problèmes majeurs de nos écoles prolétariennes ? Y a-t-il une ligne de démarcation infranchissable entre les éducateurs et leurs chefs hiérarchiques, ou peut-on penser qu’une collaboration digne et consentie est souvent possible, même dans l’époque actuelle ?

Nous sommes vendus ? Où est notre plat de lentilles ?

Freinet a été, tant qu’il a exercé, le seul instituteur des A.-M., et peut-être de France, à ne bénéficier d’aucune promotion au choix ; Elise Freinet, malade, avait été remerciée avec une pension de 876 fr.par an (je dis par an). Nous n’avons jamais eu de subvention pour notre école, qui a pourtant abrité tant de malheureux et sauvé tant de centaines d’enfants espagnols qui peuvent venir témoigner aujourd’hui encore de notre dévouement à la grande cause des enfants du peuple. Après la guerre, la Sécurité Sociale, même lorsqu’elle était entre les mains des progressistes, a refusé de nous confier des enfants qu’elle préférait placer dans des maisons d’enfants marchandes de soupe ; nous avons offert des places aux associations de mineurs du Nord qui ont refusé. Et aujourd’hui encore nous faisons vivre notre institution avec des pensions mensuelles de 7 à 12.000 fr. alors que toutes les maisons d’enfants alimentées par la Sécurité tournent sur le pied de 1.000 fr. par jour, 30.000 fr. par mois. Et nous payons nos éducateurs — et au tarif normal !

L’Assistance publique et les divers services d’aide aux enfants se refusent à nous confier leurs pupilles.

Si nous restons aussi scandaleusement pauvres, ce n’est point pour faire preuve d’originalité, mais parce que l’indépendance se paie, et qu’aucune organisation officielle ne veut aider Freinet. Les progressistes se rencontrent malheureusement avec les officiels pour cette mise générale à l’index. Ils font comme l’Inspecteur d’Académie de Nice qui disait à M. Ischer, Directeur de l’Ecole Normale de Neuchâtel : « Je pense que vous monterez à Vence visiter cette pauvre petite chose qu’est l’Institut du Pioulier. Il est étonnant de constater qu’en Suisse vous soyez si singulièrement attachés à un homme que nul ne prend au sérieux dans notre département. »

Après la dure bataille de St Paul, qui m’a obligé à prendre ma retraite anticipée, nous avons construit de nos mains, sans jamais aucune subvention, notre petite chose qu’est l’Ecole Freinet. En 1940, j’ai été interné pendant 20 mois dans les camps de concentration, pour reprendre après le maquis et le travail de la Libération, notre vie de luttes et de sacrifices. Nous avons été odieusement calomniés alors par ceux-là même qui essaient maintenant, par la bande, les opérations qu’ils n’ont pas osé mener au grand jour.

Notre Coopérative de l’Enseignement Laïc n’a jamais bénéficié d’aucune subvention ni d’aucune faveur d’aucune sorte. Et maintenant encore, les officiels nous sont si favorables qu’il nous faut mener une campagne nationale pour obtenir, pour nos journaux scolaires, l’autorisation de circuler en périodiques. Et nous nous demandons comment le député communiste Boutavant va justifier son projet de loi qui, comme un projet de loi socialiste, tend à faire accorder cette autorisation à un mouvement considéré désormais comme réactionnaire et vendu aux officiels.

Ce que nous avons fait, nous l’avons fait par nos propres moyens, avec nos propres sacrifices, et c’est faire injure à tous nos camarades que de nous accuser ainsi d’être vendus à ceux qui sont obligés, bon gré mal gré, de reconnaître les avantages incontestables de nos réalisations pédagogiques.

C’est parce que les éducateurs de notre Groupe, appuyés sur les parents, sur les organisations syndicales et politiques, sont suffisamment forts pour imposer des réalisations conformes aux intérêts de l’école laïque, que les officiels nous tolèrent et nous recommandent. Il serait paradoxal que des défenseurs de la classe ouvrière nous reprochent ainsi une des conquêtes de notre action unie, et dont l’officialisation sert sans réserve l’Ecole du Peuple.

12° Les libertaires, les anarchistes sont les ennemis des communistes. Il faut prouver maintenant que nous sommes anarchistes.

Un adversaire de Marx, Bakounine, disait que les enfants ne deviennent plus intelligents que grâce à leur propre expérience et jamais à celle des autres. « Et cela, conclut Cogniot, signifie la démission de l'Ecole, sa renonciation à sa mission pédagogique, sa transformation en un frein social raffiné... »

Et, sous-entendu, tout cela s’applique à l’Ecole Moderne.

