Vers un nouveau plan d'études français, 10 juin 1936

Complément à la réflexion pour le questionnaire paru dans « Besogne constructive » de l’Éducateur Prolétarien précédent (25 mai 1936).

« Les éducateurs populaires failliraient à leur tâche s'ils ne savaient utiliser pour les fins éducatives qui nous passionnent le puissant courant revendicatif qui secoue les masses victorieuses. Dans ce domaine aussi des réformes urgentes s'imposent. Lesquelles ?
Il y a deux aspects que nous ne saurions arbitrairement séparer dans l'organisation ou la réorganisation de l'enseignement. Nous avons toujours dit la portée prépondérante sur l'évolution pédagogique des améliorations administratives morales et surtout matérielles : décharge des classes, donc création de nouvelles classes par la nomination d'instituteurs sans travail, construction de locaux, prolongation de la scolarité, organisation de l'enseignement du 2d degré, de l'enseignement technique, de l'orientation professionnelle, de la post-école.
Le gouvernement du Front Populaire a voulu faire un geste en demandant la prolongation de la scolarité. Nous espérons qu'on n'oubliera pas que ce n'est là qu'un geste, et, que ce geste fait, tout reste encore à réorganiser dans l'enseignement populaire.
Mais ce côté administratif, dont nous sommes cependant loin de nous désintéresser, est plutôt du ressort des syndicats. Nous nous attacherons davantage, nous, à l'examen de la réorganisation pédagogique, que tout le monde désire, mais pour laquelle manquent totalement les suggestions et directives susceptibles d'influer, le cas échéant, sur les décisions gouvernementales.
Nous réserverons aujourd'hui, pour la traiter séparément, la grave question du certificat d'études et des années de scolarité qui le précèdent directement, soit 11 et 12 ans, période pendant laquelle, dans l’organisation actuelle, il nous faut dévier nos efforts et procéder, plus ou moins, au bourrage systématique qui assurera le succès à l'examen. La question est délicate parce que liée à des considérations extra-scolaires dont nous ne méconnaissons pas la gravité.
Mais il est une période éminemment plus favorable à la réforme pédagogique : c'est celle qui concentre les quatre ou cinq premières années d'études primaires, de 5 et 6 ans à 10 ans.
Nous avons, pour ce degré, l'exemple précieux de la grande et récente réforme pédagogique belge, que nous citerons longuement pour montrer comment, en France encore plus qu'en Belgique, un nouveau plan d'études s'impose.
Les considérants de la circulaire ministérielle belge seraient bons à citer :
" Afin de conserver à l'enseignement primaire la caractère concret et cohérent qui doit être le sien, nous estimons que les leçons de géographie, d'histoire et de sciences naturelles peuvent être en quelque sorte confondues dans une seule et même rubrique: exercices d'observation.
Au cours des quatre premières années d'études, ces exercices bien conduits fourniront aux élèves un bagage sérieux de connaissances, les mettront en contact direct avec le monde extérieur et développeront leur esprit d'observation et de recherche.
Le milieu direct auquel l'enfant s'intéresse et qui le sollicite de toutes parts prodiguera la matière de tout cet enseignement. Le choix de la matière n'aura rien d'absolu et le programme des exercices d'observation sera établi en fonction du milieu et des circonstances. Cet enseignement sans ambitions scientifiques n'aura donc rien de systématique ni de rigide. Il ne peut s'agir au fond que d'une modeste initiation par une série de leçons judicieuses au cours desquelles l'esprit de l'enfant sera mis en contact avec les phénomènes et leurs effets pratiques sans s'égarer dans une outrecuidante recherche des causes.
L'observation des choses dans le milieu ambiant enrichira l'expérience de l'enfant et fournira l'occasion de lui apprendre à exprimer sa pensée. Au cours des exercices d'observation, la langue maternelle sera toujours à l'honneur.
Observer les êtres vivants, les choses et les faits et y appliquer les moyens d'expression, constituent un seul et même progrès.
L'enfant exprimera par la parole et l'écriture ce qu'il aura vu, constaté, expérimenté. Mais les autres moyens d'expression, tels que le dessin, le modelage et le travail manuel ne seront pas négligés. Ainsi toute une série d'intérêts jaillissent et gravitent autour d'une idée et un beau travail d'association et de concentration se fait en profondeur.

