L'Educateur n°10 - année 1939-1940

Février 1940

Ecole de la Démocratie

Février 1940

 

Il faut que notre mouvement pédagogique ait la vie aujourd’hui bien chevillée et bien assise, pour qu’il ait non seulement surmonté les difficultés de l’heure, mais même progressé, gagné de nouveaux adhérents, élargi son horizon, approfondi son action. Notre idée de la lettre régulière aux mobilisés par l’Imprimerie à l’Ecole, du journal scolaire rétablissant la liaison affective entre le soldat et sa famille, son village, ce qui fut naguère sa vie et son horizon, a obtenu l’encourageante complicité de l’administration et ajoute comme une sorte de fleuron à la liste déjà respectable des réalisations de notre groupe pédagogique.

Censuré

Nous avons déjà donné notre défense pour ce qui concerne la discipline — et le sujet est d’ailleurs loin d’être épuisé. Je me suis plus particulièrement attaché, dans un récent numéro, à montrer combien l’effort et les réalisations du mouvement d’éducation nouvelle en général, et de notre groupe en particulier étaient parfois méconnus.

« Qui veut tuer mon chien l’accuse de la rage », dit un proverbe. Mais il ne suffira pas d’accoler à nos travaux quelques qualificatifs plus ou moins malveillants pour avoir raison d’initiatives qui ont aujourd’hui fait leurs preuves et qui peuvent s’inscrire avec quelque orgueil dans le cadre des conquêtes humaines et démocratiques.

D’avance, nous tenons encore à nous justifier et à préciser au maximum la légitimité de notre action pédagogique, partie intégrante du vaste mouvement d’adaptation éducative qui, amorcé dès la fin de l’autre guerre, en France, par le généreux mouvement des « Compagnons de l'Université Nouvelle », venait d’aboutir aux réformes officielles de ces dernières années, étape importante de ce nouveau Plan d’Etudes Français dont nous avions, un des premiers, réclamé la réalisation.

Et qu’on ne croie pas que nous cherchions ici un quelconque brevet d’orthodoxie, nationale. Notre mouvement, en dehors de toutes considérations politiques (toutes discussions politiques ou religieuses sont statutairement interdites au sein de la Coopérative, et la collection de notre revue depuis quinze ans est là pour montrer que nous avons scrupuleusement respecté nos règlements) groupe des éducateurs de toutes tendances philosophiques et sociales, mais tous convaincus cependant de la nécessité d’améliorer nos pratiques éducatives conformément aux récentes acquisitions de l’expérimentation et de la science pédagogiques. Aucun parti-pris politique ne saurait avoir de prise sur nos déterminations. Nous voyons l’enfant et le progrès de l’école ; nous critiquons ce qui, de ce point de vue, nous parait devoir être critiqué et nous ne craignons pas de rendre hommage aux réalisations, d’où qu’elles viennent, qui nous paraissent favorables à notre pédagogie.

Nous continuerons dans cette voie pédagogique, laissant nos adhérents libres naturellement de conformer leur action sociale à l’idéal éducatif dont ils ont senti et compris la légitimité et la portée.

Nos contradicteurs voudraient prouver que le mouvement d'éducation nouvelle a partie liée avec certaines conceptions sociales et politiques et que les techniques elles-mêmes qu’elle a recommandées et qu’elle met au point sont dangereuses pour la vie et l’avenir de notre communauté nationale. On devine les développements que pourrait prendre semblable accusation et l’on comprendra que nous ayons à bien mettre les choses au point, avec une loyauté parfaite et totale, afin que nul ne puisse s’y tromper et qu’on nous attaque en toutes connaissances de causes le jour où on s’y risquera ouvertement.

Pour contredire à notre souci si souvent exprimé de neutralité sociale et politique (prévu dans nos statuts, nous le répétons) un de ces contradicteurs nous rappelle que «dans la solution des questions pédagogiques, une doctrine pédagogique est toujours engagée » et qu’on y décide, en définitive, selon une certaine conception de la nature humaine et de sa destination, selon ce que nous savons de la nature de l’enfant, ce que nous espérons du rôle de l’école et des fins de l’éducation.

