L'Educateur Prolétarien n°4 - année 1936-1937

Novembre 1936

Salut aux héroïques combattants espagnols

Novembre 1936

 

Ce n’est pas sans une profonde émotion que je place en tête de ce numéro l'émouvante note de notre ami Pagès.
On nous demandait parfois : que peut apporter à la cause populaire une technique scolaire même libératrice ?
La réponse, nos camarades espagnols nous l’ont donnée par leur exemple, par leur enthousiasme, par le sacrifice de leur vie. Ils nous ont montré comment des éducateurs qui ont appris par nous à sentir le pouls de l’enfance prolétarienne, à replacer l’école dans son milieu et à son rang, comment les adhérents de l’imprimerie savent accorder leur vie à leur idéal de libération et mourir pour que l’Ecole soit sauvée des chaînes que lui préparent les Hitler et les Mussolini.
Au nom de tous les éducateurs de notre Groupe, je salue les camarades tombés pour la cause qui est notre seule raison d’être, et aux survivants qui continuent la lutte j‘apporte l’assurance que tous leurs amis de France — et de Belgique, et de Suisse aussi — sauront les aider moralement, socialement et matériellement pour que se réalise un jour notre rêve commun de libération.
C. FREINET.

Nouvelles d’Espagne

Les adhérents de notre Coopérative savent quelle activité menaient en Espagne les membres de la « Coopérative de la technique Freinet » en faveur de l’Imprimerie à l’Ecole. Nous avions, là-bas, en juillet dernier, 120 écoles qui se livraient à l’imprimerie et aux échanges interscolaires, une revue mensuelle : Collaboracion, qui correspondait à notre Educateur prolétarien, une revue mensuelle pour enfants dont deux numéros étaient déjà parus (et quels numéros !) pendant de nos Enfantines.
Aujourd’hui, la lutte antifasciste nécessite l’abandon momentané de ces activités pédagogiques, mais nos camarades espagnols à l’avant-garde du progrès pédagogique et culturel sont aussi à l’avant-garde du progrès social.
Des « Freinetistes » (comme s’appellent là-bas nos amis) sont morts sur les barricades ou fusillés par les fascistes !
Almendras nous écrit aujourd’hui :
Nous croyions bien que Simon Omella était mort. Les fascistes ont fusillé tous les instituteurs non réactionnaires. Simon Omello a réussi à quitter Plasencia del Monte en fuyant dans la montagne. Au bout de douze jours d’angoissante marche, il est parvenu à franchir nos lignes. Mais sa famille est prisonnière des fascistes.
Simon Omella est un des rédacteurs les plus actifs de Collaboracion.
Antoine Benarges, l’enthousiaste freinetiste de la province de Burgos, a été fusillé par les fascistes.
Ainsi tombent nombreux, nombreux, nos valeureux camarades espagnols, pour le triomphe de la liberté, pour anéantir le fascisme, pour la victoire du prolétariat, pour notre victoire !
PAGES.
 

 

Il faut sortir de l’impasse

Novembre 1936

 

Nous publions ci-dessous deux communications caractéristiques et dont nous voudrions qu’on saisisse toute la portée à l’heure présente : l’une de Pagès réclamant l’organisation de la Radio scolaire, et une autre de notre camarade Gauthier concernant l’organisation de l’éducation physique à l’école.

Il ressort de ces études que le gouvernement, que les responsables et les animateurs de l’Education nationale sentent la nécessité de donner une place importante dans les programmes à l’éducation physique et à la radio. Mais on n’en trouve plus la place tellement ces programmes sont déjà exagérément chargés. Alors, comme on l’a déjà fait, on établit des horaires qui, pratiquement, ne peuvent pas être suivis, ou bien on tente de faire déborder les disciplines scolaires et cet essai malheureux d’administrateurs impuissants méritait d’être dénoncé comme l’a fait Pagès.

Nous ne sommes pas de stériles critiqueurs ; nous tenons par-dessus tout à continuer notre besogne constructive et c’est pourquoi nous tenons ici à montrer la seule voie où peut s’engager l’éducation nationale si elle veut sortir de l’impasse où la poussent d’une part les désirs encyclopédiques des maîtres de la jeunesse, et d’autre part la résistance de cette jeunesse et des parents eux-mêmes émus par les tragiques effets du surmenage scolaire.

