L'Educateur n°1 - année 1939-1940

Octobre 1939

L'éducateur

N°1 : 1er octobre 1939

 

...Freinet, pour sauvegarder l'essentiel, adopte ce qu'on pourrait appeler un profil bas. Cédant aux intimidations, il a supprimé du titre de sa revue l'adjectif Prolétarien, jugé provocateur dans le climat anticommuniste du moment (Daladier vient de dissoudre le PC). Mais le changement de titre de dernière minute oblige à supprimer l'adjectif chaque fois que l'on parle de L'Educateur dans les colonnes du premier numéro. Les blancs insolites qui en résultent ne sont que le prélude de ceux qui vont se multiplier dans les numéros suivants...

Michel Barré : Freinet un éducateur pour notre temps Tome II

C. Freinet
Nos publications C. Freinet
Pour les écoles travaillant selon nos techniques  
Pour les écoles adhérentes ou non dont l'organisation a été bouleversée par la guerre  
Diffusion C. Freinet
Informations diverses  
Emploi du lino à l'Ecole Maternelle Mme Feraud-Fradet
Enquête sur les journaux pour enfants Ballandras
Groupe d'Education Nouvelle Fragnaud
Conseils aux mamans pour la santé des enfants Elise Freinet
Informations diverses  

 

Clartés dans la nuit

Octobre 1939

Notre année scolaire s’était terminée le 6 août dans cette apothéose d’un cours de vacances sans précédent - non seulement par le nombre - une centaine de camarades de toutes les régions de France, des colonies et de l’étranger, de tous âges, dont quelques-uns d’ailleurs revenaient pour la deuxième fois et se promettaient de revenir encore - mais aussi par le sérieux et la haute idée de leurs devoirs d’éducateurs.

On aurait dit que planait déjà sur ce cours la menace des graves événement que nous avons connus depuis. Chacun cherchait sa voie en nous interrogeant avec anxiété et les participants auront certainement pensé longuement, ces temps-ci, à cette soirée d’ardente discussion sur le problème de la paix.

Emouvante et comme solennelle aussi, cette dernière soirée sur le terrain de jeux, où les petits Espagnols qui allaient retourner dans leur pays se découpaient en fières silhouettes clignotantes et lançaient vers le ciel leurs inoubliables chants d’espoir...

Nous avions bien dit à nos amis : nous n’aurons pas cette guerre que vous craignez et qu’on vous annonce. Et, forts de notre bon sens et d’un attentif examen des conjonctures présentes, nous justifiions notre prophétie.

Nous serions-nous trompés ?

Nous ne voulons pas encore le croire. La grande tuerie n’est qu’à moitié déchaînée. Les canons et les bombes n’ont pas encore donné leur grosse voix. Le monde hésite à se suicider.

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Mais quelle nuit !

Brusquement, les camarades se sont dispersés pour répondre à l’appel du devoir... Plus de lettres, journaux rares et bien trop stéréotypés... L’homme de la rue accuse la malchance ou la mauvaise étoile, ou tels ou tels chefs de peuple qu’on leur désigne comme responsables. Mais quand on est habitué , réfléchir et à juger et que, brusquement, vous manquent les éléments pour ce jugement ;quand la nuit vous enveloppe et qu’on ne peut pas même essayer de comprendre ce que signifie le grand cliquetis qui la rend si tragique, on souffre intensément comme si on assistait à sa propre déchéance.

Et puis, voici les première lettres qui arrivent, des lettres de femmes, naturellement, si courageuses et si dignes que nous ne pouvons nous abstenir d’en citer quelques-unes :

« C’est moi qui dois terminer la lettre que mon cher M... avait commencé pour vous. Le voilà, mobilisé depuis huit jours et parti vers l’Est samedi dernier Je supporte avec le courage et le calme nécessaires la dure épreuve qui commence.

« Me voici donc à la tête de deux classes et je peux vous assurer de tout mon concours dans l’immense et belle oeuvre que nous avons ébauchée ici. Je me dévouerai à notre cause commune avec l’enthousiasme que vous connaissez à mon mari. Je veux être digne de lui et de notre groupe.

« Donc, je suis à vos ordres pour toute collaboration utile. Je suis pour vous une collaboratrice dévouée et une amie sûre. »

« Puisque l’horrible cauchemar est devenu une réalité, écrit une autre camarade, puisque la plupart des camarades imprimeurs sont partis, je me mets en rapports avec les camarades femmes de la filiale pour voir ce qu’il sera possible de faire. Quant à moi, je prévois 50 élèves (mixte, tous les cours). Je suis seule, toute seule avec mon petit. B... est parti vendredi pour les Vosges. »

Puis, malgré les vacances, malgré les multiples soucis de l’heure, voici des commandes, des demandes de renseignements. Peu à peu, les amis se retrouvent, avec le désir permanent de continuer à tout prix la profonde collaboration coopérative.