Evidemment, pour qui croit que « l’obéissance est pour des enfants toute la morale », qu’il faut d’abord «mater et discipliner les volontés », que «la grande affaire de la pédagogie est de contraindre l’enfant au travail intellectuel », on ne peut trouver plus parfait idéal que dans cette pédagogie dont nous voulons, nous, dégager nos enfants parce que nous en avons trop pâti, dans cette conception autoritaire que nous croyions définitivement condamnée puisque les écoles religieuses elles-mêmes l’ont abandonnée pour venir à des conceptions que la science pédagogique naissante a révélées plus logiques.

Oui, si nous pensons que les enfants — les hommes de demain — sont incapables de penser, de vouloir et d’agir par eux-mêmes, alors il faut une éducation spéciale pour ceux qui sont appelés à commander et une autre également spéciale pour l’immense masse qui est appelée à obéir passivement. C’est reculer de deux cents ans et on ne peut être alors, effectivement, que contre une éducation que nous voulons libératrice et formatrice de l’homme et du citoyen.

Mais qu’alors ces contradicteurs ne se réclament point de la France démocratique, qui a fait la grande Révolution de 1789, édicté la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui a dressé barricades sur barricades pour défendre et faire triompher les conquêtes humaines et qui, aujourd’hui, affirme encore par presse et radio, se battre au nom de la Démocratie — gouvernement du peuple. S’ils sont logiques avec eux-mêmes, qu’ils déclarent ouvertement que leur idéal est bien loin derrière nous et qu’ils en sont pour le pouvoir autocratique, contre la République et la Démocratie. Alors, nous comprendrons certaines réserves et certaines théories.

Oui, l’effort pédagogique que nous poursuivons suppose une certaine conception sociale du devenir humain : c’est notre conception républicaine et démocratique qui attend de l’école qu’elle forme non seulement des bavards capables de réciter des leçons mais aussi des hommes susceptibles de penser librement, et d’agir harmonieusement, au sein de la communauté, capables de défendre les libertés conquises, sachant obéir mais aptes aussi à participer intelligemment à la gestion de la chose publique. Et qu’on ne vienne pas nous objecter, au nom d’une neutralité scolaire abusivement interprétée que l’école doit se cantonner dans sa - besogne d’instruction sans aucune tentative d’éducation sociale. Cette éducation Républicaine est implicitement prévue comme une des tâches nécessaires par les fondateurs et les théoriciens de notre Ecole Laïque. Et, quoi qu’on en dise, l’Ecole ainsi axée sur le social, avec ses buts non seulement instructifs mais aussi délibérément éducatifs, n’a pas si mal rempli son rôle au cours de ce dernier demi-siècle puisque, dans les périodes difficiles que nous avons vécues et que nous vivons, les hommes qu’elle a formés ont eu des redressements et des sursauts qui les honorent et qui nous laissent, malgré tout, de bien grands espoirs.

Pour mieux nous confondre, et pour mieux marquer les dangers sociaux possibles de l’Education nouvelle — dont nous n’épousons d’ailleurs pas toutes les théories — nos contradicteurs continuent de tracer de cette éducation un tableau alarmant dont nous voudrions bien, loyalement, montrer une fois pour toute la perfide fantaisie.

Parce que des éducateurs, des penseurs, des précurseurs d’Europe, d’Angleterre et d’Amérique ont parlé d'autonomie des écoliers, de seif-government, de républiques d’enfants ; parce qu’il y a eu, de par le monde, des essais généreux d’une hardiesse parfois excessive, — n’en faut-il pas dans toute science, même s’ils ne contribuent parfois qu’à révéler une erreur d’orientation et à nous remettre dans le droit chemin ? — va-t-on charger le mouvement actuel d'éducation nouvelle de tous les péchés de jeunesse des Pionniers dont elle honore les efforts et le dévouement ?

