Charte constitutive du Front Populaire de l’Enfance, 20 novembre 1935

Novembre 1935 

Après le constat amer sur le peu de prise en compte dans les programmes du Front populaire des conditions de vie et d’éducation de l’enfance et de la jeunesse qui pourtant représentent l’avenir, Freinet va répertorier les points essentiels, les leviers de changement.
On y trouve un beau plaidoyer sur l’école laïque et ses principes ;  Freinet considère les instructions ministérielles de 1923 comme une véritable charte de l’éducation nouvelle dans les écoles publiques. Il conseille aux parents et aux éducateurs d’utiliser au maximum les possibilités idéologiques et scolaires des règlements, des programmes… qu’il considère comme des conquêtes à défendre. Et surtout ce que peut devenir l’école laïque, si on y fait vivre les grands principes de ses fondateurs.
Mais on ne peut pas dissocier l’école des conditions de vie des familles qui se répercutent obligatoirement sur l’enfant. La lutte revendicative des parents pour leur niveau de vie est donc une condition de l’amélioration de l’école.
Dans cette charte, sont évoqués également les conditions matérielles dans lesquelles fonctionne l’école, les salaires des enseignants, les lieux éducatifs hors école et la presse pour les enfants.
Dans l’ensemble, elle est encore d’actualité, la jeunesse n’est guère au cœur des actions politiques, il suffit de voir le peu de cas en France de la Convention internationale des droits de l’enfant (même s’il y a quelques petites avancées). De plus, les conditions de vie des familles se dégradent, la pauvreté augmente… rapidement.
Dans les points listés par Freinet, il faudrait ajouter le chômage des jeunes, l’école comme grande reproductrice des inégalités sociales et des discriminations, sans oublier les problèmes liés à la destruction de l’environnement.

« Une société ne vit, ne s’améliore et ne progresse que par les forces vives et intrépides qui la poussent hardiment en avant.
[…] Un gouvernement populaire doit tout mettre en œuvre pour que l’Enfance et la Jeunesse puissent, au sein d’une communauté heureuse, s’affirmer et s’épanouir.
L’Enfance se meurt chez nous !
Jamais les conditions économiques et morales ne lui ont été plus fatales : le chômage et la misère entraînent inévitablement avec eux la déficience physiologique et l’affaiblissement plus ou moins catastrophique des possibilités intellectuelles des enfants.
Le fascisme ne serait que l’aggravation des maux redoutables dont le capitalisme accable l’enfance prolétarienne.
Et l’adolescence impuissante cherche en vain les moyens de dépenser sa généreuse activité, de se réaliser par un travail productif et socialement utile, par le dévouement aux grandes œuvres humaines qui sont, pour les jeunes surtout, les vraies raisons de vivre et d’espérer.
Le Front Populaire a, depuis quelques mois, heureusement réagi contre les prétentions du fascisme naissant. Dans toutes ses revendications cependant, l’Enfance et la Jeunesse n’occupent point la place de premier plan qui devrait leur être réservée.
Il s’agit là non seulement d’une question d’humanité, mais aussi de la plus haute et de la plus importante nécessité sociale : l’avenir libérateur de la classe prolétarienne.
Que, de toute urgence, les amis de l’enfance populaire se groupent, collaborent, conjuguent leurs efforts pour l’aboutissement de revendications précises sur lesquelles il nous est facile de faire l’accord de tous les honnêtes gens.
Au Front Populaire doit répondre le Front Populaire de l’Enfance.
Les enfants, les écoliers d’aujourd’hui seront dans quelques années les adolescents intrépides et enthousiastes qui forment, dans tous les mouvements sociaux, le meilleur des troupes partisanes.
L’éducation, la formation de ces enfants ont donc une importance primordiale et une portée souvent décisive sur la marche des événements sociaux et politiques.
On peut former l’enfant à l’obéissance et à la passivité, lui inculquer le respect et la crainte des riches et de ceux qui tiennent le pouvoir, le persuader qu’il est venu sur terre pour travailler, souffrir et obéir. Ce faisant, les gouvernements et les régimes au pouvoir prennent ainsi une sorte d’assurance sur le maintien de leurs privilèges au cours des années à venir.
À cette œuvre d’asservissement et d’obscurantisme collaborent directement toutes les écoles privées aux mains des jésuites et des ensoutanés, ouvertement soutenues d’ailleurs par toute la réaction citadine et rurale.
Collaborent indirectement à cette œuvre aussi, et souvent malgré eux, les nombreux instituteurs qui conservent dans leurs classes les méthodes dogmatiques d’asservissement scolaire, de respect des manuels, de bourrage et d’abrutissement.
Parfont cette œuvre toutes les entreprises péri et post-scolaires du régime capitaliste : la presse immonde pour enfants – depuis le Bon-Point, Mickey et Hurrah jusqu’au Pèlerin – le Cinéma, les organisations bourgeoises d’enfants : Patronages et Boy-Scouts.
 