Nous sentons alors que, même dans les heures tragiques que nous traversons, notre action n’apparaît point comme inutile, que même au bord de l’abîme de la guerre, il se trouve des éducateurs suffisamment enthousiasmés par notre travail pour poursuivre hardiment l’humaine besogne pédagogique dont le rayonnement a fait le renom de la C.E.L.

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Cet émouvant attachement à notre coopérative nous impose, des devoirs. Nous n’y manquerons pas.

D’abord, rétablir la liaison, et c’est une des essentielles raisons qui nous font continuer la parution de l’Educateur.

Aider tout à la fois, par cette parution, et ceux qui sont partis et qui seront heureux de ces contacts rétablis, et ceux qui sont restés pour remplacer avec tant de dévouement les absents.

Nous prétendons même amener à nous de nouveaux lecteurs grâce à cet esprit d’adaptation réaliste dont nous avons fait preuve ces dernières années.

Pendant cette période difficile, notre Educateur ne sera certainement pas ce qu’il était naguère, et ce qu’il compte redevenir sitôt la paix retrouvée. Nous devons tenir compte de plusieurs états de faits impérieux : crédits plus rares, classes chargées, ou même surchargées, personnel nouveau et parfois recruté hâtivement.

On pourrait vous dire : ces conditions, dont vous reconnaissez l’importance, vous imposent de revenir bien vite à l’ancienne pédagogie, à la discipline strictement autoritaire, aux leçons passives et traditionnelles. C’est un point de vue nous en défendons et en défendrons un autre : que dans ces moments difficiles, la tâche de l’éducateur devient parfois infernale s’il prétend n’être que le gendarme d’une troupe énervée et frondeuse. Que vous suscitiez au contraire quelques intérêts, que vous parveniez à « organiser » votre classe, à donner une besogne active à vos gamins, ne serait-ce que par roulement, vous verrez quel changement et quel soulagement. Le scoutisme n’est-il pas là pour nous montrer le bien-fondé, d’une telle conception ? On menait naguère, le jeudi, des enfants en promenade ou bien on les parquait, les jours gris, dans des préaux nus. On en connaît les résultats. Aujourd’hui, le scoutisme mène ces mêmes masses d’enfants dans les champs et les bois, sac au dos, avec des buts d’action et des possibilités d’intérêt. Il y a là, qu’on le veuille ou non, un immense progrès éducatif.

Nous dirons ici, avec le plus de précision possible - et nous donnerons des exemples, - ce qu’on peut continuer dans les classes qui sont restées normales, mais aussi le travail possible dans les écoles que des départs ont rendues extraordinairement surchargées. Nous montrerons ce qu’on peut réaliser dans les écoles envahies de petits réfugiés.

Nous ne nous contenterons pas de conseiller : nous aiderons au mieux ces écoles, comme nous avons aidé naguère les camps de réfugiés Espagnols. A nos adhérents de nous exprimer les besoins qui se révèlent et les possibilités d’appui dans ce domaine.

Cette partie essentiellement pratique de notre effort ne peut être et ne doit pas être, notre oeuvre exclusive. A vous, camarades qui êtes restés au travail, à vous femmes héroïques de nos amis mobilisés, à vous mères, à vous délégués départementaux de tisser à nouveau autour de la C.E.L. ce réseau complexe et familier qui est la matérialisation de notre idéal.

Votre coopérative est à votre disposition. L’Ecole Freinet, délestée en partie des enfants Espagnols dont la vie devenait ici trop difficile dans les heures présentes, peut entreprendre et continuer pour les petits Français touchés par le cataclysme cette oeuvre de sauvetage pratiquée depuis trois ans. Si vous connaissez des enfants de camarades en difficultés et que nous pourrions recevoir, faites-nous-les connaître et nous nous organiserons pour les recevoir.

Moins que par le passé, nous ne saurions nous contenter de verbiage. Toujours dans l’action !

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Ceci pour la question pour ainsi dire technique et pratique. Reste la question idéologique.