Comme toute chose vivante, l’Education est sans cesse en évolution, laissant derrière elle du passé que les circonstances et les découvertes nouvelles révèlent comme inutile et désuet, allant forcément vers l’Avenir. Parmi l’innombrable armée des chercheurs dévoués à ce progrès, on trouve en effet toutes les tendances, dont quelques-unes nous feraient même sourire si nous ne nous souvenions que, malgré leurs erreurs, elles ont été parfois de généreuses réussites. Oui, on parle d’autonomie des écoliers, de self-government, de république, de libre décision, de travail d’équipe, de responsabilité. Mais il n’y a pas que Tolstoï, Langermann, Chatsky dans le mouvement d’éducation nouvelle. Il y a aussi Mme Montessori, qu’on ne peut taxer d’extrémisme politique, et à laquelle nous rendons pourtant toujours hommage pour les vérités qu’elle a révélées et les voies fécondes qu’elle a ouvertes à l’éducation ; il y a Decroly qui fut l’homme de sciences par excellence et dont la hardiesse de pensée et de réalisation nous est un exemple et une lumière ; il y a cet autre homme de sciences qu’est Ad. Ferrière, qui a comme codifié le mouvement d’éducation nouvelle après 1918, qui a fait le point de ce qui avait été réalisé et a contribué largement à tracer les lignes essentielles d’action. Et nous ne saurions oublier le groupe si dynamique naguère de l’Institut J.-Jacques Rousseau, de Genève, avec ses inlassables chercheurs Claparède, Pierre Bovet, Charles Baudouin, Piaget, et son expérimentateur Robert Dottrens.

Ce qu’ils pensent politiquement et socialement, nous n’en savons rien et nous ne nous en sommes jamais préoccupé. Ce dont nous sommes persuadés c’est qu’ils ont comme nous une immense confiance en la vie et en l’enfant, qu’ils ont fait personnellement l’expérience des dangers de l’éducation autocratique et oppressive et qu’ils veulent débarrasser les générations qui montent des erreurs et des techniques qui les ont empêchées de s’épanouir et de se réaliser. Ils travaillent depuis vingt ans et plus à la mise au point d’une pédagogie scientifique dont certaines révélations et certaines conquêtes sont aujourd’hui patentes. Il reste, certes, à faire passer dans la réalité quotidienne les idées, les lois, les relations, les possibilités prévues par ces chercheurs — et nous nous y employons.

Ils nous diraient eux aussi, certainement, qu’ils en sont pour la démocratie...

Et en France ?

Peut-on taxer d’extrémisme social ou politique les éducatrices qui, depuis trente ans, s’inspirant de Mme Montessori et Decroly, ont construit sur des bases modernes, humaines et scientifiques, un enseignement des écoles maternelles, qui fait honneur à notre pays? Et M. Cousinet, qui est pourtant allé si loin dans la réalisation de la liberté à l’école, et la libération des enfants de l’emprise traditionnelle des adultes ? Et Mme Guéritte qui, sur un plan pourtant si différent du nôtre, n’en reste pas moins dans la plus totale tradition de l’éducation nouvelle? Et les initiateurs et les animateurs actuels du mouvement de rénovation de l’enseignement du second degré, qui s’expriment dans l’Information Pédagogique : le regretté M. Ginat, Weber, Weiler et tant d’autres ? Et M. Profit, père des Coopératives Scolaires ? Et toute l’organisation du Groupe Français d'Education Nouvelle, à laquelle Mlle Flayol se dévoue depuis tant d’années ?

On peut dire sans exagération que, à l’heure actuelle en France — pour parler de ce que nous connaissons bien — tous les hommes qui ont réfléchi sérieusement aux questions d’éducation, tous ceux qui cherchent loyalement, qui jugent sans parti-pris, rendent hommage au passé, et à la tradition pour ce qu’ils représentent eux aussi d’efforts et de sacrifices, mais n’en sont pas moins très sympathiques à cette élaboration progressive et progressiste, sans dogmatisme, d’une psychologie basée sur les découvertes récentes, d’une pédagogie mieux à la mesure de nos besoins et de nos possibilités.

L’enseignement catholique lui-même abandonne la tradition purement autoritaire, qui n’est plus guère défendable, et s’oriente elle aussi vers une éducation nouvelle, plus humaine, plus rationnelle, plus efficiente. Nous avons parlé dans notre dernier n° de Mme Marie Fargues qui en apparaît pour ainsi dire comme la théoricienne. Nous avons eu l’occasion, à diverses reprises, de signaler l’œuvre de M. Bertier et de son école des Roches et de citer le nom de Pierre Deffontaines, professeur aux Facultés Catholiques, Directeur de l’U.T.O. (Union des Trois Ordres de l’Enseignement Libre.)

