Contre le fascisme à l’école

Octobre 1934

La Coopérative de l'enseignement Laïc groupe, en France et à l'étranger, près d'un millier d'éducateurs de toutes tendances politiques, instituteurs et institutrices d'écoles primaires publiques, citadines et surtout rurales.

Les statuts lui interdisent de faire de la politique ; mais, créée pour oeuvrer pédagogiquement, elle a hardiment débordé le cadre étroit de l'action scolaire pour innover une pédagogie profondément scientifique et humaine, à la mesure de nos classes populaires.

C'est à dessein que le régime a essayé jusqu'à ce jour de cantonner l'instituteur dans sa seule fonction scolaire ; que les revues professionnelles s'abstiennent farouchement de toute allusion aux rapports entre l'école et l'organisation économique et sociale. Il importe pour la neutralité, pour la sécurité et la paix des enfants que, entre les quatre murs de sa classe, l'instituteur ne regarde pas, ne voie pas plus loin que ses livres, ses tableaux ou ses cartes pour que se perpétue le mensonge intellectualiste au service d'un régime d'exploitation et d'hypocrisie.

Nous avons dit, nous, qu'il ne peut pas y avoir de véritable pédagogie sans un élargissement et un approfondissement de cet horizon ; nous avons le droit et le devoir de connaître la nature et la vie de l'enfant avant l’école et hors de l'école, dans la famille, dans la société parce que les influences du milieu sont déterminantes pour la direction et la portée de notre éducation. Et nous avons le droit et le devoir aussi de dire, lorsque nous le constatons, les vices sociaux, familiaux et économiques susceptibles de saper les fondements même de notre pédagogie et qu'il faudrait de toute urgence corriger pour décupler, du même coup, le rendement scolaire de nos efforts.

Il est une vérité évidente, qui n'a même pas besoin d'être expliquées que le développement intellectuel des enfants est subordonné à leur formation et à leur développement physiologique. Avec des élèves anormaux, retardés, malades, sous-alimentés, vivant dans des taudis sans air et sans soleil, notre action scolaire est presque nulle. Qu'on améliore, au contraire, les conditions de vie des enfants, qu'on augmente leur tonus vital, et, du même coup, l'action de l'instituteur acquiert une efficacité considérablement plus grande.

L'inverse est, hélas ! vrai : qu'empirent les conditions sociales et économiques des parents et des enfants : la portée et l'influence de l'éducation diminuent encore jusqu'à tendre vers zéro. Et cela, quel que soit le dévouement du corps des instituteurs.

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Ces mêmes influences physiologiques et physiques agissent également dans l'école même.

Si les locaux sont exigus, mal aérés, sans soleil ; si l'éclairage y est défectueux ; si les enfants sont mal nourris, faute de cantine convenable au cours des interclasses ; si les élèves sont trop nombreux dans les classes, rendant impossible tout mouvement, toute manifestation naturelle de l'activité enfantine, le travail pédagogique est également profondément déficitaire ; toute pédagogie libératrice devient impossible et tous les efforts des éducateurs sont, d'avance, voués à l'insuccès.

Qu'on construise des écoles spacieuses et aérées, qu'on décharge les classes pour que l'éducateur puisse, s'occuper normalement des enfants ; qu'on sélectionne les anormaux ou retardés, qu'on soigne les malades ; qu'on fournisse les écoles du matériel indispensable, et notre action deviendra, de ce fait même, facile et féconde.

On voit maintenant l'hypocrisie : isoler l'action scolaire de l'éducateur de tous ces déterminants immédiats parler d'une science pédagogique qui ignore, systématiquement, ces influences prépondérantes, c'est perpétrer la plus dangereuse des erreurs ; c'est, en même temps, donner aux parents, ouvriers ou paysans, de faux espoirs, en leur masquant les réalités de cette lutte de classe qui place leurs enfants dans un état constant d'infériorité vis à vis des enfants bourgeois pour lesquels sont réalisées en partie les conditions économiques et sociales que nous réclamons ; c'est augmenter l'antagonisme entre instituteurs et parents mécontents du peu de progrès de leurs enfants; c'est décourager les éducateurs qui constatent l'insuccès de leurs efforts sans en déterminer les causes ; c'est servir les roueries d'un régime qui ne vit que de ces contradictions, de ces antagonismes et de ces mensonges.

