Pour nos enfants : la semaine de trente heures ?, 1er janvier 1938

Un plaidoyer de Freinet pour le respect du temps de l’enfant où la santé, le repos et les loisirs, droits essentiels sont à prendre en compte. Comme l’adulte avec les 40 heures et les congés payés, l’enfant doit également bénéficier d’un temps raisonnable de travail et suffisamment de repos et de loisirs.  

La suppression des leçons et devoirs en dehors du temps scolaire, ce travail forcé clandestin,  devient donc indispensable. Ce qui n’empêche pas le travail personnel libre de l’enfant passionné par un travail au-delà des trente heures d’enseignement. Tout est affaire de pédagogie !   

 
Depuis le début du siècle notamment, sous l’action énergique, cohérente et persévérante des organisations ouvrières, le travail des hommes s’est considérablement humanisé : les 14 heures sont devenues les 12 heures, puis les 10. Puis un mot d’ordre est venu comme une revendication extrême des masses ouvrières : la journée de huit heures. Et on disait alors : huit heures de travail, huit heures de repos, huit heures de loisir.

Ce n’était pas assez encore : l’ouvrier restait rivé à sa tâche 6 jours sur 7 et 12 mois sur 12 ou toute sa vie. Les journées de juin 1936 ont valu à la classe ouvrière la semaine de quarante heures et les congés payés.
Les ouvriers ont quelques raisons d’être heureux et fiers de leurs conquêtes.
 
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Mais qui pense aux enfants dans cette humanisation de l’effort des hommes ?
Paradoxe de notre époque : les conditions de travail des enfants n’ont fait qu’empirer depuis le début du siècle, suivant la courbe exactement opposée à celle de la libération ouvrière.
Au début du siècle, le certificat d’études ne nécessitait point une acquisition encyclopédique présomptueuse. On pouvait y parvenir sans fatigue exagérée ; les livres étaient peu nombreux à l’école et la gamme des devoirs n’avait pas encore atteint la démoniaque perfection actuelle. Le Brevet Élémentaire, le Concours d’entrée à l’École Normale, pour ne parler que des examens primaires, se préparaient encore dans la paix des petites écoles de villages alors qu’il y faut maintenant l’usine scolaire de la ville et des piles de livres à ingurgiter et des théories infinies de devoirs et d’exercices.
Aussi devient-il banal de dire que l’enfant, à partir de 10-11 ans surtout, est constamment surmené. On a dénoncé âprement parfois les dangers de ce surmenage qui continue cependant parce qu’on n’en a point supprimé les causes : l’encyclopédisme croissant des examens.
Toujours est-il que, au moment même où les ouvriers voient réduire considérablement leur semaine de travail, les écoliers voient s’accumuler au contraire les obligations. Lorsqu’il a fait ses trente heures de classe, l’enfant a encore autant parfois d’heures supplémentaires pour faire ses devoirs et étudier ses leçons. Pendant que le père va faire sa partie de manille ou jardiner au soleil, l’enfant accomplit sa tâche de forçat. Et nul ne trouve anormal ce contraste : un enfant jeune encore, qui aurait besoin de long repos, de jeu au grand air, de rêverie, de promenades instructives, qui travaille de longues heures le soir et les jours de congé, tandis que l’adulte qui est en possession de toute sa puissance de travail, qui serait en mesure de produire au maximum, se repose, se distrait, s’humanise.
Et on se plaindra ensuite de la pâleur des enfants, de leur déséquilibre précoce, du vieillissement prématuré de leur visage, de leur manque d’entrain.
Suprême inconscience : il se trouvera même des ouvriers qui ont lutté âprement pour les quarante heures pour imposer, dans leur foyer, à leurs enfants, les longues heures de travail supplémentaire contre lesquelles ils ont tant lutté eux-mêmes.
 
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Il ne fait aucun doute que, humainement parlant, la semaine de travail de l’enfant doit être plus courte que celle des adultes.
LES ADULTES ONT LES QUARANTE HEURES.
LES ENFANTS RECLAMENT LES TRENTE HEURES PAR SEMAINE.
Ils ont, plus que les adultes, besoin de sommeil et de repos constructif ; l’exercice et le jeu sont pour eux des nécessités physiologiques, l’effort intellectuel prématuré, qu’on sait être le plus épuisant des travaux, les désorganise et les déséquilibre.
Si on envisage la santé des enfants, leur harmonie constructive, le sens de leur vie, trente heures d’efforts par semaine sont largement suffisants.
 
