Il faut que le mouvement d’éducation nouvelle devienne un mouvement de masse, 1er octobre 1936

L’articulation entre militantisme pédagogique et militantisme politique est essentielle, les deux agissant simultanément et c'est une préoccupation persistante de Freinet de sensibiliser à la pédagogie nouvelle tous les travailleurs en même temps que tous les éducateurs.

Nous y trouvons une belle définition de la pédagogie Freinet (passage mis en gras par mes soins).

Freinet présente ce que pourrait être – pour un meilleur développement de la pédagogie nouvelle – l’organisation du Groupe Français d’Éducation Nouvelle. Une nouvelle organisation est mise en place, mais qui doit devenir un mouvement de masse pour ne pas sombrer dans la passivité et l’immobilisme. La période est favorable pour la pédagogie nouvelle, les dirigeants et les inspecteurs la regardent autrement et la recommandent…

Freinet rappelle aussi dans ce texte, qu’il n’y a pas « d’orthodoxie » dans le mouvement. Chacun reste libre de concevoir comme il l’entend la lutte politique et sociale bien qu’elle soit « urgente et nécessaire » et que les dangers pédagogiques de la réaction fasciste sont bien là et qu’ils ne doivent pas nuire à « la puissante action de la masse en marche vers ses destinées révolutionnaires ».

 
« Bien qu’obscurci par la tragique partie qui se joue présentement en Espagne et dont l’issue ne saurait nous être indifférente, l’horizon nous laisse du moins quelque espérance. Nous entrevoyons la possibilité de progresser, de travailler utilement dans une atmosphère politique et sociale plus favorable à nos réalisations.
Nous savons bien que pour nous aussi, comme pour nos camarades espagnols, il s’agit aujourd’hui de « vaincre le fascisme ou mourir » ; plus que jamais la montée de la réaction serait l’anéantissement immédiat de notre action pédagogique et l’extermination physique de tous ceux qui y participent avec décision et obstination.
« Vaincre ou mourir ! ». C’est parce que le dilemme se pose avec cette impitoyable brutalité que nous vaincrons. Et alors, nous disons comme notre camarade Almendros qui, en pleine bataille espagnole nous écrit : « Quand nous aurons acquis la victoire, notre travail scolaire prendra une grande valeur. Nous préparons actuellement les éléments de la technique que demandera le peuple après sa révolution. »
Nous ne saurions commencer cette nouvelle année sans envoyer notre salut fraternellement ému à tous nos camarades, à tous les éducateurs, aux paysans, aux ouvriers et aux ouvrières qui, en Espagne, ont su donner un exemple jamais connu encore de clarté, de netteté et d’inébranlable décision dans la défense prolétarienne. C’est aujourd’hui à coups de fusils, c’est par le sacrifice de leur vie que nos camarades espagnols défendent, avec leurs libertés, le triomphe de nos techniques pédagogiques. Leur succès sera un épanouissement de leurs efforts et de nos efforts ; leur défaite serait l’anéantissement immédiat de leurs expériences éducatives.
Il faut, plus que jamais, prendre conscience de cette interdépendance essentielle de nos efforts pédagogiques et de la lutte sociale et politique qui oppose ennemis et défenseurs de la liberté du peuple. Notre devoir de pédagogues est alors de défendre activement, par tous les moyens qui s’offrent à nous, nos admirables frères espagnols, et nos camarades n’y manquent point. Il est aussi de préparer chez nous le triomphe de la démocratie qui seule permettra le progrès normal et naturel de nos techniques.
Dans les conjonctures présentes, s’obstiner à faire de la pédagogie pure serait une erreur et un crime. La défense de nos techniques, en France comme en Espagne, se fait sur deux fronts simultanément : sur le front pédagogique et scolaire certes, où nous devons plus que jamais être hardis et créateurs parce que l’immédiat avenir nous y oblige, sur le front politique et social pour la défense vigoureuse des libertés démocratiques et prolétariennes.
Mais il faut être sur les deux fronts à la fois. L’Espagne ouvrière et paysanne construite à l’intérieur pendant que se battent ses miliciens. Nous ne comprendrions pas que des camarades fassent de la pédagogie nouvelle sans se soucier des parties décisives qui se jouent à la porte de l’école ; mais nous ne comprenons pas davantage les éducateurs qui se passionnent, activement ou plus souvent passivement, hélas ! pour l’action militante, et restent dans leur classe de paisibles conservateurs, craignant la vie et l’élan, redoutant l’apparent désordre de la construction et de l’effort. Quiconque voit la nécessité de changer la face du monde doit se mettre immédiatement et directement à la besogne et chaque éducateur doit, dans sa classe, rechercher et appliquer les techniques constructives et libératrices qui permettront aux adolescents de demain de continuer l’œuvre nécessaire pour laquelle nous sommes prêts aujourd’hui, nous aussi, à sacrifier notre activité et notre vie.
A la période actuelle devrait correspondre un grand renforcement de notre pédagogie. Cela sera, si, sans négliger nos autres obligations, nous savons développer notre propagande parmi la masse travailleuse et parmi les éducateurs.
 
