Faut-il réserver des étapes?

Octobre 1934

 

Notre Pédagogie Coopérative
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De Besse-sur-Issole (Var)
 
Faut-il réserver des étapes?
 
Je croyais que la nouvelle formule de l’E.P. était décidée pour faciliter la mise au point et la réalisation de certaines questions qui perdent à être soumises à la réflexion une fois de mois en mois seulement : exemple, le fichier de calcul, dont je suis passionnément les développements sans pouvoir personnellement participer au débat, parce que le calcul n'a jamais été ma partie de prédilection. Je pense que ces études devraient prendre la place prépondérante, de même que la rubrique « Pédagogie Coopérative » qui est absolument nécessaire pour l'édification des nouveaux comme aussi pour les ouvriers actuels, à condition que chacun ou presque vienne dire son mot dans l'affaire, et étaye son raisonnement et ses conclusions par des arguments, des faits précis. Il ne suffit pas, à mon avis, de dire : je fais ceci ou cela dans ma classe... il faut expliquer, toutes les fois que c'est possible, et je crois que c'est là un des attraits de notre travail, l'un des côtés originaux de la technique, pourquoi on procède ainsi, quelles sont les réactions qui ont amené l'éducateur à polir la première manière, à apporter des modifications, etc... Personnellement, je ne te cache pas que l'expérience m'a convaincu définitivement d'une chose : à savoir que l'imprimerie pratiquée quotidiennement devient un travail fastidieux pour l'enfant, et qu'il faut ‑ selon moi toujours ‑ attendre que l'élève manifeste le désir de travailler à l'imprimerie. Etant entendu que j'entends par « travail » la besogne matérielle seulement, les activités dérivant de la rédaction de textes vivants et de leur acclimatation à l'atmosphère de la classe ne subissent aucun changement. Il ne faut pas non plus que la rédaction des textes devienne une tradition journalière, sans quoi c'est rapidement pour l'enfant une nouvelle habitude avec ses exigences, donc un travail qui tend rapidement à la manière automatique. J'exprime assez mal ma pensée, mais je pense que tu devines ce que je veux souligner.
 
Evidemment, on peut tomber sur une classe qui accepte facilement cette nouvelle ordonnance du travail, mais je suis persuadé qu'on arrivera fatalement à constater une lassitude, même intermittente, chez un certain nombre. Tu me diras que je suis désespérément pessimiste, peut-être. Je t'assure que ces considérations relèvent uniquement d'un souci lancinant : examiner et préciser le plus possible ensuite dans quelle mesure l'enfant réagit en face des nouvelles formules, et dans quelles proportions il fait vraiment, pleinement oeuvre personnelle quand il s'adapte aux nouvelles techniques. Il faudrait, selon moi, ou interroger l'enfant au bout d'un certain temps de pratique de l'imprimerie, en ayant, soin dans l'intervalle de noter tous les symptômes qui peuvent éclairer notre jugement :
 
‑ Y a-t-il eu des périodes, des jours où les productions spontanées étaient moins nombreuses, ou moins intéressantes ?
 
‑ Y a-t-il eu des moments où les enfants semblaient uniquement obéir à l'habitude dans la mise en route de la classe journalière ?
 
Ces renseignements, ajoutés aux résul­tats d'une enquête faite adroitement par­mi les enfants, sous forme de questions écrites, nous donneraient, je crois, des indications intéressantes pour le perfectionnement de notre technique.
 
Je pense également qu'il y a des étapes à franchir dans l'introduction de la technique : peut-être est-il exagéré de penser qu'on doit procéder ainsi partout, mais dans la plupart des cas, je pense que l'échelonnement suivant est de nature à concilier bien des points de vue, tout en évitant de créer dans la classe un nouvel état d'esprit, dont on n'est pas sûr qu'il n'est pas aussi artificiel, en partie au moins, que celui qu'on a combattu et détrôné.
 
1 . Idée du journal de la classe.
 
2. Cette idée comprise, c'est-à-dire l'enfant se rendant compte du but et de l'intérêt d'un journal à échanger, échanges avec des classes qui en sont au même stade.
 
3. L'enfant sera amené instinctivement, par lui-même, à déplorer que ce journal, que l'on confectionne avec enthousiasme, que l'on échange avec d'autres, soit aussi difficile à confectionner, ou qu'on ne puisse en éditer qu'un petit nombre chaque fois.
 