En résumé, au cours des quatre premières années d'études, la langue matérielle et l'arithmétique seront au premier plan des préoccupations et on visera à des résultats nettement déterminés et contrôlables. Un barème de connaissances pourrait être établi, afin que le but à atteindre soit défini avec précision.
A partir de la 5e année d'études, les matières seront progressivement élargies et plus systématiquement organisées. C'est une autre étape à parcourir au cours de laquelle la connaissance abstraite remplacera petit à petit la connaissance concrète. En d'autres termes, à la façon accidentelle d'apprendre se substituera une méthode plus logiquement ordonnée. Mais si les branches d'études font ici leur réapparition, c'est en laissant tomber beaucoup de rameaux et en renonçant à l'encyclopédisme. En géographie, en hygiène, en histoire, etc., il faut nous décider à laisser les enfants de l'école primaire ignorants d'un grand nombre de choses à condition qu'ils possèdent bien les plus simples et les plus importantes.
A tous les degrés de l'école, l'enseignement s'inspire largement du milieu et il puisera ses plus fécondes leçons dans les réalités proches.
Nous osons croire qu'en s’inspirant des principes que nous venons de rappeler, on peut établir un plan d’étude primaire applicable dans toutes les écoles du pays.

En réclamant plus de simplicité et de sobriété, loin de nous la pensée de vouloir borner brutalement l'horizon des enfants. Cependant, il faut renoncer à vouloir tout apprendre et mal apprendre. Il faut surtout se préoccuper du choix, de la qualité et de la portée des connaissances, ne pas confondre les moyens avec les fins et ne jamais dissocier l'instruction de l'éducation."
Que signifie, au fond, cette circulaire ?
Nous avons, en France, la grande expérience de l'école maternelle incontestablement, il a été fait beaucoup dans ce domaine, et beaucoup surtout dans le sens de l'éducation nouvelle. On s'y applique à éduquer l'enfant, à étudier ses réactions, à faire du travail en profondeur en partant de ses besoins et de ses intérêts essentiels et fonctionnels. On n'y est pas contre l'acquisition, mais on pense avec raison que, à ce degré, l'acquisition ne doit pas trop tôt systématiser et étouffer la vie, qu'elle doit être la conséquence normale de cette vie.
On a souvent déploré qu'un fossé dont on mesure d'ailleurs mal la profondeur, sépare l'école maternelle de l'école primaire qui devrait en être la suite naturelle. Là, l'enfant est dans un milieu qu'on s'efforce de rendre tout à la fois familier et éducatif, avec des activités qui le sollicitent, un matériel parfois même exagérément suggestif, des éducatrices qui s'essayent à marcher à son pas.
Il passe à l’école primaire. Finie la vie ! C'est ici le règne du manuel, du devoir, du règlement, de l'étude. On croirait que brusquement l'enfant a fini sa croissance et son évolution et qu'il faut, en hâte, procéder à un ameublement anormal et inconsidéré.
Nous demanderons seulement que soient continuées jusqu'à dix ans, les méthodes pédagogiques qui font, dans le monde, l'honneur de l'école maternelle française. Non pas qu'il s'agisse d'y appliquer les mêmes techniques mais seulement de se laisser diriger par les mêmes considérations pédagogiques que nous trouvons résumées dans la circulaire belge.
Sans prétendre dicter leur devoir à nos camarades du Front Populaire au pouvoir, nous hasarderons une règlementation qui, simple, souple et large, serait susceptible de donner satisfaction à toutes les exigences.
Le Cours préparatoire et le Cours élémentaire à l'école primaire ne sont que la continuation de l'école maternelle, et il ne doit pas y avoir brusque changement de méthode générale entre ces deux degrés.
La caractéristique pédagogique à ce degré sera que l'éducation de l'enfant y a le pas sur l'éducation, que la vie compte plus que la formule, que l’activité sociale prime l'étude verbale ou formelle par les leçons magistrales ou par le manuel scolaire.
