Notre tâche de toujours

Octobre 1939

Quelle période difficile que la nôtre pour les organisations et les hommes qui veulent à tout prix continuer à penser et à raisonner et qui prétendent garder au maximum leur personnalité.

Simple constatation que nous faisons d’ailleurs, sans nous en plaindre outre mesure car nous savons bien, d’une part, que cette limitation presque totale des droits de l’individu est une des conditions des guerres modernes et que, lorsque le cataclysme se déclenche il y a, hélas ! d’autres maux à redouter.

Et, d’autre part, en temps de paix déjà, n’avions-nous pas dû, pour susciter et conserver notre cohésion, limiter et circonscrire notre champ de discussions. Ce champ de discussion, d’ailleurs, la loi l’avait elle-même, fort sagement, défini en précisant que, « dans la Coopérative, toutes discussions religieuses et politiques sont interdites ».

Il nous serait facile de nous référer à cet article impérieux de nos statuts pour justifier une ligne de conduite qui est la nôtre depuis quinze ans et qui inspire également l’orientation invariable de notre revue L’Educateur. Nous voudrions faire mieux aujourd’hui et montrer que cette orientation, dont nous ne nous sommes pas départis même aux plus beaux jours du Front Populaire, n’est point une mesure de prudence, mais une action profonde et permanente, sans illusoire verbiage, en faveur de notre idéal de libération.

Nous avons toujours dénoncé la tendance traditionnelle à isoler l’école du milieu et la nécessité pour nous d’examiner concurremment le côté social et politique des problèmes pédagogiques dont nous cherchons la solution. Nous sommes en cela, en bonne compagnie, ne serait-ce qu’avec le grand éducateur belge Decroly : « L’éducation doit tenir compte non seulement des qualités intrinsèques de l’enfant, mais du milieu social, ethnique, moral, culturel, religieux, économique. La pédagogie devient ainsi la synthèse des sciences biologiques, psychologiques, morales et sociales. Elle exige de la part de l’éducateur un effort culturel d’investigation, constant et intense » (M. BRIEN : Bases Biologiques de la théorie Decrolyenne. Archives belges des Sciences de l’Education, Bruxelles. Tome IV. Avri1 1939).

Passage censuré

Lorsque des événements aussi considérables que ceux dont nous venons d’être témoins depuis quinze jours notamment bouleversent l’atmosphère sociale et politique de l’Europe et du monde ; lorsque chaque jour, chaque minute parfois, se joue le destin et la vie de millions de Français, de millions d’hommes parmi lesquels les êtres qui nous sont les plus chers ; lorsqu’une partie de la population scolaire a dû fuir les humbles demeures familières pour se réfugier dans les contrées moins menacées, il semble, en effet, qu’il n’y ait plus place dans la vie que pour ce que les partisans appellent la « politique » - cette politique superficielle et personnelle qui a fait son temps mais qui, implacable anachronisme, domine encore toutes les conversations.

Vous pouvez vous y amuser, certes, comme vous jouiez naguère au pari mutuel des courses de chevaux. Vous ne connaissiez aucun des secrets de la préparation technique de chacun des concurrents ; vous ne les jugiez que d’après les on-dit de publications dont quelques-unes - vous l’appreniez par la suite - étaient payées pour dire ce que vous aviez cru être la vérité. On vous révélait aussi, périodiquement, les combines qui faisaient parfois de ce pari mutuel des entreprises d’escroquerie dont vous étiez les victimes. Tout cela ne vous empêchait pas, et ne vous empêchera pas, demain, de vous passionner à ce jeu, qui est d’autant plus excitant que vous n’en connaissez point les secrets.

Nous laisserons aux bavards désœuvrés le plaisir de faire aujourd’hui de la politique comme ils faisaient naguère du pari mutuel, de mettre en vedette leurs favoris pour jouer un jeu commode, mais combien décevant et dangereux.

A l’époque des mobilisations générales des hommes, des chevaux, des autos et de toutes les forces vives d’un pays, à l’époque des échanges rapides et de la radio, la direction d’un pays, les rapports entre Etats, le déclenchement même d’une guerre obéissent à des considérations profondes de nature à la fois économique, sociologique et humaine.

Qu’on le veuille ou non, les peuples participent de plus en plus à la vie des pays. Ce qui compte aujourd’hui, ce ne sont plus ni un coup d’éventail, ni les malices d’une intrigante, ni même le coup de poing brutal d’un dictateur. Si vous voulez essayer de voir clair et de juger sainement des événements, il faut aller beaucoup plus profond dans ces domaines de spéculation intellectuelle et de compréhension sociale, il faut sentir et comprendre les forces - anciennes et nouvelles - qui agitent les peuples et dont les frictions et les chocs produisent aujourd’hui ce démoniaque bruit de bottes sur le monde.

Ces réflexions en profondeur vous feront comprendre aussi que la paix ou la guerre ne sont pas des événements fortuits, des cataclysmes accidentels, dans lesquels le hasard intervient souverainement. La paix se conquiert et c’est nous qui devons en être les meilleurs artisans.

