A l'aube d’une science nouvelle

Novembre 1948

Vous connaissez Mitchourine, ce magicien des plantes qui, par son tâtonnement scientifique, a su créer tant d'espèces végétales nouvelles qui révolutionnent l’économie agricole d’un grand pays. Longtemps, ses essais dédaignés furent en contradiction avec la science officielle qui aurait su lui prouver, au besoin par la force, qu’on ne se rit pas de l’austère Faculté.

Seulement, il s’est trouvé un Lénine pour ordonner qu’on mette généreusement à la disposition de Mitchourine, l'ex-employé de gare, les moyens matériels de continuer ses expériences. Et Mitchourine a développé ses créations que Lissenko son successeur a systématisées et popularisées. Et aujourd’hui les Mitchouriniens affirment l’éminente portée de leur découverte, face à la science caduque d'un monde qui finit. Le débat ainsi déclenché restera sans nul doute comme un des grands événements de la science moderne.

Avec Mitchourine et Lvssenko, c’est l’expérience vivante qui triomphe des principes théoriques arbitrairement soutenus par des expériences de laboratoire à l'écart de la vie et de ses enseignements, c'est la conjugaison patiente des conditions de milieu, de climat, d’alimentation et d'action de l’homme pour dominer la nature et la faire servir à l’épanouissement des individus dans la grande société des hommes. Et c’est parce que les Mitchouriniens ont réussi là où échouaient les scientistes, que les Mitchouriniens ont aujourd'hui raison.

Nous sommes, depuis toujours, les Mitchouriniens de la pédagogie. Lyssenko cite avec humour la participation des savants à la reconstruction de leur pays par les recherches érudites sur... les destinées des mouches du vinaigre. Et il cite un verbiage scientifique dont il nous serait facile de trouver le pendant dans la littérature pédagogique contemporaine. Il se moque des gênes supposées par les officiels et dont il montre la totale inutilité pratique. On ne nous a pas encore parlé de gênes en pédagogie, mais y sont toujours reines d’autres entités tout aussi mystérieuses qui ont nom intelligence, mémoire, sensibilité, instruction, sans parler d'une infinité de notions aux noms barbares dont nous avons prouvé, nous aussi, la vanité. Et les savants vous dissèquent dans leurs laboratoires des personnalités hypothétiques isolées de la vie, pour la construction d’une pédagogie qui a suffisamment prouvé son impuissance.

Nous avons, nous, d’abord rétabli les conditions normales de l’éducation ; nous avons dit comme Mitchourine l'importance primordiale du milieu et la nécessité de soins attentifs à la graine dès sa germination. Nous avons abordé le problème de l'éducation dans toute sa complexe unité et nous avons construit alors, sur des bases solides et sûres, une pédagogie qui a fait ses preuves et qui s’impose progressivement, justement parce qu'elle fait ses preuves.

Certes, cette pédagogie, comme la création mitchourinienne, ne se développe pas timidement entre les murs de la classe ou des laboratoires. Elle plonge dans la vie ; elle est tout à. la fois économique, technique, sociale et même politique et c’est dans la mesure où sont résolus les problèmes économiques, techniques, sociaux et politiques qui conditionnent nos efforts, que notre pédagogie acquiert, sa pleine efficience. Cela ne veut pas dire que nous allons, nous, faire de l’économie sociale ou politique, mais nous posons hardiment et définitivement le problème et nous demandons ensuite aux divers organismes qui concourent à la formation de faire pleinement leur devoir.

Ce n’est pas notre faute si cette éducation déborde le stérile milieu scolaire. Comme pour Mitchourine, le milieu et l'action de l’homme restent déterminants dans une fonction qu’on a trop longtemps voulu enfermer dans une démarche spirituelle qui n’est qu’un aboutissement.

Notre revue L'Educateur Prolétarien (qui est devenue L'Educateur en 1939) a toujours été le reflet de cette préoccupation mitchourinienne de l’éducation populaire.

