Faut-il procéder par étapes pour l'introduction de l'imprimerie dans nos classes

Décembre 1934

Notre Pédagogie Coopérative

 
Faut-il procéder par étapes
pour l'introduction de l'imprimerie
dans nos classes
 
Nous avons fait, dans notre précédent numéro, une réponse pour ainsi dire pédagogique à cette question. Nous avons noté ensuite, comment, par suite d'un malentendu, la question avait été mal posée par notre camarade Bourguignon.
Voilà donc le problème nouveau : un instituteur est nommé dans un poste. Peut-il, doit-il introduire d'emblée nos nouvelles techniques ou, au contraire, ménager d'habiles transitions, commander immédiatement l'imprimerie ou commencer par une timide initiation à la rédaction libre ou la Polycopie d'un journal scolaire.
Qu'on ne nous croie pas aveuglés par notre technique et rigides dans nos principes. Nous savons trop la nécessité de ménager dans les villages de nombreuses susceptibilités, d'éviter les attaques hypocrites plus dangereuses que jamais.
Oui, nous recommandons, nous aussi, la prudence : il appartient à l'instituteur de tâter le pouls de la population, d'examiner l'état de la classe et de prendre les mesures qui s'imposent. Il peut être dangereux de tout vouloir révolutionner d'emblée, de supprimer les manuels, de ne plus faire apprendre de leçons, de ne plus donner de devoirs du soir. Nous avons connu cela.
Mais il faut cependant aussi éviter l'excès contraire : nos techniques intéressent profondément l'enfant ; les parents chercheront les raisons de ce renouveau d'intérêt et seront favorables aux techniques qui les font naître. L'imprimerie, elle-même est souvent fort bien accueillie pour peu que l'ambiance y soit propice et que l'inspecteur en tournée veuille bien, comme cela arrivé fréquemment aujourd'hui, féliciter le maître qui prend ces initiatives hardies.
Il ne faudrait pas que l'exemple de quelques camarades imprimeurs brimés fasse s'accréditer l'opinion que l'imprimerie à l'école suscite des histoires et des ennuis aux maîtres qui la pratiquent. Cela est totalement faux : pour deux ou trois instituteurs tracassés, nous pourrions en citer des centaines aujourd'hui à qui l'imprimerie n'a apporté qu'intérêt et réconfort.
Car ne nous y trompons pas ce n'est pour ainsi dire dans aucun cas parce que l'instituteur fait imprimer ses élèves qu'il est brimé : des parents, des inspecteurs parfois veulent se débarrasser de lui pour des raisons extérieures à la classe : ils s'attaquent certes au côté le plus vulnérable. Mais soyez certain que, s'il n'y avait pas l'imprimerie, on découvrirait bien quelque affaire de gifle, ou de coup de règle, ou de leçon de morale scabreuse, si ce n'est pas une accusation d'attentat à la pudeur.
Ce que nous pouvons affirmer à tous ces jeunes camarades qui pratiquent l'imprimerie ou qui s'apprêtent à nous rejoindre, c'est que nos techniques ont subi aujourd'hui victorieusement l'épreuve de la critique publique et administrative : l'affaire Freinet avait attiré, sur l'imprimerie à l'école l'attention du grand publie, un ministre avait ordonné des enquêtes, quelques petites haines se sont essayées sournoisement à nous combattre. On n'a rien pu dire contre nous qui soit de nature à susciter la méfiance.
Au contraire : plus que jamais, les chefs nous sont sympathiques, presque tous acceptent l'imprimerie, plusieurs d'entre eux la vantent dans leurs rapports ; quelques-uns la recommandent publiquement.
Le résultat patent est là : notre technique a vraiment conquis son droit de cité dans l'effort scolaire français. Ce n'est plus aujourd'hui une expérience ; c'est une réalisation définitive qui est en train de gagner la masse active du personnel.
Aussi disons-nous à nos camarades si, pour des raisons extérieures à l'influence de nos techniques, vous craignez des attaques des ennemis de l'école,soyez prudents ; changez graduellement vos techniques, modifiez lentement l'esprit de vos élèves et celui de leurs parents ; pratiquez la rédaction libre, puis l'échange interscolaire, puis la rédaction d'un journal polycopié.
Mais, sauf dans les cas rares où se légitime cette extrême réserve, adoptez délibérément nos techniques, orientez-vous vers l'école sans manuel scolaire, introduisez les fiches, l'imprimerie, le travail vivant. Vous régénérerez l'école et cela vous vaudra le maximum de sympathie. Nous avons dit de plus que nos techniques n'excluaient pas la préparation aux divers examens ; nous avons même publié une statistique tendant à montrer que les élèves formés dans les écoles travaillant à l'imprimerie savaient en grand nombre conquérir les meilleures places. L'exemple de Roger est là.
Le jour où les enfants aimeront votre école parce qu'ils aiment le travail nouveau auquel vous les avez entraînés, et que vous aurez en fin d'année une heureuse série de réussites aux examens, vous aurez considérablement raffermi votre situation.
Ce qui ne signifie point, Bourguignon, que vous soyez à l'abri de toutes surprises. Mais les surprises viendront aussi bien si on a suivi sagement la routine pédagogique. Elles sont le lot de tous les militants, dans quelques domaines que s'exerce leur action virile, de tous ceux qui dérangent des situations, troublent des appétits, agitent le flambeau de l'idéal aux yeux des profiteurs du régime. Nous sommes fiers de compter parmi nous une bonne proportion de ces « hommes », même si cela nous vaut quelque méfiance de la part des timides et les coups détournés de nos éternels ennemis.
Parodiant le mot d'un, penseur, nous pourrions dire nous aussi : ce n'est pas avec des hommes à genoux qu'on met debout une technique nouvelle prolétarienne.
 
C. FREINET.