Notre position dans la lutte sociale

Octobre 1934

L'IMPRIMERIE A L'ÉCOLE

 
Notre position dans la lutte sociale
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Nous avons publié dans notre dernier numéro la lettre par laquelle la Coopérative de l'Enseignement Laïc adhère au mouvement anti-fasciste.
 
Malgré les réserves nées du souci de tous les participants au Congrès de ne prendre aucune décision susceptible de déplaire à un seul de nos adhérents, la motion antifasciste a été votée à l'unanimité après une longue discussion. C'est qu'en effet, si quelques camarades craignent de nous voir nous engager dans les luttes politiques au service de tel ou tel parti, il ne s'en trouve pas un pour nier que, dans les conjonctures actuelles, les éducateurs soient dans la nécessité de prendre position.
 
Les événements ont, hélas ! apporté une justification éclatante de notre position pédagogique depuis de nombreuses années. Au moment où la Ligue Internationale pour l'Education nouvelle semblait triompher internationalement, où les pédagogues les plus connus adoptaient d'enthousiasme ses principes, nous avons hardiment dénoncé l'erreur, consciente ou non, sur laquelle elle était fondée. La toute-puissance de l'éducation, exacte dans, son essence idéale, nous a toujours paru comme une dangereuse illusion petite-bourgeoise. Nous avons prédit l'opposition qui ne pouvait aller que croissant, entre les buts libérateurs de l'éducation nouvelle et les nécessités oppressives d’un régime d'exploitation et de vol. Nous avons maintes fois précisé le raisonnement implacable qui nous menait à cet axiome : l'éducation nouvelle ne sera possible que lorsque la révolution sociale aura remplacé par une société juste le capitalisme antisocial.
 
Qui pourrait maintenant se soustraire à l'éclatante leçon des événements historiques de ces dernières années ? Deux mondes : L'ensemble disparate des vieux états sur lequel la Ligue Internationale pour l'Education nouvelle semblait étendre irrévocablement son influence : L'un après l'autre les pays se fascisent et nous savons, hélas ! ce que cela signifie. Partout l'école recule outrageusement, matériellement, physiologiquement, intellectuellement et moralement. La misère accentuée accable chaque jour davantage les enfants ouvriers et paysans tandis qu'une réaction impitoyable remplace par les principes d'autorité les velléités libératrices des éducateurs progressistes.
 
Mais un autre monde grandit, qui, après avoir fait sa révolution, cons­truit méthodiquement ce qui sera un jour prochain la triomphante école nouvelle prolétarienne.
 
Les pédagogues bourgeois, et nos camarades éducateurs qui sont encore sous leur emprise idéologique, ressemblent à ces intoxiqués gros amateurs de vin et de café, qui se persuadent que ces boissons leur sont indispensables, qui en ressentent bien, de temps en temps, les effets nocifs, mais redoutent de perdre leurs illusions et leurs jouissances.
 
Les pédagogues bourgeois nous font un raisonnement idéal prouvant que l'éducation seule pourra transformer le monde, mais quand on leur montre la nécessité de nous débarrasser au préalable des puissances mauvaises qui empêchent l'éducation, d'exercer leur action libératrice, ils tournent court, de crainte de perdre leurs illusions de tranquillité bourgeoise.
 
Il ne s'agit pas ici de savoir si nous préférerions poursuivre méthodiquement une évolution sociale libératrice ou nous engager dans des aventures radicales. Il faut aujourd'hui regarder les réalités en face, et réagir en partant de ces réalités : Partout les pouvoirs bourgeois contrecarrent l'action évolutionniste de l'éducation. De deux choses l'une : ou bien nous abdiquons tout notre idéal et toute notre foi pour sacrifier nos buts pédagogiques à une réaction délibérément obscurantiste, ‑ ou bien nous voulons marcher de l'avant coûte que coûte, disposés à renverser les obstacles quels qu'ils soient qui s'opposent à l'épanouissement grandiose de nos rêves d'éducateurs.
 
Fascisme ou révolution : il faut choisir.
 
On s'étonnera peut-être que nous transposions aussi totalement en un problème social et politique tout le processus éducatif. Si l'action révolutionnaire seule importe, nous dira-t-on, pourquoi menez-vous une si active cam­pagne pour des techniques nouvelles que vous savez impuissantes à triom­pher des forces mauvaises ? Où   donc puisez-vous cet enthousiasme qui fait de vous de si pratiques réalisateurs ? Quels mobiles orientent vos efforts avec une unité et une sûreté incontestables ?
 
