Techniques et Méthodes, 15 février 1937

Réflexion au-delà du seul domaine scolaire ; le terme « méthode » peut servir des visées politiques, économiques et sociales.
La méthode, c’est le but, la direction et les techniques sont les moyens d’action. Une lecture de l’œuvre de quelques pédagogues contemporains à travers cette définition s’avère utile.

Quant aux écrivains pédagogiques, inspecteurs, professeurs ils préfèrent enrober leurs propos d’une enveloppe savante plutôt que de s’occuper d’organisation pédagogique.

La spécificité du mouvement tout en étant partie prenante de la masse des instituteurs, c’est d’expérimenter et d’élaborer les chemins – les techniques – pour guider ceux qui le souhaitent à réaliser une partie de leur idéal pédagogique.

Un appel à poursuivre les expérimentations et les réalisations pour améliorer la visée d’éducation libératrice que porte le mouvement.

 
Nos anciens adhérents se souviennent sans doute des articles que nous avions écrits à ce sujet au début de notre mouvement et dans lesquels, distinguant techniques et méthodes, nous tentions une sorte de reclassement des valeurs et des recherches pédagogiques.
L’idée a heureusement marché et l’appellation de techniques est aujourd’hui assez communément employée en pédagogie et en éducation. A contrecœur parfois car, sous la plume de ceux qui sacrifient parfois aux besoins nouveaux, le mot technique garde quelque chose de roturier, de matérialiste en face des grands vocables idéalistes et philosophiques qui rehaussent si généreusement les articles pédagogiques.
Une nouvelle mise au point, enrichie d’ailleurs par nos expériences récentes, ne nous paraît donc pas inutile.
Qui dit méthode, en effet, dit vaste conception générale du devenir humain, basée sur des principes qu’on suppose à peu près sûrs et immuables. La méthode suppose une conception vaste et profonde de la vie et déborde donc considérablement l’étroit domaine scolaire.
Une méthode est nécessaire à qui prétend s’orienter et orienter les autres dans des voies pas toujours précisées scientifiquement et philosophiquement. Nous pouvons parler de méthode libératrice si nous considérons sans  apriorisme les diverses forces qui agitent actuellement l’évolution sociale, si nous prenons conscience des rapports étroits qui existent entre le programme et le travail scolaire et les réalités économiques, sociales et politiques.
Nous comprenons alors que nous trouvions en face de nous la méthode fasciste qui, partant d’une autre conception du monde, comprenant différemment la trame des devenirs sociaux, retourne à une théorie trop grégaire de l’asservissement et de la discipline.
On voit aussi l’ampleur nouvelle que nous donnons au vocable de méthode et avec quelle circonspection on devrait dorénavant l’employer.
 
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Pour quoi ne pas préciser davantage et ce mot de méthode et ses contenus possibles ? Parce que, on le comprend, tant d’éléments vivants et génétiques y participent que la méthode pédagogique ne saurait sans danger être définie et figée : elle est une direction plus qu’un cadre, une ligne d’action, un chemin dans lequel nous pensons devoir nous engager. Il suffit que nous ayons une sûre orientation générale, car nul ne pourra sans prétention en délimiter les détails tant que les sciences pédagogiques, économiques et sociales n’auront pas apporté dans ce domaine une plus grande lueur de certitude.
Dans le cadre général de cette méthode d’éducation libératrice, il nous faut prévoir maintenant les moyens par lesquels nous avancerons avec le plus de sûreté et de succès, avec le moins de déperdition des forces dont nous disposons.
 

Ce sont les techniques pédagogiques qui vont nous permettre cette marche en avant dans la direction prévue par notre méthode. Celle-ci est donc le but, la direction, la ligne ; les techniques sont les moyens d’action.