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Notre revue s’y emploiera certes, comme par le passé, et plus encore puisque ne fait que croître le nombre de nos abonnés. Mais nous avons voulu faire mieux et nous y parviendrons si nos camarades, partout, savent donner à notre cause une part intelligente de leur activité.
Au cours du Congrès de Cheltenham, nous avons eu fort à faire pour opposer, à cette pédagogie scolastique qui tourne en rond depuis des décades autour de quelques idées nouvelles ou de quelques pièces de matériel, notre pédagogie vivante et naturelle, qui puise ses assises constructives et ses méthodes dans la synthèse complexe dont elle ne peut s’abstraire. Que ce soit au sujet de la longue et passionnante discussion qui s’est instituée sur la question de la religion dans ss rapports avec la formation libre des personnalités, ou à propos des conceptions familiales ou sociales de tels ou tels orateurs, nous avons dû mener une lutte opiniâtre pour faire comprendre et admettre notre conception d’une pédagogie nouvelle à base matérialiste, d’une pédagogie surtout dégagée de toute scolastique, largement ouverte à la vie et à l’effort social, d’une pédagogie qui ne néglige aucune des graves réalités qui sont déterminantes aujourd’hui pour l’orientation des destinées humaines. Aux grands discours, aux discussions soi-disant idéalistes, qui restent avant tout des jeux scolastiques et philosophiques, nous avons opposé le solide bon sens de la masse prolétarienne qui dénonce, brutalement parfois, certaines valeurs douteuses, mais qui sait d’instinct où elle va et ce qu’elle désire ; nous avons fait sentir la dignité et la noblesse d’un idéal nouveau, l’exemple émouvant de ceux qui s’y dévouent. La montée populaire dans les régimes délivrés de la dictature réactionnaire pose, brutalement peut-être, mais inéluctablement, des problèmes nouveaux dont nous, techniciens, devons chercher la solution. La pédagogie nouvelle internationale est à un tournant. Nous avons essayé de le faire sentir et comprendre. Nous ne croyons pas avoir perdu notre temps.
Nous avons été aidés et renforcés dans cette besogne par l’autorité calme et hardie, par la courageuse franchise du Professeur Wallon qui a su exprimer bien souvent, sous une forme plus intellectuelle, ce que nous sentions être la vérité. Nous devons dire aussi que les congressistes de langue française se seront montrés dans l’ensemble très favorables à cette pédagogie réaliste qui contrastait quelque peu avec l’idéalisme pur des discussions anglo-saxonnes.
Nous n’insisterons pas davantage sur ces discussions, pour aborder le sujet qui, pratiquement, nous intéresse plus directement : celui de l’organisation et de la vie du Groupe Français d’Éducation Nouvelle.
 