Et si les buts de l’U.T.O. ne portent pas inclus la dénomination d’éducation nouvelle, ils n’en contiennent pas moins les mots d’ordre d’action que nous avons nous-mêmes bien souvent énoncés aux lieu et place de la formule trop vague et qui, hélas ! prête tant à confusion, d’éducation nouvelle. « L’U.T.O. est un centre d’activité pédagogique s’intéressant à toutes les recherches effectuées dans le domaine de l’éducation, il vise à dégager et à répandre les méthodes les plus adaptées aux besoins psychologiques de l’enfant et aux conditions actuelles de la société ».

Nous participons de ce vaste mouvement de rénovation pédagogique qui travaille à rendre l’homme meilleur, plus libre, plus riche, intellectuellement et moralement, mieux apte à remplir se destinée d’homme. Dans ce faisceau de bonnes volontés, notre Groupe se présente certes avec sa figure, ses buts, ses techniques spéciales que nous préciserons dans un prochain article.

Qu’on ne croie pas que nous sollicitons aujourd’hui un brevet de conformisme, ni que nous cherchions à camoufler je ne sais quels dessins diaboliques. Nous sommes seulement à la recherche de vérités essentielles et de méthodes de travail basées sur ces vérités. Nous savons courir les risques et endurer les incompréhensions qui attendent tous les semeurs de vérité. Mais nous avons derrière nous un passé de travail et de réalisation qui en dit plus long que toutes les justifications ; des milliers de camarades y participent qui restent au- dessus de tout soupçon. Nous ne nous attardons pas à donner toutes nos références car notre œuvre commune, au seul service de l’enfance est la meilleure et la plus éloquente des références.

Nous avons voulu montrer cependant qu’on ne nous attaque pas nous exclusivement en dénonçant l’œuvre du mouvement d’éducation nouvelle. Les noms qui l’illustrent — et dont nous n’avons cité qu’un choix rapide — nous sont une sorte de garantie intellectuelle, morale et sociale. Nous participons quant à nous, loyalement, totalement, à une vaste entreprise de rénovation psychologique et pédagogique qui est bien au-dessus des suspicions et des attaques partisanes.

Il faut des temps difficiles comme ceux que nous vivons pour que nous soyons contraints à d’aussi évidentes et d’aussi humaines justifications.
 

 

Le matériel à l’école

Février 1940

 

Dans ce domaine, comme pour tout ce qui touche à la pédagogie vivante et rationnelle que nous travaillons à préparer, il s’agit d’abord de bien se poser les problèmes, de voir juste surtout, afin de mesurer nos réactions en conséquence, évitant ainsi illusions et désillusions et tout leur cortège d’insuccès, d’énervement et de mauvaise humeur, de scepticisme et de misanthropie...

Pour ménager l’élan vital des éducateurs, leur enthousiasme, et leur foi éducative, il faut les aider à voir les enfants tels qu’ils sont et non tels que nous les voudrions, à faire la part, en pédagogie, à nos erreurs et à nos insuffisances, ne point charger irrémédiablement un éduqué qui n’en peut mais et agir sur tous les considérants éducatifs afin d’aboutir à un ensemble constructif et efficient.

Si nous comprenons au maximum les raisons de nos techniques et les causes de nos insuccès, alors nous voyons le problème scolaire avec d’autres yeux. Si les circonstances et le milieu l'exigent, nous nous livrerons même à certaines pratiques que nous savons impuissantes, ou parfois nocives. Mais, ce faisant, nous ne nous illusionnerons point et nous aurons des espoirs en conséquence.

Au malade qui souffre d’une crise aigüe, le médecin donne parfois un calmant à la morphine. Deux attitudes possibles : les uns prennent l’apaisement qui suit la piqûre pour un commencement de guérison et négligent la thérapeutique qui agirait sur les vraies causes du mal. Comme naturellement, ils n’en sont point guéris, les voilà désespérés au premier nouvel accident.... inévitable.

