A propos des coopératives scolaires, 1er janvier 1938

 

Une mise au point de Freinet, après la réception d’un courrier de Barthélémy Profit 

 

  Nous n’avons pas toujours été d’accord avec M. Profit, l’initiateur des Coopératives scolaires, mais nous n’avons cessé de déclarer que la coopération scolaire était une des formes originales de l’école nouvelle en France et que, en en lançant l’idée, M. Profit avait fait œuvre de grand pédagogue.

Nous avons constamment engagé nos camarades à constituer des Coopératives dans leurs classes, et dans l’esprit pédagogique défini et défendu par M. Profit et en opposition avec l’esprit mercantile et retardataire de ceux qui ont vu dans l’idée de la Coopération un moyen pratique de faire payer les usagers.
Dans l’E.P. n° 5, à propos d’un article de M. Profit paru dans le Manuel Général, nous avons indiqué pourquoi nous ne partirions pas en guerre avec M. Profit contre l’Office des Coopératives. Notre point de vue, exprimé avec quelque brièveté, ne méritait cependant pas, croyons-nous, la lettre suivante de M. Profit, que nous croyons utile de verser au dossier de la Coopération scolaire pour que nos camarades puissent décider sainement la route à suivre.

16 décembre 1937 
Mon cher Monsieur Freinet,
Mes sentiments à votre égard n'ayant jamais varié, je cherche les raisons possibles de votre parti-pris à l'égard de nos coopératives.
Vos tentatives pour en créer de semblables n’ont pas réussi. Si vous en avez connu quelque dépit, je n'y suis pour rien : nul ne vous demandait de vous borner à « glaner chez nous ». Vous avez sollicité ensuite de vos adhérents des critiques à leur sujet et vos enquêtes n'ont pas abouti. Aussi, c'est d'un ton assez désinvolte que vous annoncez la mort de nos associations. Tout beau, cher Monsieur, les Coopératives que vous tuez se portent assez bien. Un peu de patience, s'il vous plait.
Surtout, ne vous laissez pas prendre au bluff de l’Office qui, depuis dix ans, promet des subventions mirifiques et qui, en 1936, à ses sections départementales (dont les coopératives ne sont qu’une partie dans le plan) alloue royalement 38.000 fr. dans toute la France ; de l’Office qui annonce l’embrigadement de 4.000 coopératives alors qu'il n'en compte que 2.000 dont beaucoup ne « paient pas ». Je sais bien que nous avons affaire depuis 1933 à forte partie, depuis que quelques chefs, agissant sans instructions, essaient de livrer à une organisation extra-scolaire, ce qui ne leur appartient pas, des associations qu’ils ont, au contraire, mission de protéger. Patience ! Attendez ! A moins que vous ne soyez pressé de voir, comme en Russie, l’école inspectée par les gérants des coopératives d’adultes.
Peut-être bien, voyez-vous dans l’Office, malgré les expériences que vous avez faites ailleurs, un allié possible. Auprès de tous ces alliés que vous recherchez pour le développement de vos techniques, vous serez toujours — avec quelques autres — aussi sympathique que ce voyageur dont parle J. Payot, qui a pénétré à minuit dans un compartiment où tous sont étalés à leur aise. Et bien sincèrement, c’est ce que je vous souhaite. Soyez longtemps ce voyageur pour le progrès de l’école que nous aimons tous deux, en me permettant toutefois d’inscrire cette autre expérience touchant un homme qui pouvait avoir plus de compréhension et plus de sympathie pour des associations qui ont contribué assez largement au développement de l’Imprimerie à l’École.
Un mot encore : vous dites que je n’ai pas su ou pu en rester l’animateur. Vous me permettrez de penser que c’est là ne rien entendre à l’œuvre de liberté que nous avons voulu créer, et dites-vous bien que je ne l'ai pas voulu. C’est parce qu’elle est une œuvre de liberté qu’elle ne comporte pas d’animateur unique et si je combats l’Office, c’est parce que son entreprise vise précisément comme à l’exploitation des petits déjà suffisamment rançonnés par d’autres œuvres, à la centralisation, à la hiérarchisation, à la mécanisation de l’oeuvre créée par nos sacrifices d’argent, de temps, de peines diverses. Et c'est pour cela que nous aurons raison dans la lutte de la vérité contre l’erreur, pour l’indépendance contre la sujétion à un organisme extra-scolaire sans droit comme sans compétence. La coopération des intérêts matériels ne prévaudra pas en face de la coopération des esprits et des cœurs que nous voulons maintenir dans l'école.
Vous vous voyez déjà notre cohéritier avec l’Office. Vous ne boudez pas l’Office et sans doute espérez-vous vous accrocher à lui. Croyez bien que l’héritage n’est pas encore ouvert.
Ni surpris ni peiné, je continuerai à le défendre contre tous les intrigants et tous les arrivistes, car il s’agit ici de l’indépendance de l’école, de la liberté des maîtres comme de celle des enfants.      