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Il est de tradition de réunir, au cours des Congrès mondiaux de la Ligue pour l’Éducation Nouvelle, une sorte d’Assemblée générale des adhérents du Groupe Français d’Éducation Nouvelle. En l’absence de Mlle Flayol qui, à notre grand regret, n’a pu se rendre à Cheltenham, Mme Hauser, trésorière du groupe, a provoqué une réunion des participants français.
L’action que, au cours de l’année écoulée, nous avons menée dans divers départements en liaison avec le Groupe Français d’Éducation Nouvelle, nous autorisait à intervenir dans la fixation de l’action et de l’orientation du Groupe.
Je suis personnellement intervenu pour rappeler l’ampleur de la besogne pédagogique qui devrait être le domaine propre du Groupe Français : unir pour une action et des buts précis tous ceux qui, en France, sentent la nécessité d’une action pédagogique nouvelle. Mais pour répondre à ce besoin la réorganisation du Groupe s’imposait : au Bureau – à l’action duquel nous rendons d’ailleurs hommage – il fallait adjoindre un organisme, des personnalités, des activités susceptibles de faire de cette association un véritable moteur pour une puissante réalisation de pédagogie nouvelle en France.
Il ne suffit plus d’avoir à Paris un bureau dont l’activité se résoud le plus souvent dans le travail – accablant – de un ou deux responsables. Il faut :
– Un Bureau parisien susceptible de prendre des décisions rapides, et se réunissant toutes les fois que c’est nécessaire ;
– Un Comité directeur comprenant :
a) Un certain nombre de personnalités pédagogiques susceptibles de travailler ;
b) Des représentants des diverses associations s’intéressant à l’éducation nouvelle, ou désirant œuvrer d’une façon quelconque dans le sens de cette éducation.
Le Comité directeur se réunira tous les mois seulement.
Au cours de la deuxième réunion des adhérents, les nominations suivantes ont été effectuées et le règlement qui suit approuvé et accepté.
BUREAU
Pr. Langevin, Pr. Wallon, Pr. Pièron, Mlle Flayol, Mme Hauser, et une autre personnalité à désigner.
 
COMITÉ DIRECTEUR 
a) Personnalités pédagogiques
1.  Enseignement Primaire. – Hulin, instituteur à Phalempin (Nord), du Groupe du Nord des Amis de l’École Nouvelle ; Pichot, instituteur à Lutz-en-Dunois (Eure-et-Loir), du groupe d’Éducation nouvelle d’Eure-et-Loir.
2. Enseignement Secondaire. – Brun-Laloire, proviseur à St-Omer (Pas-de-Calais) ; Lob, professeur au Lycée de Nice (A.-M.).
3. Enseignement Primaire privé. – Mme Brandt, 13, rue Nernegger, Strasbourg ; C. Freinet, à Vence (Alpes-Marit.).
4. Enseignement Secondaire privé. – Bertier, directeur de l’École des Roches, à Verneuil-sur-Avre (Eure) ; Mme Roubakine, école Nouvelle de Bellevue.
5. Enseignement supérieur, Technique et Professionnel. – Mlle Bayeux, directrice École technique, Boulogne-sur-Mer ; X… 

b) Représentants d’organisations
 
1 représentant du Syndicat National des Instituteurs ;
1   …              de la Ligue de l’Enseignement
1   …                         de la Fédération Générale de l’Enseignement
1   …                         de l’Association des Écoles Maternelles ;
1   …                         du Syndicat des Directeurs d’E.N. ;
1 …              des Parents d’élèves de l’Enseignement secondaire ;
1 délégué de la CGT, représentant les parents d’élèves de l’enseignement primaire ;
1 représentant du Groupe Médecine et Travail
[…]
Mais ce premier effort ne serait rien s’il devait rester le cadre mort d’une organisation passive et statique.
Le Groupe Français d’Éducation Nouvelle doit devenir l’organisation de masse de tous ceux qui comprennent la nécessité d’une rénovation pédagogique. En liaison avec les organisations professionnelles d’éducateurs, il doit remplir son rôle de regroupement et de stimulant pour l’action spécialement pédagogique. Tout ou presque tout, reste encore à faire en France dans ce domaine. La conjonction d’efforts que nous préconisons devrait nous permettre d’utiles réalisations immédiates.
Mais il ne saurait y avoir action de masse sans ce sursaut d’énergie de tous ceux qui, dans leur travail quotidien, apprécient la justesse et l’urgence de l’action entreprise. Nous rendons hommage à l’activité et au dévouement inlassable de Melle Flayol, mais ce n’est ni un bureau, ni un Comité directeur, si actifs soient-ils, qui feront du Groupe Français ce que nous voudrions qu’il soit. Il faut que dans toutes les villes, dans tous les départements, se constituent des sections actives du Groupe Français.
[…]  
 
