Notre vrai visage, 25 juin 1936

Entre « communiste », « bolchévik », « bourgeois » et « petit-bourgeois », le mouvement a connu depuis trois ans des représentations politiques caricaturales selon les modes, les événements et les organisations politiques. Freinet trouve important non pas de se disculper, mais de montrer le « vrai visage » du mouvement, ce qu’il est véritablement dans ses principes et réalisations.

Dans l’école nouvelle et sa pédagogie populaire, la confiance en l’enfant est telle, qu’il est impossible de lui imposer des convictions et des opinions. Au contraire, tout est fait pour que l’enfant construise sa personnalité et sa culture. La laïcité sans être nommée est bien présente.
On ressent quand même de l’amertume envers le silence de certains, dits d’avant-garde qui n’ont jamais levé leur petit doigt ou pris leur plume !
On ressent également le besoin chez Freinet de justifier une pédagogie créatrice, émancipatrice et révolutionnaire auprès des militants, mais aussi des parents, de tous les ouvriers et paysans pour qu’ils comprennent les actions du mouvement et les soutiennent et diffusent.
Néanmoins, l’espoir demeure très présent : « En avant ! » termine cet article.
 

« Il y a des légendes qui ont la vie dure.

Au temps où le fascisme naissant fourbissait ses armes, nous avons été victimes d’un des premiers coups de mains tenté dans l’illégalité pour débarrasser une Croix de feu d’un voisinage gênant. Pour les besoins de la cause, pour préparer l’atmosphère d’hostilité qui allait permettre la violence, il a fallu donner au pédagogue qui n’avait jamais écrit un seul article politique, qui n’avait jamais pris la parole dans un seul meeting politique, figure d’excitateur bolchevick. On a présenté Freinet comme un épouvantail communiste, servilement orthodoxe dans ses conceptions et ses réalisations, danger local et national.
Les coups ont porté. Trahis par ceux-là même qui devraient nous défendre, nous avons dû quitter Saint-Paul, puis l’enseignement.
Il fut un temps où, parmi les organisations qui se bolchévisaient, nous faisions figure de tièdes parce que nous ne craignions pas de nous mêler à la masse pour y porter la vérité, sachant bien que nos efforts ne seraient jamais totalement perdus. La Fédération de l’Enseignement ne nous accusait-elle pas, lors du Congrès de Nice de l’Éducation Nouvelle, en 1932, de nous mêler en confusionnistes à des bourgeois et petit-bourgeois au lieu de nous cantonner à la propagande strictement révolutionnaire ?
Quelques mois après, nous étions dénoncés dans plusieurs centaines de journaux comme les plus dangereux ennemis du désordre capitaliste.
La roue a tourné. Le vent est maintenant à l’union par l’action généreuse au sein des organisations existantes – ligne que nous approuvons d’ailleurs totalement puisqu’elle est la nôtre depuis toujours. Mais alors, par un regrettable renversement des rôles, c’est au sein même du mouvement révolutionnaire que nous sommes devenus l’épouvantail communiste, l’élément trop rouge qu’il faut souvent éliminer pour ne pas effrayer la masse des pâles et des indécis.
Nous n’avons certes pas à nous disculper ici devant des camarades qui savent dans quel esprit nous travaillons et nous réalisons. Mais nous avons cru nécessaire de leur signaler l’injustice dont nous sommes victimes, par suite de la fausse réputation qui nous avait été faite il y a trois ans par la presse fasciste.
Nous n’avons pas à nous disculper, disons-nous.
Notre œuvre plaide pour nous. Lorsqu’un mouvement comme le nôtre groupe en son sein, dans un même enthousiasme, plusieurs centaines d’éducateurs particulièrement chatouilleux pour ce qui touche à leur liberté d’expression et appartenant à des opinions très diverses, depuis quelques rares communistes jusqu’à des catholiques sincères, on comprend que celui qui l’anime ne saurait être un étroit sectaire. Qui prétend comme nous travailler en profondeur ne peut être un vulgaire agitateur… Cela, n’importe qui le comprend : mais encore faut-il le dire !...
C’est maintenant notre école prolétarienne qui souffre de ce tenace malentendu. La légende s’institue qu’elle n’est qu’une école communiste orthodoxe, n’admettant que des communistes, pratiquant des méthodes directement inspirées de la révolution soviétique, poursuivant un bourrage de crâne nuisible à la saine action révolutionnaire.
Des anarchistes viennent ; ils voient sur place notre effort pour organiser la vie libre des enfants et, enthousiastes, nous confient leurs enfants. Cachin vient visiter notre école ; il en sent la vie intense et loyale, en est ému, et promet de nous soutenir. Des bourgeois d’abord sceptiques, mais qui savent situer la destinée au-delà de l’horizon borné de leur intérêt, comprennent, au contact des enfants, notre action profondément humaine. Des jeunes passent, qui rêvent de communautés semblables jalonnant la route de l’avenir ; des catholiques discutent fraternellement avec nous.
Seuls, ceux qui n’on connu de Freinet que ses démêlés tragiques avec la mobilisation fasciste nous font un visage qui est un épouvantail et se refusent à nous soutenir. Un fait est là : malgré de multiples et vigoureuses interventions de camarades à qui une visite chez nous avait dessillé les yeux, aucun journal d’avant-garde n’a accepté de faire la moindre propagande directe ou indirecte pour notre école.
C’est parce que nous savons que la vérité est et reste la grande arme révolutionnaire que nous recherchons avant tout, et dans tous les domaines, sa lumière et son enseignement. C’est parce que nous avons en l’enfant, le grand porteur de vérités, une entière confiance que nous nous abstenons, bien plus que dans n’importe quelle autre école, d’imposer nos conceptions et nos points du vue. Notre orgueil est d’apprendre aux enfants à vivre et à travailler en communauté, à penser en fonction de leur travail et de leur vie, à se dégager de l’appât des mots et des formules pour construire solidement leur personnalité et leur culture.
Dans cette préoccupation réside toute l’originalité dynamique de l’expérience que nous entreprenons.
 
***
Nous poursuivons une besogne ingrate de création et de construction qui demande une grande loyauté, une claire conscience des nécessités de l’heure, une continuité harmonieuse de nos efforts malgré les modes et les incompréhensions passagères.
Il faut qu’on apprenne à nous juger autour de nous avec équité ; il faut notamment que les ouvriers et les paysans avec qui nous prétendons nous lier intimement pour notre besogne profonde, comprennent nos vrais mobiles d’action, appuient nos mots d’ordre, divulguent nos réalisations, sans prêter l’oreille à la calomnie intéressée que nos ennemis lancent et entretiennent.
C’est dans l’espoir d’aider nos camarades dans cette défense essentielle de notre esprit et de notre œuvre que nous avons cru devoir faire en cette fin d’année cette rapide mise au point.
Incompréhension et brimades ne nous empêchent pas d’ailleurs de continuer notre action plus vigoureuse que jamais. Nous n’avons pas désespéré dans des heures tragiquement troubles. Nous avons maintenant quelques lueurs d’espoir.
En avant ! »
 
Célestin Freinet


L’Éducateur Prolétarien, n° 18, 25 juin 1936