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Mais alors, dira-t-on, et les examens, et l’acquisition, et la préparation à la vie !
Autant de sophismes qu’il nous faut démolir, et ce sera facile.
L’acquisition pour laquelle on torture incessamment les enfants n’est jamais considérée pour ses fins vraiment humaines. On lance les enfants dans une sorte d’affolante compétition : il faut savoir toujours davantage, et le plus tôt possible, pour réussir aux examens, pour conquérir des places, pour essayer de monter dans la hiérarchie bourgeoise ou petite bourgeoise. A cette soif de conquête, à ce faux besoin de s’élever et de s'enfler, les parents, hélas I sacrifient tout, jusqu’à la santé et au bonheur de leurs enfants.
Mais n’avons-nous pas connu la même compétition dans le domaine social et ouvrier ? Est-il si loin qu’on l’ait totalement oublié le temps où la vie ouvrière n’était que compétition aussi pour un plus fort salaire ? Au lieu de s’entendre pour exiger de leurs patrons ou de la société des conditions plus humaines de travail, chacun prétendait se débrouiller pour arriver : et c’était à qui ferait le plus grand nombre d’heures de travail, à qui consentirait le maximum d’heures complémentaires.
L’organisation ouvrière est venue changer tout cela et substituer à l’ère de la concurrence, celle de la justice dans la répartition du travail.
Tolérerons-nous alors que seuls les enfants restent lancés à fond de train dans cette compétition épuisante, et ceux qui n’ont pas craint de verser leur sang pour supprimer les journées exagérément longues et les heures supplémentaires, n’affronteront-ils donc jamais l’humanisation du travail scolaire des enfants ?
 
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Nous nous souvenons que, au temps où les ouvriers bataillaient pour les huit heures, des expériences et des statistiques tendaient à prouver que les ouvriers rendaient autant en huit heures de travail qu’en dix heures. Et on en conçoit la possibilité, car quiconque n’est pas surmené travaille harmonieusement : ses gestes sont plus sûrs, plus vifs, plus rapides, donc plus efficients.
La chose est plus frappante encore dans le domaine intellectuel et scolaire : le repos, la santé, l’harmonie physiologique sont absolument indispensables à un travail normal. De sorte qu’il n’est pas très osé d’affirmer que l’enfant rendra plus en trente heures de bon travail par semaine qu’en cinquante heures d’études au ralenti.
Et puis, il y a, comme dans l’industrie, une réorganisation qui s’impose.
Nos écoles travaillent encore selon les techniques usitées il y a 50 à 80 ans, au temps où le papier et l’encre étaient rares, les communications difficiles, les journaux populaires inexistants. Il faut que l’école soit adaptée aux possibilités nouvelles qu’apportent l’imprimerie en général et en particulier la presse sous ses formules les plus populaires, le cinéma, la radio, les disques, la poste, les trains rapides, le télégraphe et le téléphone. Par cette adaptation, il est possible de stimuler d’une façon fantastique l’acquisition et l’éducation à l’école et de supprimer notamment tous ces devoirs et ces leçons qui sont comme les ramifications honteuses et clandestines de l’école.
 
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Est-ce à dire que nous proscrirons toute éducation hors des trente heures prévues ?
L’ouvrier cesse-t-il obligatoirement tout travail après ses 46 heures de présence effective et ne sait-il pas, avec persévérance, à ses heures de liberté, faire le bûcheron, le maçon ou le jardinier?
L’enfant surmené en classe et à la maison se dégoûte de tout travail intellectuel et le fuit dès qu’il en a le loisir. Tout comme l’ouvrier exténué fuit l’effort physique dès sa sortie de l’usine. Mais l’ouvrier, mais l’enfant chez qui on a harmonisé et réduit raisonnablement l’effort imposé sentent au contraire le besoin de travailler à leur enrichissement matériel, social ou spirituel selon les lignes de leurs besoins fonctionnels.
Hors des heures de classe l’enfant doit et peut travailler, mais librement, à des tâches qui le passionnent, et il appartient justement à la pédagogie, scolaire ou familiale, de trouver, de définir et de rendre possible ces tâches.
Et c’est à cette besogne que s’emploient les éducateurs du Groupe de l’Imprimerie à l’École.
Si vos enfants stimulés par l’Imprimerie à l’École veulent écrire des textes le soir à la veillée, s’ils veulent matérialiser le chant et la poésie qui vibrent en eux, s’il leur plait de graver du linoléum, de faire de la photographie, si on sait les entraîner à des excursions salutaires et instructives, si on peut leur offrir du bon cinéma, pratiquement, l’enfant travaillera effectivement, hors de l’école, plus et avec plus de profit qu’aujourd’hui. Mais l’effort ainsi fourni, au lieu d’être destructif et fatiguant, s’insérera dans le processus normal de vie et d’incessante acquisition qui est le propre des enfants.
 