J’ai bien dit au Congrès quelque chose d’approchant, mais avec une nuance de taille. J’ai dit que c’est dans la mesure où on est sensible à l’expérience, qu’on est intelligent. Et tout éducateur peut affirmer ce truisme, Makarenko plus que tout autre.

Il ne s’agit nullement, chez nous, d’expériences autonomes, mêlées en milieu fermé isolé de la vie. Nous affirmons, au contraire, qu’il n’y aurait pas éducation s’il n’y avait influence de l’adulte, part du maître, dans un milieu aidant. Il nous semblait que la formule mise en valeur par Elise Freinet : la part du maître, ne permettait aucun malentendu sur notre conception marxiste du rôle de l’éducation au sein du milieu social.

Ouvrez nos journaux scolaires, nos brochures, nos fiches et la démonstration en sera facile.

13° Nous protestons de même contre cette affirmation de Cogniot, inventée de toutes pièces par des cerveaux encombrés d’idées sans prises sur la réalité : « A vrai dire, une des idées maîtresses de Freinet, en dépit de tout ce que l'expérience lui montre, est qu'il existe une possibilité de créer une école neutre, le ” phalanstère enfantin ” dont a parlé Garaudy, une école-îlot privilégiée, qui échapperait à l'influence de la société et à partir de laquelle on pourrait même régénérer cette société. »

Est-ce ignorance, ou malveillance, et, en tous cas, surdité totale à toutes les protestations que nous avons élevées contre une telle erreur ? Qu’on vienne donc voir à Vence notre phalanstère idéal, notre école-îlot privilégiée ? Qu’on aille s’informer, dans les 20.000 écoles travaillant selon nos techniques, sur le fonctionnement de leur neutralité dans les dures circonstances qu’elles doivent, en permanence, surmonter ?

Cogniot cite le centre scolaire de Gréoux-les-Bains qui, « en raison de la direction pédagogique à laquelle il était soumis, doit être considéré comme absolument typique de l'éducation moderne. »

Cogniot tombe mal. Le Centre de Gréoux, qui n’a d’ailleurs duré que deux ans, n’a jamais travaillé selon nos techniques et ne peut être compris parmi les écoles de notre mouvement.

Mais le procédé est maintenant trop flagrant. On a affirmé, on affirme et on répète que nous sommes neutres, que nous sommes anarchistes, que nous sommes réactionnaires et antisoviétiques. C’est officiel. Vingt-mille éducateurs protestent et protesteront. Rien n’y fait et rien n’y fera. Ainsi en ont décidé les autorités. Les travailleurs que nous sommes n’ont plus voix au chapitre.

14° Nous avons écrit — et c’est Cogniot qui le rappelle — : « Notre Groupe s'applique à la réforme de l'éducation des enfants comme d'autres militants luttent pour les soustraire à l’avilissement de la faim et à l'anéantissement de la guerre.

Cogniot peut ironiser. Nous n’enlevons rien aujourd’hui à cette formule. Elle ne signifie point : pédagogie d’abord. Elle signifie que chaque citoyen doit lutter dans ses organisations selon ses tendances, ses possibilités et les exigences de son milieu pour l’avènement d’un monde nouveau dont nous sentons tous la nécessité. Nous sommes sur ce point totalement d’accord avec Benoît Frachon qui écrivait dans « l’Humanité » du 1-3-52 :

« Ne pas être sectaire, c'est, lorsque des travailleurs sont réunis, ne pas oublier que des différences d'opinions politiques ou religieuses existent, qu'elles ne s'envolent pas au premier souffle du vent. C'est agir de façon que le communiste, le socialiste, le chrétien, le musulman et l'incroyant se sentent en pleine fraternité, sans que l'un ou l'autre n'impose sa loi pour mener l'action sur la base qui a servi à réaliser l'unité. »

Nous nous félicitons d’avoir réalisé cette conjonction, cette unité. Nous la continuerons.

Et pour bien montrer que, contrairement aux affirmations de Cogniot, il n’y a pas chez nous changement d’attitude mais continuation normale de cette unité qui nous a valu nos succès, nous précisons que nous continuons à penser comme en 1939, « que l'éducateur conscient est d'abord un homme socialement éduqué et actif, qui lutte dans les organisations sociales, syndicales ou politiques pour la préparation du terrain favorable au travail politique subséquent.