Nous n’avons absolument rien à y changer ; nous n’avons rien à en cacher. Nous avons toujours pensé que l’esprit Imprimerie à l’Ecole devait nécessairement baigner toute l’atmosphère dans laquelle évoluent et se diffusent nos techniques. Il ne s’agit point là d’un esprit partisan quelconque puisque nous avons toujours rallié l’unanimité des adhérents de notre Coopérative qui, comme dans toute Coopérative, ont le loisir d’appartenir aux organisations philosophiques, sociales et politiques qui leur plaisent ou de rester au contraire à l’écart de toutes. Cette unanimité est justement la meilleure réponse à ceux qui voudraient bien mettre une étiquette à notre Coopérative. Celle-ci, comme toute Coopérative, est ouverte à tous les éducateurs et, conformément aux statuts, « toutes discussions religieuses ou politiques y sont interdites. »

Comment avons-nous pu réaliser cette unité dans le respect jaloux de nos statuts ? En restant avant tout des hommes et des éducateurs, des éducateurs honnêtes et conséquents avec eux-mêmes, qui comprennent et pratiquent dans ce qu’ils ont de plus noble et de plus humain les devoirs qui incombent aux éducateurs.

Nous prétendons former des hommes... On dira peut-être en cette période former des Français ! Mais n’a-t-on pas suffisamment exalté ce destin généreux de la France et sa mission civilisatrice. Pour nous, qui dit former des Français, dit : former des hommes, et inversement.

Nous continuerons notre devoir.

Nous apprendrons. aux enfants à raisonner sainement, à réfléchir, à passer les événements et leurs résonances au crible de leur claire conscience ; mais nous leur enseignerons aussi, outre ces devoirs pour ainsi dire individuels, leurs inéluctables devoirs sociaux ; nous les préparerons à se sentir membres de la communauté locale et nationale, à savoir y prendre leur place et y tenir leur rôle jusqu’à l’héroïsme et au sacrifice.

e faisant, nous amènerons les éducateurs à mieux réfléchir aussi, à juger avec plus de sens critique et de bon sens. Une démocratie ne peut pas être un troupeau ; elle ne peut vraiment exister que si ceux qui la composent savent la faire vivre, la servir et s’y dévouer.

Nous admettons certes que, dans les moments de crise, on sacrifie parfois l’avenir et la formation de la jeunesse à la vie même de la communauté nationale. Le soin avec lequel le gouvernement a mis l’enfance à l’abri des bombardements possibles témoigne de son désir de sauvegarder ce potentiel d’avenir. Nous travaillerons dans ce sens. Nous continuerons à montrer aux enfants et aux éducateurs ce que doit être une pédagogie efficiente, conséquente et digne du sacrifice de ceux qui veulent aujourd’hui garantir l’avenir et l’épanouissement de notre jeunesse.

Il ne faut, en aucune façon, que les difficultés actuelles autorisent le retour virulent de techniques condamnées par l’expérience et prétendant annihiler les heureuses innovations de ces dernières années.

Il se peut, bien sûr que, par une nécessité inéluctable on remplace dans nos campagnes l’automobile par la vieille charrette qui rouillait sous le hangar ; que l’âne trace à nouveau de maigres sillons avec la charrue primitive, la où le tracteur éventrait naguère la terre. Mais mènera-t-on campagne pour prouver que la charrette est plus agréable que l’auto et fera-t-on croire à quelqu’un que la charrue tirée par un âne fait du meilleur travail que le puissant tracteur ? Non, on admet ce pis-aller, on le comprend, comme on admet et on comprend le départ des mobilisés. Avec l’espoir que, demain, la lutte finie, disparaîtront pour jamais les vestiges de la souffrance humaine.

Il faut qu’on se persuade de même dans nos écoles que l’abandon provisoire de nos plus chères conquêtes pédagogiques n’est qu’un pis-aller du temps de lutte, mais que, demain, inéluctablement, il nous faudra revenir aux techniques qui ont montré leur adaptation aux nécessites modernes, leur efficience pédagogique, sociale et humaine, pour la formation virile des jeunes générations.

Encore une fois, nous serons là pour montrer la voie...

On tentera de nous décourager en nous signifiant que, lorsque les hommes se battent, toutes discussions pédagogiques deviennent futiles et superflues.

Comme si on voulait nous persuader que l’éducation des jeunes générations eu temps de guerre est indifférente ! Nous espérons bien qu’on n’a point l’intention de poursuivre une guerre d’extermination. Quand les combattants reviendront prématurément fatigués et vieillis, ce seront ces enfants dont nous avons la garde aujourd’hui qui devront reprendre le flambeau. Nous voulons qu’ils en soient dignes.

Là est le but sacré de toute notre pédagogie. Nous serons nombreux à nous y dévouer, dans l’esprit Imprimerie à l’Ecole qui a su faire naître, maintenir et développer an sein de notre Coopérative ce dévouement et cet enthousiasme que l’épreuve ne fera que renforcer et viriliser.

C. FREINET.