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Mais on peut à cet âge aussi former en l’enfant ce précieux esprit d’activité et de libération, lui inculquer la connaissance et le respect du travail et des travailleurs, lui faire sentir la noblesse de l’effort, si humble soit-il, lui donner confiance en ses possibilités créatrices et l’habituer à mettre ces possibilités au service de la communauté, éduquer en lui ce sens moral, ce besoin de coopération qui seront les ferments du monde nouveau.
L’école laïque française est un premier pas, et important dans le sens de cette libération.
Elle a affirmé la nécessité de libérer l’enfant de l’emprise religieuse, de l’éduquer dans le sens de la connaissance et de la vérité. Elle a commis certes des erreurs idéologiques, dues en général aux erreurs sociales d’hommes qui avaient en la vérité, en la justice et la liberté une foi trop exclusivement idéaliste et qui n’ont pas su mettre pratiquement ces grands principes à l’abri des attaques hypocrites de la réaction.
Mais il en est de l’école laïque comme de la plupart des conquêtes démocratiques. Elle est un pas important vers la libération des enfants à condition qu’on puisse et qu’on sache l’utiliser : les programmes eux-mêmes de cette école ne manquent pas d’un certain idéalisme et les instructions ministérielles de 1923 qui accompagnaient les nouveaux programmes restent comme une charte véritable de l’éducation nouvelle dans les écoles publiques.

 Éducateurs et parents doivent utiliser au maximum les possibilités idéologiques et scolaires qui leur sont ainsi offertes par les règlements, les programmes et instructions diverses qui régissent notre école laïque et défendre ces conquêtes contre les attaques sournoises ou avouées de la réaction.
 DÉFENDRE LES CONQUÊTES POPULAIRES DE L’ÉCOLE LAÏQUE DOIT ÊTRE UN DES POINTS ESSENTIELS DU PROGRAMME DU FRONT POPULAIRE DE L’ENFANCE. 
                                                                                                          
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Mais ces conquêtes doivent être développées, à la lumière surtout des récentes découvertes psychologiques et pédagogiques.
Les principes ne suffisent pas : encore faut-il que soient étudiés les moyens pratiques de les faire passer dans la réalité.
Nos pères avaient une confiance presque illimitée dans le verbalisme, dans les proverbes et les formules morales, dans les vertus de l’instruction, des livres, des manuels, de la parole pontifiante du maître. L’expérience nous a montré la vanité pratique de ces moyens d’action dont la réalité a souvent fait des armes au service de la réaction et de la guerre.
Il faut aujourd’hui organiser pratiquement l’école nouvelle progressiste qui fera entrer dans la réalité des faits les grands principes des fondateurs de l’école laïque.
  Il faut que l’école libère l’enfant, non pas en paroles, mais dans la réalité de la vie, pratiquement, effectivement :
– en lui apprenant à travailler avec joie et à exercer sans cesse ses immenses possibilités créatrices ;
– en lui enseignant à ouvrer au sein d’une communauté pour le plus grand bien de cette communauté ;
– en substituant à la discipline passive et autoritaire une auto-discipline basée sur les nécessités du travail coopératif et sur les besoins de libération des individus ;
– en liant toujours davantage les destinées de l’école populaire aux destinées de la grande masse du peuple, en plaçant toujours davantage l’école dans la vie, en relations directes avec le travail, les souffrances, les espoirs et les rêves des travailleurs ;
– en faisant connaître parmi les parents et le personnel enseignant les techniques éprouvées qui permettent pratiquement la marche vers la libération de l’enfant par l’influence de l’école.
CETTE DÉFENSE SUR LE TERRAIN D’UNE LARGE CONCEPTION NOUVELLE DE LA PÉDAGOGIE ET DE LA VIE DE L’ENFANT DOIT ÊTRE LA DEUXIÈME DES TÂCHES ESSENTIELLES DU FRONT POPULAIRE DE L’ENFANCE.  
 