Recevez, etc.

 

(signé) : Profit.
J’en suis à me demander si cette lettre m’était bien destinée ?
Ai-je manifesté quelque parti-pris vis à vis des Coopératives? Si quelqu’un de nos lecteurs a cru saisir une telle pensée je m’excuse d’une expression imparfaite de mes sentiments, car je reste à fond pour les coopératives, surtout les coopératives inspirées par l’idée pédagogique de Profit.
Quand avons-nous fait des tentatives pour créer de nouvelles coopératives? Comme si notre mouvement ne nous avait pas toujours accaparés et si nous n’avions pas été heureux de trouver dans les bonnes coopératives scolaires des alliées permanentes?
Nous avons sollicité des critiques contre les coopératives; mais c’était contre les coopératives mercantilisées, et nous croyons être là en compagnie de M. Profit. Pourquoi dès lors aurions-nous quelque dépit ?
Avons-nous annoncé la mort des Coopératives? Je serais bien attristé si j’avais un jour à faire une semblable annonce. J'ai constaté seulement que, par suite de la création en série de coopératives mercantilisées, les bonnes coopératives ont perdu du terrain comparativement aux autres, ce qui ne veut pas dire que les bonnes coopératives n’aient pas progressé. Je regrette d’ailleurs cette disproportion croissante en nombre sinon en influence véritable.
Je n’ai jamais essayé de défendre l’Office. Nous ne cherchons pas d’allié puisque nous ne craignons pas la critique des mouvements qui, tels la Coopération de Profit, sont le plus près de nous.
Je ne me fais aucune illusion sur l’appui que nous pouvons attendre de l’Office et des associations similaires et je regrette sincèrement que M. Profit se soit mépris sur mes sentiments vis-à-vis des bonnes coopératives qui ont toujours été, je le sais, les meilleures propagandistes de nos techniques et dont je recommande partout la constitution dans l'esprit défini par M. Profit dans ses livres.
Je dis cela, non pas pour essayer de plaire à M. Profit ou pour me raccrocher à quelque organisation, mais parce que c’est ce que je crois être la vérité et que je dis la vérité — meme lorsqu’elle me dessert momentanément.
II n’y a qu’un petit désaccord sur lequel je n’ai certainement pas suffisamment insisté dans ma courte chronique : je n’ai pas. vis-à-vis des coopératives adultes, la sainte horreur que manifeste M. Profit; je ne pense pas que la Coopération scolaire doive n’être que la coopération des esprits et des cœurs. Elle doit être aussi la coopération économique, 1a boîte à sou, indispensable dans notre régime; et elle s’apparente, de ce fait, aux coopératives adultes dont elle peut, donc, rechercher l’alliance.
Les Coopératives scolaires ne doivent pas être des associations mercantiles; mais ce serait masquer la réalité que de ne pas reconnaître les lourds soucis matériels qui sont à l’origine de la création de toute Coopérative.
C’est, à mon avis, cette intransigeance puritaine qui a créé le schisme dans la Coopération scolaire, schisme qui risque de frustrer la coopération scolaire de l’esprit pédagogique et social dont l'expérience Profit devait l’imprégner.
Il n’y a aucun calcul d’aucune sorte dans nos paroles favorables à l’Office. Nous pensons que les Coopératives mercantiles à l’origine — et il est regrettable qu’elles soient mercantiles — sont susceptibles cependant, si nous savons les animer, d'apporter à l’école populaire quelques précieux éléments de vie, en attendant qu’elles s’imprègnent davantage des principes idéaux de M. Profit.
Voilà la raison profonde, et la seule, qui nous pousse à ne pas bouder l’Office.
Nous ne nous accrochons à personne; nous ne recherchons aucun héritage puisque nous avons peine à gérer nos propres richesses. Et, tout comme M.. Profit, nous n’avons qu’un souci, servir l’école et ses maîtres.
 
Célestin Freinet
 
L’Éducateur Prolétarien, n° 7, 1er janvier 1938 dans son intégralité