Jusqu’à la guerre, nous avons fait un effort profond et efficace pour faire comprendra aux parents et aux éducateurs l’importance du milieu sur le succès de notre éducation. Nous nous sommes beaucoup occupés des locaux scolaires, du matériel scolaire, et surtout de la santé de l’enfant, sans laquelle il ne peut pas y avoir d'éducation. Nous avons expliqué la nécessité de faire comprendre que nos élèves ne peuvent pas bien travailler en classe s'ils n’ont pas bien dormi, s’ils ne sont pas bien nourris, s’ils sont apathiques ou souffreteux et nous avons — sous la direction expérimentale d'Elise Freinet — cherché et trouvé des techniques alimentaires et thérapeutiques à la portée de tous les éducateurs et de tous les parents. Nous avons suspendu, par la suite, notre rubrique de la santé de l’enfant parce que nous étions beaucoup trop critiqués, même et surtout parmi nos amis, pour des techniques qui contredisent si radicalement les enseignements et les pratiques de la Faculté. Le succès de Mitchourine-Lyssenko nous enhardit à nouveau et nous reprendrons sous peu, sous une forme qui reste à préciser, nos conseils pour éviter la maladie et conserver à nos enfants cette santé sans laquelle rien ne se fera, pédagogiquement parlant.

Nous sommes en désaccord avec la Faculté, mais nous apportons, à une grande échelle, les enseignements d’une expérience pratique, méthodiquement et scientifiquement menée. Et, comme Lyssenko, nous dirons : le but de la médecine n'est point de chercher et d’administrer des remèdes, mais de rétablir et de conserver une solide santé. Nous prétendons y parvenir mieux que la médecine traditionnelle. Nous devons le dire et expliquer pourquoi, pendant dix ans de fonctionnement, aucun médecin n’est entré à l’Ecole Freinet, où ont toujours été évitées maladies graves et épidémies, même aux temps où la défaite espagnole entassait chez nous des déchets pitoyables d’humanité.

Et, pareillement, nous sommes des pédagogues mitchouriniens parce que, à même la vie de l’enfant, nous avons expérimenté, puis popularisé des techniques qui étaient en contradiction permanente avec les prétentions de la science scolastique.

Nous avons fait naître et triompher le texte libre dans une Ecole qui considérait comme mineure et négligeable la pensée de l’enfant.

Nous avons bouleversé la pratique de la lecture, de l’écriture et du calcul, que nous avons délivrée de la règle pour la soumettre à la loi souveraine de l'expérimentation et de l’exercice vivant et motivé.

Nous avons rénové le sens de l’outil dans la formation de l'enfant et nous avons axé la pédagogie sur la mise au point du matériel et des techniques de travail.

Nous reconsidérons de même toute la psychologie que nous voudrions délivrer des « entités » Scolastiques et scruter par des voies dont nous avons révélé la fécondité.

Nous aussi, comme Mitchourine, nous pouvons commencer à parler parce que nous avons des réalisations considérables qui témoignent en faveur de notre pédagogie. La partie n’est certes pas encore gagnée. Tous les savants de la science officielle, tous les spécialistes en chambre, tous les bâtisseurs de systèmes consignés dans des livres hermétiques, tous les contempteurs de « l’esprit », regardent d'un œil compatissant nos réalisations qui bouleversent leurs prévisions et leurs constructions.

Avec Mitchourine-Lyssenko, nous pouvons aujourd’hui les affronter plus délibérément.

Nous renverrons dorénavant nos critiques à Mitchourine-Lyssenko. Non pas parce qu'ils sont russes — la science, a-t-on toujours affirmé, n'a pas de patrie — mais parce que nous voyons dans la tendance nouvelle qui marque la discussion en cours, une compréhension féconde de la véritable science, celle qui part du travail et de la vie et qui, expérimentalement, selon des lois que précise et que fixe l'expérience loyalement menée, aboutit à la réussite constructive qui est le but de toute science.

Il est toujours risqué de partir en pointe, même lorsqu’on a consciencieusement assuré les arrières, ne serait-ce que parce qu’on est le point de mire de tous ceux que gêne cette pointe révélatrice de leur piétinement.

Notre expérience en la matière est, hélas ! longue et douloureuse et notre plus grande désillusion a été certainement pour nous l’incompréhension permanente de ceux qui devaient être les premiers mitchouriniens parce qu'ils sont les premières victimes d'une science que l’histoire a désormais condamnée.

On comprendra que nous saluions avec soulagement le triomphe d'une autre pointe dont l’importance et la portée ne font que renforcer notre confiance renouvelée dans nos méthodes de travail.

La science, dans tous les domaines, ne va pas manquer d’être secouée, dans les mois à venir, par la reconsidération dont l'affaire Lyssenko marque les prémisses. Nous n’en poursuivrons, quant à nous, qu’avec plus de vigueur nos travaux coopératifs, que nous saurons placer dans le cadre de la science nouvelle au service de l'homme.