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Il fut un temps — et nous l’avons encore connu au début du siècle, — où l’école poursuivait sereinement et sans hâte ce qu’elle croyait être sa grande mission éducatrice. Elle honorait certes l’instruction, l’acquisition, dont elle attendait le renouveau démocratique et républicain. Mais on en était malgré tout encore au temps de l’humilité primaire et de la simplicité. Nous n’avions que un ou deux manuels : ils étaient moins précis, moins illustrés, plus pauvres, mais ils étaient aussi moins encombrants, moins obsédants. Nous apprenions des résumés, mais il nous restait du temps encore pour aller à notre pas car les examens eux-mêmes étaient moins exigeants.

Depuis une vingtaine d’années c’est la course à l’acquisition, la course au « bourrage de crânes », et les manuels — ou plutôt leurs auteurs — y ont leur large part de responsabilité. On a sans cesse élargi les programmes, ajouté de nouvelles matières, apporté de nouveaux développements ; toute classe qui se respecte possède aujourd’hui une banne demi-douzaine au moins de manuels scolaires copieux, développés et complets ; les examens ont exagéré chaque année cet encyclopédisme qui devient comme une hantise mortelle pour l’école.

En même temps que se poursuivait cette course à l’encyclopédisme, la vie avec ses exigences, et l’action tenace des éducateurs poussaient à la nécessité d’introduire à l’école des activités nouvelles : la musique et le chant autrefois trop négligés, l’éducation physique dont on comprend aujourd’hui l’urgente nécessité, les promenades scolaires, la puériculture, le cinéma, la radio, le phonographe, l’imprimerie, techniques nouvelles qui bouleverseront sous peu l’école comme elles ont bouleversé les sociétés lors de leur apparition pratique.

Mais c’est là alors que réside le drame : pour enseigner et utiliser tout cela DANS L’ESPRIT ENCYCLOPÉDIQUE de l’école actuelle, ce n’est pas trente heures par semaine qu’il faudrait, mais soixante, et bien remplies ; ce n’est pas d’allègement qu’il faudrait parler, mais de surcharge nouvelle jusqu’au jour où l’on comprenne vraiment qu’il y a une victime incontestable de cette tendance : c’est l’enfant attelé à un véritable travail de chaîne et qui n’aurait plus un instant pour vivre sa vie précieuse et débordante s’il ne savait, ancestralement, déjouer le complot des pédagogues et remédier par la paresse, la distraction, la désobéissance, à une emprise destructrice de toutes personnalités.

Et là aussi réside le secret de l’insuccès flagrant de l’école actuelle : quand on exploite les forces des individus, qu’ils soient adultes ou enfants, il faut bien que ceux-ci réagissent pour se défendre : la paresse, le dégoût du travail, la mauvaise volonté, le sabotage conscient ou non ne sont que les manifestations normales de cette réaction. Elles persisteront à l’école tant que nous n’aurons pas normalisé et humanisé notre éducation et notre enseignement.

L’instituteur d’ailleurs serait peut-être le seul à n’être point dupe. Il sait bien que l’horaire actuellement imposé ne peut jamais être respecté, qu’il faut sacrifier certaines techniques si l’on veut en enseigner d’autres de façon normale et que les examens encyclopédiques sont parmi les inventions les plus inhumaines de notre civilisation: on a beau nous dire qu’ils sont une nécessité ce que nous ne croyons pas — il n’en reste pas moins qu’ils sont les responsables des tortures morales qu’endurent les enfants et qui conduisent trop souvent hélas ! aux graves déchéances qui marquent la jeunesse estudiantine.

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Le problème ne saurait être résolu que si on a le courage de l’examiner dans son ensemble et de prendre les mesures profondes et radicales qui s’imposent.

Il faut procéder sans parti-pris, en examinant loyalement, hors du cadre scolaire, les problèmes éducatifs, à une nouvelle hiérarchie des valeurs aux différents âges des enfants. Les recherches concluantes de pédagogie nouvelle, l’expérience belge elle-même, nous permettent de jeter aujourd’hui les bases sûres de cette révision :

1° L’acquisition encyclopédique telle qu’elle a été pratiquée jusqu’à ce jour est une erreur psychologique et pédagogique avec des enfants de moins dz 12-13 ans. Jusqu’à cet âge l’enseignement doit être essentiellement synthétique et vivant, avec un minimum de leçons formelles et un maximum de techniques susceptibles d’enrichir et d’harmoniser les individus.