Il faut savoir attendre, selon moi, que cette transformation se produise dans l'esprit de l'enfant, qu'il pose des questions à ce sujet, et mette ainsi à découvert sa pensée. A ce moment, il acceptera avec enthousiasme toute solution nouvelle qui lui permettra de résoudre le problème qu'il s'est posé spontanément. Nous avons à cet instant à choisir dans les moyens à lui proposer. Je crois qu'il n'est pas mauvais que nous lui imposions encore une étape, à savoir le journal polycopié, qui satisfera un premier besoin, et ajoutera à la maturation de l'esprit sur la route à suivre. L'enfant suit un processus logique, il raisonne et prend des initiatives en fonction de son raisonnement. Donc tout est bien, il ne faut rien brusquer, et savoir attendre.
 
La dernière étape est franchie un beau jour : l'enfant a eu l'occasion d'apprécier les beaux résultats accomplis par l'impression en caractères typographiques, à propos de la confection d'une pe­tite monographie communale, de l'im­pression de fragments d'histoire locale, etc., à propos desquels on fait entrer en jeu l'imprimerie comme un moyen commode de conserver des documents pré­cieux. Au cours des séances de dessin, on l'a familiarisé avec les techniques du lino gravé, la peinture à la détrempe, etc... Tout est mûr pour ta réussite.
 
Voilà mes impressions. Pour la suite de l'affaire, il importe de se rappeler que la presse et les caractères ne doivent pas devenir un nouveau moyen d'asservissement de l'enfant : il doit donc en avoir la libre disposition, pour transcrire sous une forme définitive et qu'on pourra conserver agréablement, ses impressions ses pensées, pour les transmettre dans le même temps à d'autres camarades.
 
En partant de ce point de vue, je pense qu'il est hasardeux de placer le travail à l'imprimerie dans l'emploi du temps d'une façon formelle. Il faut expérimenter, voilà tout, et adapter son travail en fonction des réactions enfantines, sans aucune obligation d'aucune sorte. Evidemment, avec les programmes et l'épouvantail du C.E.P. avec lequel je renoue connaissance, cette année, c'est un boulot... Mais enfin, il n'est pas défendu d'essayer... Et je voudrais introduire l'imprimerie dans ma nouvelle classe d'une manière idéale autant que possible, eu respectant tant que je pourrai le droit d'initiative de l'enfant.
 
C'est un peu pour cela que je m'intéresse tant à la réalisation du fichier de calcul, car je suis persuadé queles projets actuels sont de nature à alléger la besogne dans celle branche, en libérant une notable partie du temps employé jusqu'à ce jour dans cet enseignement, et donnant des résultats identiques. Je pense que la méthode adoptée, qui veut que l'on, consacre maintenant tous les efforts à la réalisation de cette entreprise, est la meilleure. Nous devons momentanément négliger les autres tâches, partiellement s'entend, pour donner la vedette à cette mise au point. Ensuite, nous pourrions nous attaquer à l'Histoire, qui a besoin d'être adaptée sérieusement.
 
H. BOURGUIGNON.
 
P.S.‑ Au moment de mettre sous presse, nous recevons de Bourguignon une lettre qui précise et complète la lettre ci-dessus et sur laquelle nous reviendrons dans un prochain numéro.
 
Parti de Signes, où il avait eu des ennuis dus en partie à l'imprimerie à l'Ecole, il vient de quitter St Maximin où la réaction essayait encore de soulever les parents contre nos techniques. Dans sa nouvelle classe abrutie par des années de discipline et de travail traditionnels, au milieu d'une population qui ne comprendrait pas une libération radicale, Bourguignon se demande s'il ne doit pas procéder par étapes pour l'introduction des techniques nouvelles.
 
Le problème est, on le voit, posé d'une façon différente et nous y reviendrons. Je donne cependant ma réponse qui, sur le terrain pédagogique strict, garde sa valeur documentaire théorique et pratique.
 
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J'ai promis à Bourguignon une réponse par la voie de l'E.P. à sa lettre qui n'était pas, à l'origine, destinée à cette publication. Cette réponse n'empêche nullement d'autres camarades de dire ici leur point de vue la discussion préparant à la réflexion étant un des buts essentiels de cette rubrique
 
Nous croyons que Bourguignon a parfaitement raison pour ce qui concerne le contenu, la portée et le buts de notre « Pédagogie Coopérative ». Divers problè­mes à résoudre se posent à nous. Dix an­nées d'expérience nous ont permis de donner desdirectives assez précises pour constituer les éléments d'une technique. Mais notre tâche n'est certes pas termi­née : il appartient à tous nos camarades de dire ici, en les expliquant, les originalités de leur travail.
 