D’autres savent que ce calmant n’est qu’un calmant, qui n’affecte en rien — sinon en mal — les causes véritables de la crise, qu’il faudra trouver et accepter la véritable technique de guérison et que ce calmant n’est qu’un pis-aller sur lequel nous ne devons nous faire aucun illusion. Si nous ne pouvons faire autrement, nous nous y résolvons, mais en sachant vraiment ce que nous faisons.

Nous allons étudier le problème du matériel à l’Ecole à la lumière de ce raisonnement.

Il se peut que l’exigüité des locaux, que l’entassement des élèves, que la pauvreté rendent momentanément impossible l’introduction de techniques que nous qualifierons de normales. Nous étudierons même l’application et la nature des calmants que nous pourrons recommander. A condition que nous sachions que ce ne sont que des pis- aller et que le problème reste à examiner dans toute sa complexité.

Et qu’on n’objecte pas : ces considérations pédagogiques ne nous intéressent pas, car nous n’en bénéficierons point dans nos classes. Mais il faut que nous sachions qu’elles existent et qu’elles apportent du nouveau, et des possibilités définitives de profondeur et d’efficience pour que votre pédagogie ne soit pas une désespérante pédagogie de palliatifs et de calmants et que vous essayiez au moins d’entrevoir des lueurs de ce qui devrait être et que vous travaillerez, dans tous les domaines à réaliser.

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L’idée de jeu est tout entière à reconsidérer. Plus que toute autre, la civilisation actuelle, a tendance à l’isoler de la vie elle-même et du devenir de l’individu pour en faire une sorte de mécanique tentante, qui, tel un miroir aux alouettes, fascine et subjugue.

Les auteurs de jeu ne se posent qu’une question : Est-ce que cela va captiver l’enfant ? Mais ils ne se demandent pas si ce jeu va le captiver comme le miroir captive les alouettes, ou s’il sera au contraire un élément vital susceptible d’aider l’individu dans son besoin de connaissance et de création.

Et, effectivement, la plupart des jeux offerts aux enfants captivent (au sens le plus direct du mot) sans enrichir. Au contraire. Notre comparaison du miroir aux alouettes est parfaitement exacte. Nous avons remarqué que la grande majorité des jeux mécaniques, des jeux de cubes, d’encastrements même avaient un effet déplorable sur le cerveau des enfants tarés qui en saisissaient le mécanisme, en répétaient passivement jusqu’à la manie les gestes réguliers et puisaient dans cette activité toute matérielle une raison inespérée de s’écarter de la vie qui leur apparaît parfois si difficile et si compliquée. Ah, bien sûr, ils sont tranquilles pendant qu’ils se livrent à ces jeux qualifiés parfois « d’activité ». Si on ne va pas au fond on a même l’illusion que les plus tarés et les plus difficiles y réussissent, et que c’est un premier progrès.

Mais il s’agit de mesurer de quelles conséquences intellectuelles et morales sont payées ces réussites mécaniques. Les enfants sortent de là les yeux hagards, perdus dans un monde si difficile à saisir et à vivre ; ils ont la nostalgie des jeux qui leur donnaient l’illusion de la réussite et de la conquête — à peu de frais. Ils n’aspiraient plus qu’à cette facilité d’acquisition d’un automatisme, et cette tendance est certainement la raison essentielle du succès moderne des jeux dans les petites classes et dans les écoles d’anormaux.

Je sais qu’on a rarement examiné sous cet angle la question des jeux à l’école, et plus spécialement à l’école maternelle, et nous savons qu’il nous sera assez difficile de bien faire comprendre notre idée, et plus délicat encore de chercher et de trouver les voies nouvelles d’intérêt de ce que nous appellerons le ludisme vital.

La question des jeux dévitalisés, et, de ce fait, anormaux et non générateurs d'enrichissement et de conquête, est de même que la question des journaux d’enfants pour le degré moyen. Et si on admet la relation, on sera alors, avec nous, beaucoup plus sévère, car, si on se fait parfois illusion sur certains jeux, le doute n’est plus possible sur la malfaisance des lectures qu’on offre à notre jeunesse.

C’est que là aussi persiste ce même — et seul — souci commercial : plaire à l’enfant, l’intéresser pour qu’il reste tranquille (ce qui est le grand souhait de la plupart des parents) et achète régulièrement le journal.

