Seriez-vous en mesure de connaître avec certitude, et en un clin d’œil, la valeur pédagogique des maîtres d’une école, l’adaptation technique de leurs classes aux besoins fonctionnels des enfants, et donc l’intérêt profond et naturel que ceux-ci portent à leur travail, et cela sans même pénétrer dans une classe, sans interroger ni maîtres ni élèves ?
Entrez dans les w.-c.
S’ils sont propres, c’est qu’ils ne servent que selon leur destination, que les enfants ne s’y précipitent que « lorsqu’ils ne peuvent plus tenir », pour en ressortir presque instantanément, sitôt leur besoin satisfait. Que feraient-ils au cabinet alors que le soleil est clair, la classe accueillante, et que les camarades les attendent pour continuer un travail qui est plus que jeu, qui est vie !
Les cabinets sont sales, les murs incrustés de dessins, noircis d’inscriptions, voire même de rimes plus ou moins ordurières qui ont coûté à leurs auteurs de longues minutes de travail appliqué... La porte elle-même, ou le cadre de la fenêtre sont gravés avec une patience qui vous étonne !...
C’est qu’alors il est des enfants qui préfèrent la puanteur et la liberté toute relative du cabinet à la passivité et à l’obéissance qui leur est imposée en classe, et qui trouvent enfin là, et là seulement, le loisir d’exprimer — si mal ! est-ce toujours de leur faute ? — un peu de cette personnalité que soulève un dernier sursaut contre l’étouffement.
Ne vous plaignez pas de ces enfants ! Plaignez-les, et plaignez l’école à laquelle certains élèves préfèrent les cabinets !...
J’ai connu un enfant —et combien sont dans ce cas, hélas ! — qui, pour se soustraire à la dureté inhumaine et à l’injustice de soi marâtre, se réfugiait le plus souvent possible dans les cabinets où il reprenait enfin, quelque peu, conscience de lui.
Que votre école ne soit pas marâtre ! Que les enfants s’y expriment librement, qu’ils dessinent, gravent, jouent, s’instruisent et travaillent !
Les cabinets seront propres.
Nous avons trop tardé, à notre gré, pour l’étude particulière de cette question qui risque de devenir comme un cheval de bataille pour un dernier assaut de la scolastique contre la vie. Un excellent article de M. Lhotte, inspecteur primaire, dans le MANUEL GENERAL du 7 décembre, sous le, titre « Les méthodes actives et l’exercice d’observation », nous est une occasion pour cette mise au point.
Disons-le tout de suite : nous sommes radicalement et définitivement contre la « leçon d’observation », comme nous sommes contre toute leçon c’est-à-dire que nous condamnons la leçon d’observation comme point de départ de notre travail, Ce point de départ restant exclusivement, selon nos techniques, l’expression libre de l’enfant, la vie et le travail, l’activité sociale, la satisfaction normale et naturelle des besoins fonctionnels que nous avons laissé se révéler ou que nos techniques nous ont permis de sonder.
M. Lhotte a fait pour nous la critique que nous avons préparée et qu’on aurait peut-être jugée, sous notre plume, partiale et partisane.
«... L’Ecole Nouvelle n’a plus d’âme. »
J’en veux prendre pour preuve aujourd’hui la leçon de sciences. Les instructions officielles de 1923, auxquelles il faut toujours se reporter, même en matière d’éducation «nouvelle », avaient précisé qu’il s’agissait « d’une méthode expérimentale propre à éveiller et à entretenir la curiosité intellectuelle ». N’était-ce point clair ? Hélas ! on avait compté sans le refus de s’élever de nos prophètes, sans leur souci du procédé, du terre-à-terre. Et l’on doit craindre aujourd’hui qu’on ne soit sorti d’une routine que pour retomber dans une autre.