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Mais le destin de l’école est intimement lié au destin des masses populaires elles-mêmes.

Si les familles vivent dans les taudis ; si elles sont sous-alimentées ou mal alimentées : si les parents s’exténuent dans les bagnes modernes en attendant que leurs enfants les y rejoignent pour les y remplacer, l’école populaire est matériellement marquée par cette misère et cette exploitation.

Il est un fait que parents, et même éducateurs, n’ont pas encore suffisamment compris : le développement intellectuel, scolaire et moral des enfants est directement fonction de leur développement physiologique vital, lequel, est lui-même fonction des conditions de travail et de vie qui leur sont imposées.
Améliorez ces conditions de vie, donnez aux enfants une meilleure santé en leur permettant de jouir d’une nourriture saine, de l’air, de l’eau et du soleil, et vous aurez réalisé une des plus grandes conquêtes pédagogiques qui soient. 

C’est pourquoi nous plaçons la lutte revendicative des parents pour l’amélioration dans tous les domaines de leur standard de vie comme une des conditions de l’amélioration financière de l’école.  
LE FRONT POPULAIRE DE L’ENFANCE DEVRA MONTRER À SES ADHÉRENTS LA NÉCESSITÉ URGENTE DE CETTE ACTION NON SEULEMENT POUR EUX-MÊMES, MAIS AUSSI, MAIS SURTOUT POUR L’AVENIR DE LEURS ENFANTS.
 
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Les conditions dans lesquelles vivent et travaillent les enfants dans leur famille sont, nous l’avons dit prépondérantes.
Mais il faut qu’on sache aussi que le succès scolaire est directement fonction des conditions matérielles dans lesquelles fonctionne l’école.
Une école sans air, sans soleil, sans eau, sans espace libre, sans arbres et sans jardin, est, comme le taudis l’est pour la famille, mortelle pour l’éducation des enfants du peuple.
Les parents ne doivent tolérer nulle part des écoles taudis comme il en existe tant ecore. Ils doivent tout mettre en œuvre pour que les crédits nécessaires à l’entretien des écoles existantes et à la construction des groupes nouveaux soient votés sans retard.
Mais ce n’est pas tout.
Les règlements stipulent que, dans les classes de ces écoles, le nombre normal des élèves est de 30, 35, sous-entendant par là que, au-dessus de ce chiffre, tout travail régulier et profitable devient impossible.
Qu’a fait le fascisme ? Il ne s’est attaqué ni aux programmes ni aux principes de l’école parce qu’il se savait en possession d’une arme autrement redoutable : il a réduit dans une proportion scandaleuse le nombre de classes et le nombre des instituteurs. La conséquence en a été une surcharge incroyable de ces classes. À l’heure actuelle, dans les villes surtout, il n’y a pour ainsi dire plus de classes de 30 - 35 élèves. Les classes de 40, 50, 60, 70, 80, 90 et même 100 élèves deviennent la norme.
Il faut que les parents sachent que, dans de telles conditions, tout travail pédagogique est matériellement impossible. L’école devient une garderie où l’instituteur est une sorte de garde-chiourme, obligé de violenter et de dominer les enfants, et de les plier ainsi, d’avance, à l’obéissance capitaliste. Dans de telles écoles, quelle que soit la beauté de l’école, il ne peut s’agir ni d’instruire, ni d’éduquer, ni de libérer vos enfants.
Si cette école d’abrutissement est voulue par le capitalisme fasciste, IL APPARTIENT AU FRONT POPULAIRE DE L’ENFANCE DE LUTTER SANS CESSE, DANS TOUS LES DOMAINES, POUR RÉTABLIR UNE SITUATION NORMALE, POUR FAIRE ROUVRIR DES ÉCOLES, NOMMER DES INSTITUTEURS, DÉCONGESTIONNER LES CLASSES AFIN QUE SOIT POSSIBLE LE TRAVAIL D’ÉDUCATION QUI FERA DES ENFANTS DU PEUPLE DES HOMMES, DES LUTTEURS, DES CONSTRUCTEURS DE LA SOCIÉTÉ NOUVELLE.
 