 

Nous avons autrefois appliqué cette distinction essentielle à l’œuvre de plusieurs pédagogues contemporains et il ne nous paraît pas inutile d’y revenir rapidement pour préciser définitivement notre point de vue.
Le Dr Decroly avait, comme nous, une méthode d’éducation, ligne générale d’activité qui orientait et motivait ses recherches et ses essais. Mais l’ensemble de ces essais, les procédés d’enseignement, l’organisation éducative qu’il a prévus, mobiles d’ailleurs dans le temps et l’espace, modifiables selon les individus et les contingences, tout cela constitue, dans le cadre de sa méthode pédagogique, une technique de travail.
Même considération pour la pédagogie Montessorienne. Mme Montessori a bien conscience d’une méthode d’éducation d’ailleurs différente de la nôtre, mais c’est surtout par sa technique pédagogique, par l’organisation nouvelle de travail scolaire, par sa conception d’un matériel mieux adapté aux enfants qu’elle a fait faire à l’éducation maternelle d’aussi décisifs progrès.
Ce qui montrerait plus encore la justesse de la distinction que nous faisons entre méthode et techniques serait précisément la possibilité d’utiliser éventuellement les techniques pour des méthodes différentes d’éducation. Les techniques pédagogiques sont dans une certaine mesure interchangeables, tandis qu’il n’y a qu’une direction juste ou supposée juste pour la méthode préconisée.
Le Dr Decroly avait très loyalement reconnu la valeur et l’utilité de notre distinction. Nous ignorons ce qu’en a pensé Mme Montessori. Nous supposons qu’elle a été prise d’une sainte colère, tout comme M. R. Cousinet qui nous répondit hautainement qu’il ne pouvait rabaisser au rang de technique de travail sa « méthode personnelle et originale ».
L’Imprimerie à l’École est naturellement une technique. Non pas, comme l’ont prétendu certains écrivains pédagogiques, parce qu’elle suppose une manipulation matérielle, mais parce qu’elle prétend organiser plus rationnellement le travail scolaire, dans le cadre d’une méthode éducative qui a fait ses preuves puisqu’elle nous a permis d’adapter harmonieusement aux nécessités humaines et sociales les diverses activités pédagogiques.
 