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Si nous réalisons cette deuxième partie d’un programme d’éducation, s’ils voient leurs enfants intéressés et occupés à des besognes dont ils sentiront eux-mêmes l’attrait et le profit, les parents cesseront de réclamer le travail à la maison et ils s'orienteront avec nous vers cette pédagogie active et libératrice.
La formation, l’acquisition profonde gagneront considérablement à cette conception nouvelle de la vie des enfants. Mais l’acquisition verbale superficielle, ce qu’on continue à appeler d’un mot expressif : le bourrage de crânes, souffriront certes de cette réduction de la journée de travail. Apprendre par cœur des résumés, ressasser des leçons, copier des textes interminables et sans intérêt, cela nécessite des heures de travail. C’est pour y parvenir qu’on imposait le travail à la maison comme complément nécessaire de l’activité scolaire.
La suppression du travail forcé à ta maison obligera les éducateurs à réviser leurs techniques de travail.
Elle obligera les administrateurs aussi à modifier la conception et la technique des examens qui, à ce jour, contrôlent exclusivement cette acquisition livresque et sont, de ce fait, les principaux responsables de l’état aigu actuel de la scolastique. Si, dans aucune école, aucun enfant ne peut, hors de la classe, continuer le bourrage traditionnel, il faudra bien que toute l’école se mette au pas et que, tenant compte des nécessités nouvelles, on bouleverse la technique des examens.
C’est pourquoi nous considérons comme primordial l’acte essentiel qui est la réduction de la journée obligatoire de travail de l’enfant.
Nous résumons donc ci-dessous l’essentiel de nos propositions à ce sujet, propositions que nous demanderons à nos élus de présenter au Parlement.
Primo :
A l’ère de la semaine de quarante heures et des congés payés doit corresponde une réduction parallèle du temps de travail obligatoire des enfants.
La semaine de travail imposé ne doit pas dépasser, dans l’enseignement, trente heures par semaine.
En conséquence, il est interdit aux éducateurs de donner, hors des trente heures régulières de cours, des devoirs supplémentaires qui seraient considérés comme une infraction à la loi.
Secondo :
La réduction du temps de travail imposé va rendre nécessaire la réadaptation et la modernisation des techniques de formation et d’acquisition de l’école.
Le Gouvernement sera invité à orienter la pédagogie dans le sens de cette réadaptation.
La formule des examens qui ont été jusqu’à ce jour les principaux instigateurs du travail interscolaire devra être adaptée aux nouvelles techniques scolaires et mesurer scientifiquement l’acquisition profonde et la formation personnelle des enfants.
Tercio :
L’École ainsi comprise ne saurait remplir son rôle de préparation maximum des enfants que si son action est renforcée par une organisation souple mais efficace de l’activité libre des enfants. Toute une pédagogie théorique et pratique, inconnue jusqu’à ce jour, est à étudier et à mettre en action : c’est celle de l’organisation du travail libre des enfants hors de l’école : travaux manuels ou intellectuels, salles de lecture et de réunion, pédagogie et technique de journaux d’enfants moraux et éducatifs, nouvelle pédagogie du cinéma, du disque, de la radio, du théâtre pour enfants.
Le Gouvernement serait invité à considérer que l’organisation de cette pédagogie lui incombe au même titre que la pédagogie scolaire, que des éducateurs doivent y être préparés et désignés ensuite pour y travailler, que des fonds doivent être prévus pour l'activité libre para-scolaire des enfants.
 
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Réduction à 30 heures de la journée de travail imposé des enfants.
Réorganisation pédagogique et technique du travail scolaire et des examens qui sera nécessitée par la réduction du temps de travail obligatoire.
Prise en charge morale et matérielle par l’État de l’éducation extrascolaire des enfants.
Telles nous paraissent être les trois étapes indispensables à la modernisation de notre enseignement et à l’humanisation de nos techniques.
 
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Il faut que, dans tes milieux d’enseignement, dans les milieux ouvriers on fasse sentir l’inconséquence d’une société qui ne veut pas donner aux enfants les garanties essentielles arrachées par les adultes ; il faut qu’on reprenne et qu’on intensifie la propagande naguère amorcée contre le surmenage scolaire ; il faut que nous dressions, face aux conceptions rétrogrades de la pédagogie traditionnelle, les revendications majeures de l’enfant, de l’adolescent qui protestent, consciemment ou non, contre l’injustice dont ils sont victimes.
Il faut que notre mot d’ordre :
LA SEMAINE DE TRENTE HEURES POUR NOS ENFANTS
gagne tous les milieux afin qu’elle devienne sous peu une réalité.
Il n’y a à cette réalisation aucun obstacle insurmontable, nous l’avons montré. Une société, un gouvernement qui ont  organisé la semaine ouvrière de quarante heures et les congés payés doivent être en mesure de prévoir pour nos enfants une vie humaine leur permettant de travailler avec profit dans la santé et la joie.
Célestin Freinet
 
L’Éducateur Prolétarien, n° 7, 1er janvier 1938 dans son intégralité