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Pour que le peuple ne se rende pas compte de la nocivité excessive de ces mesures fascistes, le capitalisme a fait dévier contre les instituteurs la colère des parents. On a montré les éducateurs comme des budgétivores, des gens qui sont payés pour ne rien faire ; on les a dénoncés comme nuisibles toutes les fois qu’ils ont affirmé leur désir de se dégager des forces mauvaises pour servir le peuple.
LE FRONT POPULAIRE DE L’ENFANCE DEVRA NÉCESSAIREMENT PRENDRE EN TOUTES CIRCONSTANCES LA DÉFENSE DES INSTITUTEURS : MATÉRIELLEMENT, EN APPUYANT LEURS REVENDICATIONS, EN EXIGEANT POUR EUX DES TRAITEMENTS HONNÊTES QUI LEUR PERMETTENT DE SE CONSACRER TOTALEMENT À LEUR SACERDOCE ; MORALEMENT, EN SE GROUPANT AUTOUR DE L’ÉCOLE TOUTES LES FOIS QUE, OUVERTEMENT OU NON, LE FASCISME ET LE CLÉRICALISME LA MENACENT.
 
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Mais l’école n’agit sur les enfants que pendant une petite partie de la journée.
Depuis longtemps la réaction a vu la possibilité d’influer sur le destin des enfants en se saisissant d’eux hors de l’école. Le cléricalisme notamment a eu une forte influence par l’organisation de patronages d’abord, de fêtes, de secours, de séances de cinéma, etc. Quand les besoins des enfants ont évolué, la réaction a organisé le scoutisme dont l’idéologie et les buts servent totalement le régime existant.
LE FRONT POPULAIRE DE L’ENFANCE DOIT GROUPER TOUTES LES ORGANISATIONS POST-SCOLAIRES PROGRESSISTES ET EN SUSCITER LA NAISSANCE LÀ OÙ IL N’EN EXISTE POINT ENCORE : PATRONAGES, SALLES DE RÉUNION, FÊTES, SÉANCES DE CINÉMA, ETC. IL APPUIERA ENSUITE DE TOUTE SON AUTORITÉ L’ORGANISATION DES ENFANTS DANS DES GROUPES DE PIONNIERS QUI, SELON DES TECHNIQUES MIEUX ADAPTÉES AUX BESOINS ACTUELS, SERONT LA MEILLEURE DES PRÉPARATIONS AUX LUTTES DONT LA SOCIÉTÉ NOUVELLE SERA L’ABOUTISSEMENT.
 
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Le journal enfin est une des formes dangereuses par lesquelles la réaction impose aux enfants les croyances nécessaires à la domination capitaliste.
LE FRONT POPULAIRE DE L’ENFANCE DÉNONCERA TOUS LES JOURNAUX POUR ENFANTS ESSENTIELLEMENT NOCIFS ET QUI SONT À METTRE DANS LE MÊME SAC, QU’ILS SOIENT BON-POINT, OU ROMAN D’AVENTURES, OU BENJAMIN OU BERNADETTE. IL RECOMMANDERA LES QUELQUES JOURNAUX D’ENFANTS QUI, HORS DE TOUTE CONSIDÉRATION COMMERCIALE, VISENT À L’ÉDUCATION VÉRITABLE ET À LA FORMATION DES ENFANTS. IL SOUTIENDRA TOUT SPÉCIALEMENT LES JOURNAUX QUI RÉPONDENT LE MIEUX À CES BUTS, EN ATTENDANT DE CRÉER, OU DU MOINS DE PATRONNER, UN VÉRITABLE JOURNAL POPULAIRE D’ENFANTS.
 
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Nous nous sommes appliqués à définir et à préciser ici les points essentiels qui doivent être comme les jalons du programme fondamental du Front Populaire de l’Enfance. Dans le détail, il appartiendra ensuite à ses sections de prendre telles initiatives qui correspondent aux buts principaux dont nous avons montré l’urgente nécessité. »
Célestin Freinet
L’Éducateur Prolétarien, 25 novembre 1935, pages 73 à 78.
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