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Nous avons créé en France la technique scolaire.
Avant nous, les écrivains pédagogiques, les inspecteurs et les professeurs avaient une sorte de dédain instinctif pour ces questions si terre à terre d’organisation scolaire. Lorsqu’accidentellement, ils en parlaient dans leurs livres, ils auraient cru déchoir s’ils n’avaient pas enrobé leurs considérations d’une enveloppe savante étiquetée méthode. Tout comme ces bourgeois et ces écrivains d’autrefois, qui spéculaient à perte de vue sur le progrès, sans aider jamais matériellement les ouvriers dans une organisation plus efficiente et plus humaine de leur travail.
Par notre distinction que nous considérons essentielle entre méthode et technique, nous avons rappelé que si l’instituteur n’est pas indifférent à l’orientation économique et sociale de son éducation, s’il sent la nécessité d’une méthode, il oublie encore moins que les difficultés matérielles et techniques l’ont toujours empêché de réaliser son idéal.
Que lui importe en définitive une méthode aussi savante, aussi scientifique, aussi idéale soit-elle, si, pratiquement, il ne peut en approcher ?
Et que peut-il alors sinon maudire ceux qui, de loin, lui montrent bien la rive à atteindre mais qui, orgueilleux et distants, s’en voudraient de leur jeter une branche pour les aider à vaincre le courant.
Nous, nous avons montré la rive. Mais, éléments nous-mêmes de cette masse désabusée par les théories des clercs, nous avons patiemment, expérimentalement, établi les chemins et les gués par lesquels tous les instituteurs avec nous peuvent enfin réaliser une part de leur idéal.
Nous disons Technique, et nous nous enorgueillissons.
Technique de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture aux tout-petits, qui, d’oppressive et scolastique qu’elle était devient naturelle, formative et libératrice.
Technique de l’apprentissage de la langue par l’expression libre, l’Imprimerie à l’École, les échanges. Et les progrès effectifs obtenus, la libération psychique, la libération consciente qui en sont la conséquence disent assez l’utilité de notre effort.
Technique de calcul pour délivrer enfin l’éducateur plus encore que les élèves d’une pratique épuisante et remettre un peu de vie et de joie dans un des enseignements qui devraient le plus être liés au puissant devenir humain.
Technique de musique par nos Disques C.E.L. Technique de dessin…
Nous n’avons pas fait de grands mots. Mais conscients des buts que nous indiquait notre méthode pédagogique, nous nous sommes attachés tout spécialement à l’organisation technique de nos classes populaires. Les succès obtenus montrent assez la nécessité d’une telle action et les jeunes surtout qui n’ont pas encore – heureusement ! – trouvé dans la routine scolastique les assises techniques qui leur permettraient de gagner la retraite, les jeunes donc sentent l’urgence de la tâche que nous avons entreprise.
Et peu à peu notre distinction s’impose à tous les professionnels du journalisme pédagogique. Les plus férus de phrases ronflantes et de considérations principielles sentent monter de la masse cet appel à l’organisation technique. Ils vont vers cette organisation, mais à contre-cœur, avec grand renfort de verbiage, comme si tous ces jeunes qui, par leurs cahiers roulants, par leurs publications professionnelles, par leur collaboration à notre mouvement, améliorent progressivement leur technique de travail ne servaient pas plus utilement leur idéal que ceux qui ont cru, depuis toujours, au pouvoir magicien des mots dans un monde où l’organisation technique s’impose dans bien des domaines.
Et nous continuerons :
Nous garderons, d’une part, la plus nette possible, notre conception d’ailleurs provisoire et perfectible, d’une méthode d’éducation libératrice. Mais nous donnerons surtout le meilleur de notre effort à l’amélioration de l’effort pédagogique des enfants et des éducateurs. Qu’importe que les ouvriers d’une usine aient une haute conception de l’idéal et du devenir humain si les machines imparfaites, si la désorganisation matérielle de cette usine ne permettent pas aux ouvriers de progresser vers cet idéal. Notre école est cette usine imparfaite où les prêches ont, jusqu’à ce jour, tenu lieu de machines modernes et de techniques de travail. Nous voulons que cesse ce dangereux gaspillage d’énergie, nous voulons que les enfants n’usent plus leurs jeunes enthousiasmes à des besognes sans but ; que les éducateurs ne s’épuisent plus en rabâchages impuissants. Tout reste à faire dans ce domaine. Mais nous avons jeté sérieusement les bases de ce que sera vraiment l’école nouvelle populaire d’où sera exclu l’inutile verbiage, mais où éducateurs et enfants de prépareront effectivement et pratiquement aux tâches nouvelles que demandent la vie et la conquête méthodique de notre idéal.
 
[…]
 
On voit alors les grandes lignes de notre technique telle que nous la mettons au point dans notre école :
1) Organisation de l’effort communautaire, apprentissage technique du travail sous toutes ses formes.
2) Acquisition, par nos techniques pédagogiques, du sens profond et synthétique des diverses disciplines.
3) Acquisition formelle par les fiches auto-correctives.
C’est dans ce cadre que nous continuons et continuerons nos réalisations, en dénonçant impitoyablement tous les procédés qui nous paraissent gaspiller l’effort des éducateurs et des enfants et nuire à leur puissante harmonie constructive, mais en restant attachés avant tout à une école qui soit susceptible, dans le cadre actuel de notre société et de notre administration, de permettre le rendement maximum pédagogique et humain.
C’est à cette besogne incommensurablement vaste, nous le savons, que nous convions tous les éducateurs, tous les parents, et plus particulièrement les jeunes qui n’ont pas encore oublié toutes les limitations regrettables dont la scolastique a opprimé leur enfance, qui se sentent aussi au seuil d’un monde nouveau qui ne permettra plus qu’on tourne en rond autour de quelques pratiques désuètes mais qui exigera l’effort intelligent et organisé de tous les producteurs socialistes.
Répandez nos questionnaires, recueillez les réponses, réfléchissez à nos conceptions hardies mais impitoyablement justes, et tous ensemble, sans verbiage, pratiquement, à même nos classes, nous améliorerons notre technique pédagogique pour le triomphe de notre méthode libératrice.
Célestin Freinet
 
L’Éducateur Prolétarien, n° 10, 15 février 1937