2° Cela ne signifie point d’ailleurs que l’enfant, d’après ces directives, sera nécessairement un ignorant. Loin de là. Nous pouvons même affirmer qu’il connaitra bien plus de choses que l’écolier parqué dans nos classes modernes; il connaîtra peu de définitions peut-être, mais, pratiquement, dans la vie, il aura maîtrisé des techniques d’activité qui lui permettront de réagir en face des événements, cette tonalité constructive étant un des éléments essentiels de la pédagogie nouvelle, face à la passivité légendaire des enfants formés par les leçons encyclopédiques.

3° La pédagogie contemporaine a été faussée par cette conception essentiellement réactionnaire que la période d’instruction finit avec la scolarité et que l’enfant ne saura jamais ce qu’on ne lui aura pas appris avant qu’il n’entre dans l’enfer abrutissant de la production.

Les mesures nouvelles qui ont réduit à un minimum normal les heures de travail des ouvriers, l’expérience soviétique surtout montrent l’énormité de l’erreur commise par l’école. C’est vers 12-13 ans que devrait commencer l’instruction formelle qui se poursuivrait toute la vie. Jusqu’à 13 ans, l’enfant aurait fait une provision de vie, de hardiesse et d’audace, il se serait saisi, sans fatigue, des techniques essentielles qui permettraient alors des progrès excessivement rapides.

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Si l’on tient compte de ces considérations, une refonte de l’éducation primaire française s’impose. Il faut sabrer impitoyablement dans le maquis encyclopédique, préconiser des normes nouvelles de travail scolaire basées sur ces techniques modernes qu’on essaye justement d’acclimater à l’école et oui apparaissent toujours comme des intruses ; il faut, d’accord avec les grandes consciences de la culture française, remettre en honneur cette activité, cette originalité, nette vie indomptable oui ont permis jadis de dresser les cathédrales; il est nécessaire de doser minutieusement l’instruction formelle dans ce renouveau de somptueuse acquisition synthétique; il faudra mettre au pas auteurs et marchands de manuels et convaincre les uns et les autres pue la vie d’une part, les moyens modernes de diffusion d’autre part, rendent scandaleusement surannés les livres scolaires et qu’une adaptation de toute l’éducation doit être faite sans tarder aux nécessités sociales et aux moyens nouveaux de la science.

Nous avons montré la voie ; et, dans notre école prolétarienne encore, nous tâchons de prouver expérimentalement qu’éducation harmonieuse et acquisition ne sont point opposées comme on a voulu le faire croire. Il ne s’agit point de préconiser l’ignorance à une époque où il y a tant à apprendre, Nous dénonçons justement la besogne retardataire d’une école qui instruit selon des procédés vieux d’un siècle alors, que la vie contemporaine est là, puissante et éducatrice et nous demandons aux éducateurs, nous demandons au gouvernement populaire de moderniser sans retard, et avec hardiesse, l’organisation et les techniques de l’école populaire.

L’école actuelle est tragiquement embouteillée, à tel point qu’on ne peut y faire entrer ce moyen incomparable d’instruction qu’est la radio. On ne peut plus aller de l’avant si on ne réorganise pas d’urgence. Et on ne peut réorganiser que dans le sens que nous venons d’indiquer.

Ou bien alors, prenons garde : d’autres réorganiseront un jour notre école, mais ce sera pour supprimer radicalement tout ce qui pourrait aider à l’émancipation prolétarienne, et pour mettre l’exercice militaire et le fusil à la place des techniques d’expression libre et de libération que nous préconisons.

Plus que jamais un NOUVEAU PLAN D’ÉTUDES FRANÇAIS s’impose. A nous d’en populariser l’idée, d’en imposer la réalisation. Nous le pouvons si nous sommes bien convaincus de la ligne nouvelle de notre effort et si nous savons prouver par notre exemple et notre travail la possibilité et l’utilité de cette rénovation.

Courage, camarades ! Le bon grain que nous avons semé lève. Des masses toujours plus importantes d’éducateurs s’intéressent à notre activité et comprennent l’urgence des campagnes que nous menons. De nombreux inspecteurs viennent à nous et se rallient ostensiblement, officiellement à l’idée nouvelle que nous défendons. Nous nous en réjouissons et nous les rassurons de notre collaboration totale et désintéressée. Car notre but n’est point de mettre en vedette tels individus ou tels groupements, mais de contribuer à la régénération de notre école populaire et à la diffusion d’idées-forces qui ne sauraient être des forces que si elles sont dépouillées de toute individualité pour aspirer à cette généralité, à cette humilité, à cette simplicité qui les font aptes alors à remuer le monde.