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En période ascendante du capitalisme, on pouvait plus facilement tromper les masses de parents et d'instituteurs : on construisait des écoles, on créait des cantines, on prenait en considération quelques-unes des revendications du personnel enseignant touchant aux locaux scolaires ou aux conditions de travail.

Le fascisme naissant est caractérisé, au contraire, par l'aggravation des contradictions que nous venons de signaler :

-on diminue le standard de vie des ouvriers et des paysans, pendant que s'aggravent les impôts pour la guerre impérialiste qui menace. Les enfants sont les premiers à souffrir de la misère ouvrière accentuée : leurs possibilités de développement intellectuel et leurs succès scolaires en sont d'autant diminués.
-on arrête les constructions scolaires et on supprime les crédits pour matériel d'enseignement - ce qui signifie que les taudis scolaires resteront taudis, que des écoles passables deviennent taudis à leur tour, que l'instituteur sera toujours davantage privé des moyens élémentaires d'enseignement ;
-on diminue le nombre des instituteurs, opération qui ne peut s'opérer que par la surcharge anormale des classes. Tous essais de pédagogie progressive seront, de ce fait, rendus matériellement impossibles dans des classes trop exiguës pour 40, 50 ou 60 enfants entassés sous la surveillance d'un instituteur qui voudrait être un éveilleur d'âme et qui ne peut être qu'un garde-chiourme au service du capitalisme ;
-on diminue le traitement des instituteurs, ce qui abaisse automatiquement le niveau du recrutement et accentue cette évolution rétrograde de l'enseignement public.

L'accentuation du fascisme ne saurait qu'amener l'accentuation de ces mesures diverses. L'asservissement physiologique et matériel des enfants serait couronné, par l'asservissement idéologique, par l'obligation faite aux instituteurs d'enseigner les dogmes d'état au détriment de la vérité et de redonner à la religion l'ascendant d'obscurantisme, gage de renforcement des pouvoirs réactionnaires.

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C'est là une forme du fascisme contre laquelle on ne met pas en garde, comme il le faudrait, les ouvriers et les paysans antifascistes, ce qui il explique qu'on puisse impunément prendre des mesures d'une importance et d'une portée pédagogique dangereuse pour l'avenir des libertés populaires.

Le Congrès de Montpellier de la Coopérative de l'Enseignement, persuadé de la nécessité de lutter dès maintenant contre ces formes insidieuses du fascisme scolaire, nous a donné mandat :

De donner notre adhésion morale aux divers mouvements antifascistes.
De dénoncer les formes ci-dessus du fascisme scolaire et de l'accentuation de l'exploitation capitaliste.
D'inviter les animateurs des divers mouvements antifascistes à accorder à ces formes du fascisme scolaire une attention toute particulière.
De demander tout spécialement à tous les instituteurs, à tous les éducateurs qui prennent la parole dans une assemblée antifasciste, de ne point rester sur le terrain vague des généralités, mais de s'occuper tout spécialement du fascisme à l'école, en en dénonçant les hypocrites et dangereuses manifestations.
D'engager les parents ouvriers et paysans à constituer dès maintenant des associations de parents prolétariens, avec des buts élargis dans le sens que nous venons d'indiquer, de façon à lutter sur un terrain nouveau, pour la sauvegarde idéologique de la jeunesse, espoir et avenir de la victoire du prolétariat.
C'est parce que nous élargissons le champ de lutte au-delà des diverses tendances idéologiques pour ne considérer que le sort de la jeunesse prolétarienne que la Coopérative de l'enseignement laïc, qui a su animer pour l'action pédagogique des milliers d'instituteurs de toutes tendances, est sûre d'être entendue quand elle fait appel aux groupements antifascistes et à toutes les organisations prolétariennes, pour demander qu'on arrache au fascisme criminel les enfants ouvriers et paysans,

Pour le C. A. de la Coopérative : C. FREINET.