Quelle que soit l’issue momentanée des événements en cours, la lutte et l’effort des hommes sont loin d’être terminés. Ils se poursuivront dans le sens du progrès et de la libération dans la mesure justement où les hommes comprendront mieux l’évolution sociale et politique ; où ils prendront conscience de leur puissance nouvelle ; où ils auront appris à voir juste et à agir dans le sens de leurs véritables intérêts.

Là est justement notre domaine de pédagogues actuels, qui ne négligent aucune des nécessités de l’heure, qui jugent à leur valeur les forces formidables qui s’opposent à notre essor et les possibilités illimitées que les hommes conscients sont susceptibles de mettre au service des justes causes.

Nous devons préparer ces hommes conscients pour le proche avenir où ils auront à faire valoir leurs droits. Il ne s’agit point de munir nos enfants d’un catéchisme qui fixe d’avance quelles devront être leurs réactions dans le monde d’adultes où ils vivront bientôt ; ni de les doter d’œillères pour les empêcher de voir les précipices et de distinguer aussi, à droite et à gauche, les beaux spectacles réconfortants et prometteurs. Au rythme où va le monde, nul ne peut prévoir quelle devra être, dans le détail, dans cinq ou dix ans, l’activité sociale et politique des enfants que nous formons. Ce que nous pouvons affirmer sans crainte, c’est que, quel que soit notre apport, il restera encore bien des luttes à mener et d’ardus problèmes à résoudre.

Il n’y a qu’une solution sociale évidente : faire que nos enfants soient au maximum des hommes conscients, capables de réagir sainement en face des événements et de faire avancer le progrès.

Là est la justification de notre effort inlassable, même en temps de guerre là est le secret de notre enthousiasme : Pas de politique dans notre groupe mais, d’une part, conscience de plus en plus claire des conditions sociales, donc politiques, de notre pédagogie ; d’autre part, volonté raisonnée de préparer en l’enfant les hommes actifs, audacieux et héroïques de demain, et de consacrer à cette préparation le meilleur de nous-mêmes avec la certitude que nous faisons ainsi avancer le progrès vers notre idéal commun, que nous poussons à la roue, d’un même élan, avec un calme dynamisme et un même cœur.

Et c’est sur cette dernière considération que nous voudrions insister : il est difficile de trouver en politique pure des considérations sûres et permanentes susceptibles d’unir les ouvriers d’une même cause. On se chamaille sur des formules, sur des mots mal compris, sur des interprétations, parfois superficielles, des événements. On s’aigrit, on perd son temps et on se décourage souvent pour se recroqueviller dans une attitude passive de fonctionnaire sans idéal et sans horizon.

Plus nous allons profond, au contraire, dans la compréhension du monde qui nous entoure, plus nous apprenons à considérer le cours des événements, non plus à la mesure étriquée et égoïste des hommes, mais à l’ampleur historique des événements, plus nous sentons que l’avenir immédiat de nos enfants n’est que du présent historique, que nous devons préparer dès maintenant les victoires qui seront possibles dans cinq ans ou dix ans, que nous devons agir avec une ferme ligne de conduite, certes, mais sans parti-pris ni sectarisme.

Si nous essayons de définir plus ou moins arbitrairement ce que sera la société de demain, nous ouvrons la porte à d’incessantes discussions, pédagogiquement oiseuses d’ailleurs. Par contre, il nous est facile de nous mettre d’accord sur les qualités à cultiver en l’enfant, sur les possibilités d’action et de vie dont nous devons le munir pour que, en toutes occasions, il soit à même de rendre au maximum, individuellement et socialement. La s’arrête notre ambition. Les détails de l’histoire s’inscriront ensuite, au jour le jour, par le dévouement et le sacrifice de ces hommes que nous aurons formés.

Sur ces principes, sur cette ligne d’action, nous sommes tous d’accord, quelles que soient nos tendances, et l’unanimité qui a toujours marqué tous nos congrès en est la preuve.

Nous sommes d’accord non seulement sur les principes d’ailleurs, mais surtout pour l’action. Nous avons, d’une part, travaillé depuis dix ans à la mise au point de techniques qui permettent aux éducateurs de cultiver au maximum en l’enfant les possibilités qui lui seront indispensables demain. Mais nous n’avons, pas négligé cependant de montrer aux éducateurs les obstacles multiples qui se dressaient sur la voie libératrice. Nous n’avons certes pas de formule toute faite pour abattre ces obstacles, mais nous savons que, en toute occurrence, la personnalité, la compréhension, l’esprit critique, l’audace et le dévouement social, l’exaspération de ce besoin si humain d’aller de l’avant, de conquérir un maximum de bien-être et de liberté, de faire reculer l’inconnu et le doute sont les qualités majeures des peuples forts, qui savent et sauront être maîtres de leur destinée.

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Nous n’avons rien à changer à cette ligne d’action au service de notre idéal. Comme par le passé, tous les amis de l’enfance sont obligés de nous approuver. Si, dans la nuit dangereuse où nous plongent les événements actuels, quelques milliers d’éducateurs savent ainsi remplir totalement le rôle pour lequel nous avions su les enthousiasmer, nous aurons, à la C.E.L., continué dignement, dans notre modeste domaine, la tâche originale qui est notre raison d’être, et, L’Educateur, revue de liaison et de travail de notre groupe, restera le reflet de notre grande et émouvante camaraderie.

C. FREINET.