J’ai sous les yeux le compte rendu de « l’observation » d’une grappe de raisin, qui fut faite par des enfants des Cours préparatoire et élémentaire. Oh ! certes on a fait là beaucoup de travail. On a dessiné la grappe, puis une feuille, puis une rafle fraîche, une sèche, un grain mûr, des pépins (nombre), puis on a pesé la grappe, on l’a mesurée en centimètres, on a pesé le plus gros grain, la rafle, compté les grains, mesuré la quantité de jus recueilli. Et puis on a soustrait pour connaître le poids du résidu, puis pour savoir de combien de grammes Paul avait été frustré au regard de Camille, et les plus grands ont eu le droit de rechercher combien pèse un litre de jus. Et je passe sur les mensurations de la treille, en long et en large. Cette treille était une mine, une mine de chiffres...
Cet inventaire tatillon et a priori stérile, fut pourtant une bonne leçon puisqu’elle est offerte en modèle, et sous les auspices des Méthodes Actives. C’est donc qu’on y a « éveillé et entretenu la curiosité intellectuelle ». Mais comment s’y est-on pris ? Voilà-t-il pas ce qu’il aurait fallu nous apprendre, plutôt que les 35 gr. que pesait la grappe de Paul et les 62 de celle de Camille ? Car on imagine bien le bambin, de 8 ans (il y en avait de 6 ! ) devant la belle grappe dorée, avec mission de la soumettre à l’épreuve de la balance et du mètre. Comment a-t-on pu le rendre curieux de cet amas de chiffres dont personne, fût-il « scientifique », fût-il savant, ne s’est jamais soucié ? Comment a-t-on pu faire jaillir de ces aridités cet étonnement qui est, à ce que disait Pasteur, le commencement de la science, l’étonnement qui mesure l’activité d’une classe et qui donne son prix à la vie.
Où est la joie dans cette école joyeuse ?... Et voici qui achève de nous déconcerter : « On mesure et on pèse beaucoup dans toutes les séances ». La classe est, à cet effet, pourvue d’une balance et les enfants munis d’un double décimètre, d’un mètre et d’un décamètre (l’un en carton, les autres en ficelle avec des noeuds). Et sans doute c’est là que notre bambin se console, car un tel attirail ne saurait être réuni et manipulé que dans une salle de classe, et il lui reste la nature entière pour se détendre affranchi de l'observation, au même titre apparemment que l’adulte qu’on n’a pas coutume de rencontrer promenant dans le monde sa balance et sa chaîne d’arpenteur...
Point de mètre tout d’abord entre le fait et l’esprit dont le premier contact, dans l’observation, atteint à la simplicité et à la soudaineté de l’étincelle. Avant de mesurer, il faut voir, et ce n’est pas le plus facile. L’OBSERVATION, C’EST UNE COMPLICITÉ DES SENS, DE LA PENSÉE ET DU SENTIMENT DONT LE RÉSULTAT, ET SOUVENT LE BUT, EST LA SOLUTION DE L’ÉNIGME QUE POSE LE FAIT OU L’OBJET. On construira sans doute quelque jour une machine capable de faire sourdre d’une grappe de raisin tous les chiffres qu’on peut rêver. Une machine à observer, jamais. L’observation exige un esprit et un cœur, et qui soient chargés par l’étincelle...
Et c’est parce que l’observation naît de l’inquiétude du sujet plutôt que des vertus de l’objet que peu nous importe, en somme, que votre ingéniosité ait découvert cent manières de retourner l’objet. Vous seriez mieux avisé en nous révélant comment on meuble un esprit d’inquiétudes, comment un objet donné peut éveiller puis apaiser une démangeaison de l’esprit...
C’est cette passion, c’est cette inquiétude, qu'il faut communiquer à l’enfant. Et c’est de la manière dont on peut enflammer un esprit, tourmenter une âme qu’il vous faut nous entretenir. Et il vous apparaîtra sans doute que cet embrasement est vie, spontanéité, élan du maître vers l’élève. N’embarrassez donc point l’éveilleur d’âme de vos trucs et de vos procédés... Et ne donnez pas à croire que la formation d’un esprit résulte de la manière dont il a acquis le b a ba ou qu’il a tracé les premiers bâtons.