La question envisagée aujourd'hui par Bourguignon est d'une extrême gravité et nécessite un examen attentif. Je vais donner mon point de vue qui, nous l'espérons sera lui aussi examiné et critiqué.
 
Il y a trois façons de procéder dans nos classes :
 
a) La méthode idéale qui consiste, à respecter intégralement les désirs et les besoins de l'enfant, non seulement pour la rédaction mais pour toutes les disciplines les élèves rédigeant etimprimant quand ils veulent faisant librement des recherches scientifiques ou, des études géographiques.
 
Cette méthode est sans nul doute supérieure mais elle demande aussi de la part de l'éducateur des qualités pédagogiques ainsi qu'une bienveillance ‑ j'allais dire : une complici­té ‑ hélas ! anormale des inspecteurs. Notre ami Roger avait, à Camphin-en-Pévèle, réalisé ce tour de force que tous nos lecteurs voudraient bien connaître dans le détail.
 
Or, l’expérience est là : ses élèves travaillant librement ne se sont jamais fa­tigués de l'imprimerie. Ils n'ont certes pas imprimé tous les jours, mais ils ont ensuite parfois imprimé plusieurs pages en un seul jour, rattrapant largement le retard et arrivant à sortir régulièrement leur journal mensuel.
 
b) La méthode ci-dessus, dans l'état général de nos possibilités actuelles, ne peut pas être recommandée dans nos classes.
 
Il y a la méthode qui semble préconisée par Bourguignon : garder à la classe son allure traditionnelle en laissant les enfants libres d'imprimer des textes de temps en temps.
 
Mais la liberté ne s'octroie pas ainsi par petites tranches, au moment désiré par l'éducateur. Si l'esprit nouveau dont notre technique est l'importance initiatrice n'imprègne pas les diverses disciplines, il y aura, presque permanentes, les nécessités oppressives de la pédagogie traditionnelle qui contrarient nécessairement les aspirations naturelles vers l'activité libre.                   
 
Il est à peu près certain que les élèves ainsi traités se lasseront plus vite de l'imprimerie que les élèves de Roger qui étaient totalement libres dans leur classe.
 
Les appréhensions ‑ mieux : les constatations ‑ de Bourguignon viennent sans doute de ce que ce camarade n'a jamais pratiqué que cette deuxième méthode.
 
c) Nous sommes partisans d'une troisième façon de procéder, qui répond mieux que la première aux possibilités normales des éducateurs et aux exigences des inspecteurs ‑ et qui imprègne mieux cependant que la deuxième tout l'enseignement d'un esprit nouveau nettement orienté vers la libre activité.
 
L'imprimerie à l'Ecole prend place dans l'emploi du temps régulier de la classe : tous les jours ou moins souvent même mais à heure fixe, on procède à la lecture des textes libres et à l'impression des rédactions choisies. Puis on tâ­che de faire de ces textes le centre d' ac­tivité de la journée entière par l'exploitation méthodique des centres d'intérêts ainsi révélés, et cela grâce aux outils que nous avons créés : fichier scolaire coopératif, bibliothèque de travail, fichier de calcul etc...
 
Nous savons d'avance, que nous ne réa­lisons pas comme Roger, l'idéal, qu'il se peut que des enfants soient contraints par la règle scolaire à composer et imprimer lorsqu'ils préféreraient faire autre chose, qu'il s'établisse une certaine habitude préjudiciable à l'activité individuelle. C'est un sacrifice que nous croyons nécessaire au régime scolaire auquel nous devons nous soumettre. Mais dans le cadre des programmes et des horaires nous réalisons un progrès indubitable : la pensée enfantine, malgré tout librement exprimée – anime désormais tout notre enseignement. Nous tendons à créer, à l'école, une harmonie et une vie dont la portée pédagogique est considérable.
 
Les instituteurs, les élèves qui ont goûté à cette technique ne sauraient plus se résoudre aux techniques traditionnelles. Ils peuvent avoir des moments de découragement, des envies même de revenir à la routine des manuels. Mais ils sentent vite l'abîme qui sépare la vie nouvelle de l'oppression permanente dont on est sorti.
 