« Nous avons cru nécessaire de signaler au début cette obligation pour qu'on ne suppose pas que nous continuons le grand mensonge et que nous tentons d'asseoir la virilité pédagogique sur la débilité et le renoncement social. »

Je suis si à mon aise pour republier ce texte que, au cours même de mon voyage en Suisse la semaine passée, je me suis appliqué, dans mes réunions, en présence des officiels, à expliquer que, par suite des événements tragiques que nous avons vécus, nous avons dépassé le stade de la pédagogie pure, que nous nous occupons de politique, que nous militons dans les organisations syndicales qui améliorent progressivement la situation humaine des travailleurs.

Seulement je disais aussi que, pour mener cette action, nous avions su trouver entre la masse des éducateurs de toutes tendances, des points de contact sur lesquels, depuis près de trente ans, nous maintenons une unité fraternelle qui est la raison d’être et le ciment de notre mouvement.

Nous avions varié :

« On aime, écrit Cogniot en renvoi, à feuilleter de belles et pathétiques brochures de la collection Enfantines, éditées par Freinet : Chômage, La peine des enfants, Les louées, Grèves... Leurs dates, dit Cogniot : 1932 .- 1930 - 1934 - 1935. »

Depuis ? Depuis, dit Cogniot, nos brochures s’intitulent : Nos souris blanches, La légende du Buisson ardent, Friquet le Maraudeur...

Ainsi Cogniot procède à un essai d’ajustement. Autrefois, Snyders et Garaudy condamnaient en bloc. Rien de bon chez Freinet ! Aujourd’hui les lecteurs de N.C. seront étonnés de lire que nous avons édité des « documents pathétiques ».

Depuis ?

Cogniot examine avec des œillères diablement partisanes les documents dont nous lui faisions le service. Je note, depuis la Libération : L'exode, L'occupation, Des bombes sur la France, Déportés, ce document le plus accablant contre la guerre sur lequel on a fait systématiquement le silence, Vercors, Vie de Réfugié, et la toute récente Histoire vraie, sans oublier cet émouvant album en couleurs Non ! Non ! que nous avons adressé à parution aux diverses personnalités et organisations pacifistes et dont nul ne nous a accusé réception.

Mais, au fait, ces « pathétiques brochures », si pleines de ce contenu qu’on nous reproche de négliger, pourquoi « L’Ecole et la Nation » n’en parle-t-elle point ? Dans ce même N° « Pour aider nos collègues à choisir », elle fait de la réclame pour les maisons d’éditions capitalistes les plus conformistes : pour Hachette, Delagrave, Albin Michel et Flammarion. Est-ce en fonction du contenu qu’a été opéré et présenté ce choix pendant qu’on éliminait systématiquement nos brochures « pathétiques » ?

Et quand nous parlerons de sabotage de nos réalisations, au profit des firmes capitalistes, on trouvera peut-être que nous exagérons.

16° Cogniot critique notre grande unité de l’Ecole Moderne entre communistes, socialistes, anarchistes ou laïques. Nos lignes d’action commune ne seraient, selon lui, que stérile éclectisme. C’est pourtant cet éclectisme qui a abouti, à La Rochelle, au vote des motions que « L’Ecole et la Nation » n’a pas osé publier parce qu’elles donnent de notre mouvement une figure qui ne correspond pas aux conclusions de Cogniot.

Sans doute, Cogniot admet-il cette unité, mais il faudrait qu’elle soit à 100 % communiste. Nous renvoyons alors Georges Cogniot au beau discours de Frachon sur l’Unité (Humanité du 1-3-52), que nous faisons nôtre ;

« II faut, en toutes circonstances, voir les travailleurs à qui on s'adresse, tels qu'ils sont et non tels que nous les voudrions, leur tenir un langage qu'ils comprennent, qui les amène à réfléchir, à penser. Il faut les aider à démasquer, par leur propre expérience, les mensonges, les fourberies de ceux qui les induisent en erreur.

Ne pas être sectaire, c'est ne pas exiger, pour réaliser l'unité d'action, que ceux à qui nous nous adressons adoptent tout notre programme, s'ils ne sont pas convaincus que tous les points sont justes ».

Est-il beaucoup d’associations qui, des chrétiens aux communistes, soient susceptibles de réaliser l’unité à l’unanimité sur les motions qui ont terminé notre Congrès de la Rochelle ?