L’exemple de la photo devrait nous être révélateur. Vous pouvez partir à la chasse aux images avec votre appareil imparfait, à lentille défectueuse, et vous acharner à saisir, par temps mort et sans lumière, les aspects multiples d’un phénomène dont vous voudriez fixer le déroulement et, dans huit jours, dans un an, vous chercherez dans cette série de photos floues et sans éclairage, un seul souvenir précis de ce que vous auriez voulu graver à jamais.
Il est bien préférable d’attendre que le soleil éclaire le spectacle ; vous choisirez le biais le plus favorable pour obtenir un maximum de détails. Un vingtième de seconde y suffit. Vous aurez une photo parlante, révélatrice, sensible, qui traduira un moment de vie, et la transcription dans ce moment de vie d’un état d’âme et d’un sentiment.
C'est ce que tente de réaliser le cinéma en concentrant tous les feux sur l’objet ou le spectacle à observer, en le chargeant d’inquiétude, de mystère et d’affectivité. Et le cinéaste qui, lui, est obligé de mesurer les réactions du public, le sait bien : Pour vous accrocher à un paysage, à une action, à un objet, il se garde bien de vous le présenter scolastiquement sous toutes les faces, aux diverses heures du jour, avec d’énervantes explications... Il sait que le spectateur veut du changement, et qu’il ne veut pas « savoir», il veut sentir et vibrer.
Alors le cinéaste vous accroche et vous conduit par des chemins de mystère jusqu’à ce tournant où, ému et inquiet, vous voyez tout d’un coup, dans un éclair, avec un maximum d’acuité et d'efficacité, ce que l’observation la plus attentive ne vous aurait point révélé.
Les pédagogues disent aussi : pour observer, il faut susciter et retenir l’attention. Mais — et nous l’avons noté bien des fois — vos leçons ne mettent en action que cette attention de deuxième zone dont parle Dewey. L’attention puissante, celle qui mobilise l’être tout entier, en le projetant sans réserve vers les lignes de vie révélées nécessite cette concentration de feux, cette intensité d’éclairage sans lesquelles vous n’aurez que du flou et du mort.
Nous ne faisons point cette critique pour le malin plaisir de tourner en ridicule les instituteurs attachés à leurs leçons d’observation. Nous sommes à la recherche d’une technique de travail. Il s’agit de choisir la meilleure. Et dans cette recherche, nous n’oublierons pas que la leçon d’observation n’a pas que des défauts. Elle a été, en son temps, un progrès certain sur le dogmatisme des leçons exclusivement verbales et du par cœur. Nous devons, et nous pouvons faire mieux.
Nous ne mettrons donc pas l’accent sur l’observation systématique, même lorsqu'elle est apparemment méthodique, mais sur l’éclairage par la vie. Nous nous souviendrons qu’il est bien délicat d’intéresser l’enfant, par l’extérieur, à un objet, à un événement que n’éclaire aucune lueur affective. Seuls peuvent y parvenir les éducateurs d’élite qui savent mystérieusement colorer de poésie et de sentiment les faits les plus neutres.
Par contre, quand nous avons su mobiliser par la vie, l’attention fonctionnelle des individus, nous réalisons de ce fait, automatiquement, la conjonction des feux qui donnera à l’attention son maximum d’intensité.
Nous recherchons donc cette vie, nous l’introduisons à l'école selon les mêmes normes qui portent les individus, au cours des jours, aux plus éminentes activités constructives ; nous éclairons fortement, et nous attendons le moment propice pour faire jouer le déclic qui impressionnera à jamais la plaque sensible. Nous sommes certains alors d’avoir fait de la bonne besogne et définitive.
Ce qui inquiète parfois les pédagogues, c’est cette part d’imprévu et d’accidentel que nous donnons toujours à l’exploitation de nos intérêts fonctionnels. Le pédagogue tient à faire ses leçons à heure fixe, quel que soit l’éclairage: l’emploi du temps et les programmes les prévoient et les imposent.