Les éducateurs d'ailleurs qui, constatant les imperfections ‑ que nous connaissons ‑ de cette technique, veulent pousser plus avant n'auront qu'un pas à faire pour réaliser l'école nouvelle que nous rêvons mais dont nous croyons la réalisation impossible dans ce régime.
 
Nous sommes en désaccord également avec Bourguignon pour ce qui concerne les étapes à ménager.
 
Nous avons recommandé nous-mêmes ces étapes ‑ du journal manuscrit et de la lettre, à la polycopie puis à l'imprimerie ‑ mais comme un pis-aller pour les camarades qui, pour l'instant, ne peuvent pas acquérir le matériel d'imprimerie. Mais à tous ceux qui peuvent faire la dépense nous consultons au contraire de venir d'emblée à l'imprimerie.
 
Nous avons à faire d'urgence une course de 200 kilom. : éprouverons-nous le besoin d'essayer les modes divers de locomotion depuis la marche à pied jusqu'à l'auto en passant par le cheval, la carriole et la bicyclette ? Non, nous allons spontanément à l'auto que nous savons le mieux susceptible de nous mener au but avec le plus de sûreté.
 
Pourquoi risquer de décourager l'enfant, comme on l'a fait jusqu'à ce jour ‑ car la correspondance scolaire ne date pas de notre expérience ‑ par des moyens imparfaits, qui ne le satisfont pas pleinement, par des polycopies presque illisibles ou des textes manuscrits gauches et sans charme quand l'imprimerie est là pour transposer sous une forme artistique, claire, précise et définitive la pensée de l'enfant ?
 
Craint-on que celui-ci ne comprenne pas le sens et la valeur de l'imprimerie ? Mais, automatiquement, la pensée est multipliée pour être divulguée ; cette multiplication et cette divulgation sont à elles seules un précieux enrichissement. L'enfant, pourvu qu'on pratique simultanément les échanges que nous avons toujours dit être le complément naturel et indispensable de l'imprimerie, aura souvent l'occasion d'écrire des lettres, de copier et de polycopier textes et dessins et de se rendre compte comment et pour­quoi l'imprimerie est, dans la gamme de ces techniques, à un plan supérieur où les autres ne sauraient atteindre 
 
Nous nous faisions parfois timidement le raisonnement de Bourguignon au temps où nous nous débattions en classe même avec un matériel mal adapté à notre travail et qui ne nous donnait que des résultats imparfaits. Nous nous disions que ces ennuis, ces tâtonnements éduquaient quand même l'enfant en lui faisant comprendre les difficultés du travail et les étapes à franchir pour arriver à la perfection. Mais nous voyions bien aussi que ces ennuis décourageaient l'enfant et lui faisaient préférer des procédés plus imparfaits mais plus faciles ‑ et cela est naturel. Nous aussi nous préférons pour arriver au but une bonne bicyclette qui fonctionne à une auto qui est sans cesse en panne, même si les réparations nécessaires doivent nous familiariser avec les techniques de l'autre.
 
Non, ne craignons pas d'aller d'emblée à un mode d'expression absolument parfait : et il n'y en a qu'un : l'imprimerie.
 
On peut certes, si on le désire, faire ces enquêtes : elles ont été faites bien des fois, et, comme dans le cas de Roger, l'expérience a montré toujours que les enfants aiment l'imprimerie, même si, à certains moments, accidentellement, quelques-uns d'entre eux montrent de la lassitude ‑ phénomène normal que nous devrions respecter comme le fait Roger si les circonstances ne nous contraignaient à une règle plus stricte.
 
Plus l'imprimerie pénétrera la vie scolaire, plus seront intenses les échanges, plus sera complet et perfectionné le matériel, et plus les enfants sentiront la nécessité d'une technique qui a remué un coin de leur être, qui fait appel à des activités, A des motivations qu'on n'avait jamais su susciter.
 
Respecter le droit d'initiative de l'enfant ! On n'y parviendra point en semant sur ses pas de nouvelles difficultés mais en permettant l'épanouissement individuel dans une société rénovée ‑ épanouissement maximum dont l'exemple définitif reste pour nous la classe de Roger. Si vous ne pensez pas pouvoir atteindre jusqu'à cette anarchie (le mot étant pris dans son sens strict et non péjoratif), organisez votre classe avec l'imprimerie et n'attendez pas trop de la combinaison d'anciennes et de vieilles méthodes des satisfactions pédagogiques et du renouveau scolaire.
 
C. FREINET