Depuis 25 ans nous collaborons fraternellement avec des milliers d’éducateurs de toutes tendances. Nous réalisons cette unité sur des bases de confiance et de loyauté totale. Nous continuerons parce que nous avons conscience d’avoir fait ensemble de la bonne besogne. Si d’autres peuvent faire mieux dans des associations sectaires, qu’ils essaient.

Et Cogniot cite des passages de la B.E.N.P. de Le Baleur : « Onze classes » : « en s'exprimant librement l'enfant se révèle à lui-même et devient un homme conscient... L'Ecole Moderne fait naître dans le milieu populaire des personnalités authentiques et c'est en ce sens qu'elle sert efficacement la promotion ouvrière. »

Seulement Cogniot n’est pas satisfait. Il faut qu’il nous fasse une leçon de lecture expliquée sur l’expression de promotion ouvrière, pour faire dire à Le Baleur le contraire de ce qu’il pense.

17° Pédagogie antisoviétique :

Si nous sommes neutres, il faut que nous soyons maintenant antisoviétiques. En fouillant nos publications, en torturant les textes, on trouvera bien une justification à l’accusation majeure qui doit consacrer notre exclusion du camp des progressistes — où nous avons une place si menue depuis dix ans.

Nous n’allons pas ici reprendre cette discussion sur des pointes d’épingle. Que les camarades relisent notre collection de l'Educateur, qu’ils lisent nos articles se rapportant à Mitchourine et à Pavlov, à toute la science soviétique, à notre position matérialiste de toujours, qu’ils considèrent avec quel intérêt nous donnons, toutes les fois que nous en avons, des documents sur la pédagogie soviétique, ils comprendront que nous n’ayons pas à répondre au dilemme qui clôture l’article de Cogniot : « On est en droit de demander à Freinet de cesser soit de dénigrer en fait la pédagogie soviétique, soit de proclamer en paroles son admiration pour l'Union Soviétique. »

Nous ignorons ce que dira la suite de l’article. Peut-être le contenu de cette suite est-il à l’origine de l’article que Voguet vient de donner à « L’Ecole et la Nation ».

Et nous y trouvons des accusations d’une extrême gravité contre lesquelles encore nous protestons avec la dernière véhémence.

« Proclamant la neutralité de son mouvement à l'égard des organisations politiques, y compris celles de la classe ouvrière, Freinet est conduit à soutenir des positions qui sont effectivement antisoviétiques ; il est conduit, comme au Congrès de La Rochelle, à défendre des propagandistes de la religion contre dés militants laïcs. »

Nous cherchons en vain ces positions antisoviétiques, mais nous nous demandons surtout où l’auteur m’a entendu soutenir les catholiques contre les militants laïcs. C’est notre ami Gouzil, un des éducateurs les plus représentatifs de la lutte laïque dans les régions de l’Ouest, qui est venu remercier chaleureusement le délégué catholique qui venait de présenter la motion sur la Défense laïque au sein de l’Eglise.

Nos camarades présents au Congrès protesteront certainement avec nous contre de tels procédés qui ressemblent étrangement à la calomnie publiée dans le journal « Les Nouvelles » et contre laquelle le Congrès unanime s’était élevé.

Le fond de l’histoire est encore plus ahurissant :

« On comprend, écrit Voguet, que celui qui fonde sa pédagogie sur des théories antiscientifiques et réactionnaires, laisse les maîtres sans défense contre l'irrationnel, le mysticisme et finalement l’obscurantisme que, pratiquement, il justifie et propage... Georges Cogniot souligne dans son article que beaucoup d'éducateurs, surtout des jeunes, enthousiastes et généreux, ont adhéré au groupe Freinet avec l'intention louable de lutter contre l'emprise de la réaction et de l'administration sur l'école. Ils seront donc les premiers intéressés par cet essai de Bilan où Georges Cogniot met à nu le fond effectivement réactionnaire des conceptions qui sont à la base des techniques Freinet et de la pratique pédagogique qu'elles inspirent. »

Nous avons peut-être comme le paysan qui ne sait pas expliquer dans tous leurs processus, scientifiquement, les phénomènes de culture et de fructification, mais qui est capable de reconnaître quand les plantes poussent bien et quand les fruits sont abondants et de bonne qualité. Et vous iriez prouver à ce praticien conséquent que ses théories sont retardataires et qu’il doit revenir aux anciennes pratiques dont il connaît les insuffisances.