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Sans renoncer à aucune des caractéristiques qui lui donnent sa physionomie originale, notre Groupe de l’Imprimerie à l’École apportera au mouvement d’éducation nouvelle tout son appui. Mais cette collaboration permanente et complète ne nous empêche point de poursuivre notre propagande.
Le moment est favorable. Les progrès de l’idée nouvelle poussent nos dirigeants, donc nos inspecteurs, à nous accepter et même à nous recommander. Pour la première fois depuis que nous luttons, nous avons pu obtenir justice malgré l’administration : le pourvoi que nous avions formulé, au Conseil supérieur contre l’interdiction de notre école, a été approuvé le 8 juillet dernier.
Signe des temps ? Preuve surtout de cette interdépendance entre l’action politique et sociale et le développement de notre pédagogie nouvelle qui sera, elle aussi, une conquête de la masse prolétarienne et de la démocratie.
Autre fait qui prouve le rayonnement international de notre action : à la suite de la circulaire si hardie publiée l’an dernier par le Ministère belge et dont nous avons parlé, un Nouveau Plan d’Études avec instructions pédagogiques vient d’être adopté. Il sera applicable dès octobre.
Ce document précieux est, à quelques réserves près, l’application intégrale de nos techniques dans les écoles publiques. Ce que nous avons préconisé, préparé, développé en France dans 500 écoles, la Belgique le recommande aujourd’hui à tout son personnel enseignant. L’Imprimerie à l’École elle-même y est officiellement présentée.
C’est là, on le comprendra, un événement d’une importance considérable. Aussi allons-nous consacrer à l’école nouvelle publique un numéro spécial.
Nous ne sommes soumis ici à aucune orthodoxie. L’Éducateur Prolétarien reste exclusivement au service de l’École Nouvelle Prolétarienne. Mais il est totalement au service de cette école, sans aucun souci de plaire ou de déplaire aux gouvernements qui passent. Nous avons une besogne large et profonde à mener. Nous nous y employons. Nos efforts se rencontrent bien souvent avec ceux des militants des organisations syndicales et des partis prolétariens. Pas toujours pourtant. Dans notre domaine, nous sommes à l’avant-garde et cette position nous expose, nous le savons, à n’être pas toujours compris de nos meilleurs amis et camarades. Nous devons braver leurs critiques pour continuer dans une voie que l’expérience et les résultats obtenus montrent comme juste et féconde.
Qu’on ne nous demande pas alors d’être soutiens à fond du gouvernement de Front Populaire, ou d’être « stalinien » comme nous le reproche Wullens, ou de « verser dans la campagne anticommuniste et antisoviétique » comme nous en accuse un camarade qui déclare se désabonner pour cette raison.
Nos camarades et nos collaborateurs restent libres de concevoir comme ils l’entendent la lutte politique et sociale que nous estimons urgente et nécessaire. Mais il existe suffisamment de revues spécialisées pour que nous n’abordions pas des discussions qui accapareraient toute notre revue. Ce que nous pouvons assurer, c’est que nous sommes trop conscients des dangers pédagogiques de la réaction fasciste pour nuire le moins du monde à la puissante action de la masse en marche vers ses destinées révolutionnaires. Il faut, au contraire, que notre effort pédagogique soit une raison de plus, et une des plus péremptoires, pour nous galvaniser dans cette lutte.
Mais nous estimons d’autre part que nos camarades sont suffisamment éduqués pour ne pas craindre les vérités, toutes les vérités. Adversaires irréductibles du bourrage de crâne dans nos écoles, nous continuerons à L’E.P. avec la même doctrine et la même fermeté.
Nous vous demandons de nous aider et de nous soutenir fraternellement. »

Célestin Freinet

L’Éducateur Prolétarien, n° 1 , 1er octobre 1936 dans son intégralité