Prenons encore une fois exemple sur le cinéaste qui attend patiemment que le ciel soit favorable à sa prise de vue, qui utilisera les rayons brillants du matin et non la lumière comme usée et vieillie de l’après-midi, et qui profitera parfois d’une éclaircie pour réaliser en quelques minutes ce que n’auraient pu donner des journées entières de lumière tamisée.
On dira : oui, mais il y a les studios, avec leurs maquettes et leurs feux artificiels.
Oui. Mais il faudrait savoir ce qu’ils représentent de gaspillage d’énergie, si la déformation qu’ils infligent à la vie n’est pas, par elle-même, un grave danger, et si, en définitive, il ne vaut pas mieux, comme l’ont réalisé quelques films récents à succès, s’en retourner à la vie, et attendue s’il le faut que le soleil luise.
Tout ce que nous venons de rappeler ne signifie nullement que nous soyons contre l’observation et que nous en niions les avantages et la nécessité. C’est de la technique de cette observation que nous discutons. Nous aurons d’ailleurs l’occasion d’y revenir car ces notes un peu désordonnées ne prétendent point épuiser techniquement le sujet.
En attendant, voici le conseil que nous donnons :
Méfiez-vous de la scolastique, des leçons, des exercices. Ce sont des procédés apparemment commodes, consacrés par la tradition, et dont les résultats méthodiques peuvent être soigneusement consignés sur des cahiers qui sont, en effet, des modèles, ou sur des tableaux qui sont trop bien faits et trop léchés pour nous émouvoir. Intéressez profondément vos enfants à la vie, à leur propre vie et à la vie qui les entoure, raccordez cette vie à la vie d’enfants éloignés par la correspondance interscolaire ; motivez recherches et travaux par textes libres, imprimerie, journal scolaire, conférences, cinéma et photo. Vous verrez alors l’enfant accroupi devant le terrarium comme Fabre devant sas bousiers ;au travail ; vous aurez le spectacle émouvant d’une équipe, ou de toute la classe parfois, concentrés à 100 % sur l’examen d’une plante, d’un animal, ou sur le colis qui arrive de vos correspondants et qui révèle une flore ou une faune qui vous étaient inconnues ; vous partirez dans les champs non pas pour expliquer, à chaque pas, à la mode scolastique, la pierre que vous heurtez ou l’arbre que vous frôlez, mais pour enquêter, pour chercher, pour sonder, pour mesurer, comme le cinéaste qui, dans le silence de son cabinet, a préparé son scénario et qui, profitant du soleil et de l’air léger, part à la chasse aux images. Et l’heure passera ; et il n’y aura plus de récréation parce que vous aurez fait la meilleure observation, celle qui prend tout l’être parce qu’elle répond à l’être.
Chaque fois que ces conditions ne sont pas remplies, quand manque l’éclairage, il vaut mieux s’abstenir ; ne cherchez pas la lumière artificielle. Vous n’êtes pas suffisamment outillés pour la manœuvrer. Si les programmes ou les horaires, ou les inspecteurs — et cela est de plus en plus rare — vous contraignent, au moins moralement, à une observation à heure fixe, sur un sujet donné, quel que soit l’éclairage, il vaut mieux alors revenir purement et simplement à la scolastique et à la leçon verbale. Mais ne tirez jamais l’observation par les cheveux. Attention, concentration et éclairage, voilà les grands secrets d’une totale réussite.
Quand les feux sont vraiment concentrés sur un sujet, il n’est pas interdit, au contraire, d’examiner ce sujet avec quelque méthode, de le tourner et de le retourner, de noter les observations, de les traduire en texte à imprimer et à polycopier, de dessiner ce qu’on a vu, de préparer un très beau tableau synthétique. Mais ce que la scolastique place à l’origine comme instrument et objet de l’observation, nous, nous l’aurons comme aboutissant.
C’est peu, peut-être, mais c’est tout. Il y a entre les deux techniques la même différence concluante qu’entre les séries de photos floues et illisibles et le tableau vivant et illuminé.
N’hésitez pas : la vérité est toujours vers la lumière et la vie.
C. FREINET.