Cela ne signifie point que nous devions, à ce degré, négliger l'acquisition. Le rythme global pourra même en être prévu au règlement, à titre purement indicatif, étant entendu que, en aucun cas, on ne gavera l'enfant de notions formelles pour parvenir à ces normes indicatives.
La méthode sera celle que nous préconisons depuis dix ans et qui a fait ses preuves dans cinq cents écoles : c'est celle qui part de la vie de l'enfant pour mener à l'activité sociale par la vie de l'esprit.
L'enfant sera appelé à réfléchir d'abord sur les faits qui l'entourent, sur les événements intérieurs ou extérieurs de sa propre vie. Il sera engagé à écrire ses réflexions, à les imprimer, à les échanger avec d'autres camarades. Chemin faisant, il acquerra de la meilleure façon qui soit la maîtrise de la langue française qu'il apprendra ainsi à lire et à écrire - cet apprentissage ne devant jamais être l'effet d'un forçage, mais le résultat d'une vie intense et pédagogiquement, techniquement, organisée.
Les expériences d'éducation nouvelle, la nôtre en particulier, sont unanimes à montrer que, pour les enfants normaux - et les anormaux aussi d'ailleurs - les résultats, pour ce qui concerne l’acquisition, ne sont jamais inférieurs à ceux qui résultent du bourrage systématique trop communément pratiqué encore.
Les leçons ex-cathédra de sciences et de géographie – et partant, les manuels sous leur forme actuelle – seront supprimés et remplacés par l'examen approfondi et systématique de la vie autour de soi. Par des visites sur les lieux du travail, par des expériences pratiques, des travaux manuels, par l'examen des vues, par la constitution et l'enrichissement permanent d'un imposant Fichier scolaire, par le cinéma, les enfants, en partant de leurs véritables intérêts, s'initieront harmonieusement aux acquisitions systématiques ultérieures. Les calculs basés sur la vie et partant de la vie éviteront l'écueil de la « prématurité », c'est-à-dire de l'obligation où nous sommes actuellement d'imposer aux enfants des études et des problèmes qu'il n'est pas encore mentalement en âge de comprendre et dont il s'assimile fort mal l'aride technique.
Pour l'histoire, l'inutile verbiage actuel sera remplacé par l'étude naturelle de l'histoire locale d'abord et, simultanément, de l'évolution à travers les âges, des conditions de vie et de travail - éléments qui donnent aux acquisitions formelles ultérieures une assise inébranlable.

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Ce n'est pas parce que, ce faisant, on tournerait le dos aux pratiques indéfendables de la pédagogie classique qu'on ferait un saut dangereux dans l'inconnu. Ces méthodes ont donné dans l'enseignement matériel des résultats incontestables ; elles ont enthousiasmé les éducatrices. Notre technique a d'ailleurs préparé la voie à cette réforme souhaitable puisqu'elle a montré pratiquement que, sans anormal forçage, sans leçons systématiques, sans abêtissement par les manuels scolaires, les enfants savaient et pouvaient non seulement s'harmoniser et se centrer mais aussi s'enrichir d'une expérience qui, à l'heure actuelle, déborde étrangement les formules et les résumés des manuels scolaires.
L'élan et la volonté créatrice des masses ont porté au pouvoir un gouvernement de Front Populaire. Celui-ci ne peut que faire confiance à l'élan, à la volonté créatrice, à l'enthousiasme invincible des enfants d'aujourd'hui, constructeurs de la société socialiste de demain.
Nous demandons à tous nos camarades de réfléchir longuement aux propositions que nous apportons ci-dessus, de nous donner leur point de vue afin que, à la rentrée d'automne, nous puissions soumettre au Parlement le résultat pratique de notre travail collectif. »

Célestin Freinet

L’Éducateur prolétarien, n° 17, 10 juin 1936