Si nous sommes parfois hésitants devant les théories, nous connaissons tout de même notre métier ; nous savons distinguer les méthodes qui conviennent à notre classe de celles qui ne donnent que peu de résultats avec beaucoup de peine. Les Inspecteurs qui nous contrôlent savent eux aussi leur métier. Les statistiques prouvent que nos élèves affrontent les examens avec des possibilités accrues. Les parents — qui sont souvent difficiles — sont satisfaits de l’Ecole vivante que nous avons réalisée. Et enfin, nous connaissons nos collègues : ce n’est ni par générosité ni par enthousiasme qu’ils viennent à nos techniques mais seulement parce qu’ils ont constaté à la pratique que le travail tel que nous l’enseignons est plus intéressant et plus efficient. Et enfin, si mille instituteurs se sont déplacés à leurs frais pour venir à La Rochelle, ce n’est pas sous l’action d’une sorte de folie collective qui aurait tué tout leur esprit critique.

Et nous serions les obscurantistes et les réactionnaires ! Nous devrions, pour redevenir progressistes — si nous l’avons jamais été — tourner le dos à nos positions actuelles, revenir à la scolastique, replacer la chaire, symbole de l’autorité traditionnelle, reprendre les manuels — bourgeois, car il ne saurait y en avoir d’autres dans notre régime, où tout manuel doit être inscrit sur la liste départementale des manuels acceptés par l’administration, — faire ânonner des résumés et des définitions.

Il s’agit aujourd’hui de défendre l’Ecole laïque et « L’Ecole et la Nation » nous enjoindrait d’abandonner les positions avancées que nous avons conquises pour retourner dans le marais de la tradition. Pendant ce temps, les écoles catholiques qui, avec l’avantage des lois antilaïques, font un très gros effort de modernisation, nous dépasseront techniquement.

Défendre l’Ecole Laïque qui est un évident progrès sur l’Ecole confessionnelle ! Mais demain, quand le sabotage du mouvement de l’Ecole Moderne aura porté ses fruits, où s’en iront les jeunes maîtres et les jeunes institutrices avides de réalisation et de progrès ? Ils s’en iront rejoindre- le mouvement de l’Ecole Nouvelle de Cousinet et Châtelain, dont les tendances religieuses ne sauraient être contestées.

Nous ne pouvons pas croire à une telle aberration. Nous voulons penser encore que les responsables qui ont formulé ces accusations n’ont mesuré ni le contenu ni les conséquences de leurs écrits et que la protestation unanime de tous nos camarades saura les ramener à la réalité.

Pour terminer, nous rappelons que le propre des travailleurs de notre Groupe n’est point de discuter mais de travailler. C’est à notre corps défendant que nous suivons nos critiqueurs sur le terrain stérile des controverses qui ne servent que les adversaires de l’Ecole. Notre raison d’être, c’est le travail pédagogique. Ce que nous invitons nos camarades à considérer, c’est moins ce que nous pouvons dire, plus ou moins maladroitement, que ce que nous avons réalisé, que ce que nous réalisons avec notre élan et notre dévouement sans limite de prolétaires attachés à leur classe. Nous n’avons pas, nous, à nous intégrer au peuple. Nous sommes du peuple ; nous vivons et nous souffrons avec le peuple ; nous progressons avec lui. Nous ne pouvons pas le trahir parce que ce serait nous trahir nous-mêmes. Le travailleur, tant qu’il reste à son établi, ne saurait trahir sa classe. Il la trahit lorsqu’il passe du plan du travail sur le plan du verbiage et de l'exploitation.

Les travailleurs de l’Ecole- Moderne, quels que soient les anathèmes partisans et sectaires dont ils sont l’objet, continueront leur travail au service de leur classe, au service du peuple, au service de l’Ecole Laïque du peuple.

L’Ecole Moderne continue. Que les camarades qui ont conscience de son éminence, de sa force et de son avenir, se serrent autour des militants dont les sacrifices permanents devraient au moins commander le respect ; qu’ils expliquent à leurs camarades le complot et le sabotage dont nous sommes victimes ;

QU’ILS RENFORCENT NOTRE GRANDE UNITE FRATERNELLE

AU SERVICE DE L’ECOLE, AU SERVICE DU PEUPLE.

 

DU CHEVAL qui n'a pas soif à l'EDUCATEUR qui refuse de boire

Juin 1952

 

Esprit ICEM

Juin 1952

 

La vie de l'Institut

Juin 1952

 

Poignées de nouvelles

Juin 1952

 

Une enquête pour la connaissance de l'enfant

Juin 1952