DITS DE MATHIEU - Techniques

Octobre 1948

Chaque époque a ses manies, et toute manie ses dangers.

Il y a vingt ans, nos instituteurs nous vantaient la splendeur des mots et la magie des idées qu’on cultivait « rationnellement » dans des livres trop savants.

La mode est aujourd’hui à la puissance matérielle. Marcel Cerdan défile en triomphateur dans Paris, et vos enfants, dès qu’ils savent parler, vous diront le nom de tous les coureurs cyclistes.

Cette « désintellectualisation » gagne naturellement l’Ecole. Vous n’y parlez plus de « méthodes » de penser mais de « techniques » de travail. Non pas que j’estime fausse la part nouvelle que vous donnez en éducation au travail créateur ni inutiles ou dangereuses en elle-même les techniques que vous préconisez. Encore une fois, c’est l’incompréhension et l’exagération qui m’effraient. Vous avez remué une source qui bouillonne et dont la fraîcheur peut reverdir la vallée. Mais attention qu’elle ne déferle en torrent sur la pente dangereuse par où elle aurait tôt fait d’envahir la plaine de son limon stérile.

Le mot m’effraie. Et pas seulement le mot, hélas !... Je pense malgré moi à la perfection technique de l’organisation hitlérienne, dans les écoles allemandes comme dans les camps de la mort à l’horreur inégalée. Et la technique américaine ne me dit rien qui vaille avec sa civilisation mécanicienne dont la bombe atomique est le diabolique bouquet.

S’il y a une griserie de la culture de l’esprit, il y a aussi une griserie. — et qui ne vaut pas mieux — de la roue qui tourne, de l’engrenage qui mord sur un autre engrenage, de la puissance qui se décuple et se libère. L’enfant pousse son cerceau devant lui, sans autre but que de pousser son cerceau ; l’adolescent fait tourner le moteur à vide, pour le plaisir de l’entendre ronfler et pétarader. Ou bien il manœuvre les commandes de l’auto à l’arrêt, éclaire les phares, épuise le klaxon, sans se rendre compte qu’il vide les batteries et tue le moteur.

Vous accompagnez souvent le mot « technique » de cet autre mot « activités ». Attention au torrent aveugle ! N’oubliez ni la vie, ni la beauté, ni l’humanité, ni surtout l’intelligence profonde qui s’empare des réalités. Orientez et dirigez la source. Craignez de ressembler à cet âne qui, attelé à une noria, tourne tout un jour, les yeux bandés, symbole de la servitude, ou à cet enfant qui tient en laisse un gros chien-loup plus fort que lui et qui ne peut plus que suivre la bête qu’il prétend dominer et asservir.