Et ces journaux — comme les jeux — intéressent l’enfant, cela ne fait aucun doute. Il n’y a qu’à voir avec quelle fébrilité maladive les écoliers les dévorent à leur sortie de classe, quels attroupements d’envie se forment autour du privilégié qui vient du kiosque acheter sa feuille, et le soin jaloux avec lequel ces journaux salis, pliés et repliés circulent de poche en poche. On pourrait même dire que c’est la vraie maladie des générations qui montent, et elle les marque, et les marquera, hélas ! — et rarement en bien.

Nous ne referons pas ici le procès de ces journaux. Les enfants les aiment comme leurs cadets affectionnent la plupart des jeux modernes, parce qu’ils leur apportent une occasion agréable d’évasion devant la vie, et de conquêtes faciles — même si elles sont fictives — dans le domaine de la pure illusion.

Il s’agit là, véritablement, d’une sorte de haschich intellectuel, qui procure des jouissances incontestables, mais jouissances qui, loin d’être dans la norme vitale de l’individu, de servir son devenir personnel et social, ne peuvent que produire la jouissance, hors de toute autre considération. Les conséquences morales de leur emploi sont aussi graves pour l’esprit que l’est le haschich pour le corps — et pour l’esprit aussi : désaxement, déséquilibre, annihilation progressive de l’effort par la recherche exclusive de la jouissance, fuite devant toutes les obligations sociales.

Et c’est bien cela : les enfants qui sont ainsi déformés par le jeu haschich en éprouvent, en toutes occasions, comme un besoin maladif ; ils sacrifient tout à la possibilité de s’y livrer ; une sorte d’ivresse les gagne et ils en sortent comme hallucinés, désespérément impuissants devant les nécessités urgentes de la vie.

Et la preuve qu’il s’agit bien d’un jeu-haschich, c’est que ce sont toujours les plus faibles qui sont pris le plus totalement. Les forts, les bien équilibrés, ceux qui ont déjà senti et compris la vie où ils ont fait avec quelque succès leurs premiers pas, auront l’impression du désaxement que leur valent ces jeux ; ils s’y livreront accidentellement, comme il peut arriver au bon travailleur de boire un petit verre, mais il sait qu’il y a ailleurs d’autres réussites et d’autres jouissances, et il prend le chemin de la vie.

Par contre, les anormaux, les faibles, les névrosés, les impuissants, ceux que les échecs et les refoulements de la vie ont déjà marqué d’une manière presque toujours irrévocable, ceux-là sont la proie totale de la drogue. Voyez, dans les classes maternelles ou enfantines : ce sont déjà les plus acharnés aux jeux mécaniques dont ils ne lasseraient jamais ; ce sont ensuite les clients vraiment maladifs du journal d’enfants dans lequel ils se plongent avant même de savoir lire. Les histoires de cow-boy n’ont pour eux aucun secret. Si cette ration de haschich ne leur suffit pas, dès qu’ils savent lire, ils se plongent dans les livres haschich qu’ils dévorent, non pour s’instruire ni pour y saisir les lueurs de vie, mais pour courir fiévreusement après l’anormale aventure. Et c’est ce qui explique que les enfants qui ont pris la manie de la lecture soient si totalement déformés et impuissants, intellectuellement et socialement.

Ce sont plus tard ces acharnés joueurs de dames ou de belotes pour qui rien ne compte dans la vie que la ration attendue de haschich. Pour elle, on expédie la besogne, on accepte même quelques corvées désagréables, on triche et on ment s’il le faut pourvu qu’on atteigne le but ; le jeu, dont on sort halluciné aussi, comme ivre, et plus incapable que jamais de se jeter dans la vie et dans l’effort que nécessite l’action sociale.

De l’école maternelle à l’adolescence, regardez ces joueurs ou ces lecteurs passionnés et suivez-les quelque peu dans la vie. Vous verrez que nous n’exagérons rien en disant qu’ils sont les plus nerveux, les plus totalement incapables d’effort social, les plus faibles devant la vie, et qu’ils cherchent jouissance, victoire névrosée et triomphe maladif dans ce jeu haschich