L'alpiniste qui part avant le jour à l'assaut d'un pic inaccessible sait bien qu'il ne parviendra pas du premier coup là où nul avant lui n'a pu toucher. Et c'est pourtant avec une sorte d'ivresse qu'il commence l'assaut : l'ascension et l'effort sont par eux-mêmes une récompense ; vaincre une difficulté est comme un besoin de l'âme saine et forte.
 
On s'arrête sur les plateformes pour mesurer par instants le chemin parcouru ; on admire les pics nouveaux qu'on découvre à la ronde, changeants aux divers rayons du soleil ; on rebrousse chemin parfois, on hésite, on repart, heureux si nul accident grave ne vient attrister les esprits sans rabattre l'enthousiasme ni le désir de conquête. Et on rentre le soir, exténué, blessé peut-être, mais ragaillardi et fier de cette montée vers l'azur et la liberté.
 
Nous sommes les alpinistes de l'éducation : nous avons devant nous un idéal comme but nécessaire de nos efforts. Nous avons même cette supériorité sur nos prédécesseurs et sur nombre de nos contemporains que nous connaissons avec certitude les voies qui conduisent à la conquête de cet idéal que nous savons aujourd'hui accessible. Mais nous savons aussi quels obstacles se dressent et se dresseront sur notre route et comment de hardis pionniers ont su, ailleurs, en triompher.
 
Nous nous acheminons jusqu'au pied de ces obstacles, nous mesurons exactement nos forces, nous montrons le chemin, nous accumulons les matériaux grâce auxquels des masses d'hommes pourront un jour monter plus haut triomphalement.
 
Ce faisant, nous connaissons la joie suprême d'éveiller des esprits, de semer un peu de vérité, de découvrir, ça et là des horizons nouveaux. Et si même nous devons momentanément rebrousser chemin, nous savons que jamais nos efforts ne seront totalement perdus. N'aurions-nous fait qu'entr'ouvrir pour les petits prolétaires la porte de la connaissance libératrice que nous aurions apporté notre pierre à l'immense effort populaire.
 
L'essentiel n'est-il pas d'allumer des flambeaux sur ce que nous savons être la route de l'avenir ? Et si les éducateurs révolutionnaires ne tentent pas cette besogne, qui donc s'y appliquera ? La réaction, qui ne sy trompe pas, peut tenter son oeuvre obscurantiste : si nous avons donné à l'enfant le désir, le besoin de réfléchir, de penser par lui-même, de s'exprimer, d'aller de l'avant imperturbablement, notre tâche ne saurait être vaine.
 
Car l’œuvre révolutionnaire, comme l'action antifasciste, est diverse et complexe : des impondérables que nous ne saurions, négliger y ont une importance parfois décisive. L'éducation nouvelle libératrice est un de ces impondérables : elle demande les efforts virils et permanents de tous les éducateurs d'avant-garde.
 
On nous avait dit jusqu'à ce jour : l'éducation peut tout. Quand vous avez constaté tout ce que cette formule contenait de duplicité, vous avez été entraînés vers son contraire : l'éducation ne peut rien. Et nous avons assisté à ce spectacle navrant d'éducateurs militants qui allaient inciter ouvriers et paysans à se lever virilement et qui tenaient courbés sous leur autorité despotique ceux dont ils attendent demain l'effort libérateur.
 
La vérité est entre ces deux extrêmes : ni totalement encourageante comment pourrait-elle l'être parmi les heures que nous vivons ? ‑ ni désespérante pourtant. Ce qui nous paraît du moins incontestable c'est que, s'il y a des ouvriers qui, dans leur besogne quotidienne, peuvent et doivent faire quelque chose pour l'émancipation prolétarienne, ce sont bien les instituteurs qui ont cet insigne honneur.
 
Le temps n'est plus où la révolution était exclusivement un sujet à harangues et à discours. La gestation du monde, nouveau demande un effort cohérent et inlassable de tous les travailleurs conscients. C'est aujourd'hui à même notre tâche et notre vie que nous devons accomplir notre besogne révolutionnaire.
 
Qu'on se rassure pourtant : nous ne préconiserons pas ici la propagande révolutionnaire, mais la recherche constante de la vérité pédagogique et sociale. Des modes nouveaux de penser et d'agir secouent actuellement le vieux monde. L'école nouvelle prolétarienne doit en porter en tous lieux le ferment. Nous nous appliquerons dans de prochains articles à montrer comment nos techniques nouvelles sont susceptibles d'aider considérablement, à la ville et à la campagne, au renouveau révolutionnaire que des poings vigoureux dressent face à un régime désormais condamné.
 
C. FREINET.