Congrès d'Angers : Des raisons d'espérer... (Philippe Meirieu - Grand Témoin)

Journal du congrès d'Angers 2019

================

Des raisons d’espérer…
 
Les « grands témoins », comme tous les autres congressistes, cherchent, dans ces journées, les informations qui correspondent à leur projet… tant il est vrai qu’apprendre, c’est chercher et que chercher suppose une intention, une quête, un projet ! Pour ce qui me concerne, je cherche ici ce qui peut nous permettre de faire de la « méthode naturelle » un outil de transformation de l’école publique. Je veux croire, en effet, qu’à l’issue de ce congrès, nous saurons mieux en quoi et pourquoi la « méthode naturelle » est un moyen d’aller vers une « École du peuple » authentique : une École de la justice et de l’émancipation, une École attentive à chacune et à chacun et, en même temps, créatrice de « commun ».
 
Il faut, d’abord, écarter les malentendus. « Méthode naturelle » est évidemment un oxymore : s’il faut une « méthode », c’est que les choses ne sont pas si « naturelles » ! Et ce que je vois dans les ateliers me conforte dans l’idée qu’il y a bien, d’une part, la « méthode » naturelle comme démarche de l’enfant – de son expression « spontanée » jusqu’aux formes les plus exigeantes de la culture – et, d’autre part, la méthode « naturelle » comme ensemble d’attitudes, de dispositifs et de ressources mis en œuvre par le maître pour permettre à l’enfant d’apprendre « naturellement ». Rien de commun, donc, entre la « méthode naturelle » dans la Pédagogie Freinet et le « naturalisme pédagogique » qui fait florès aujourd’hui dans un courant que j’ai nommé, dans mon livre La Riposte, les « hyperpédagos » et qui réduit la « part du maître » à l’admiration béate des aptitudes qui s’éveillent. Rien de commun entre l’exigence qui permet à l’enfant de se dépasser dans un cadre pédagogique cohérent et le « spontanéisme » que prônent aujourd’hui les soit disant « écoles démocratiques » où l’on doit toujours laisser les enfants « faire ce qu’ils veulent » au prétexte de « respecter » leur identité. Rien de commun, enfin, entre la construction minutieuse d’une pédagogie qui crée les conditions du développement d’un sujet libre et émancipé dans un collectif solidaire, et les songeries « psychologico-pédagogiques » qui surfent sur la mode du « développement personnel » pour proposer à quelques élus, dans des enclaves protégées, un cocktail fort coûteux de neurosciences et de bouddhisme, d’ésotérisme et d’écologie frelatée. Ce que j’ai vu à l’œuvre ici est, une pédagogie qui assume clairement sa fonction de transmission – sans la confondre avec la reproduction –, une pédagogie personnalisée – mais qui refuse de cautionner l’individualisme du chacun-pour-soi et de la concurrence généralisée –, une pédagogie de la coopération – qui rompt radicalement avec la division du travail entre concepteurs, exécutants, chômeurs et gêneurs qui gangrène toute notre société.
 
Une fois le terrain déblayé, on peut tenter alors de comprendre en quoi la « méthode naturelle » est un formidable outil de subversion de ce que Freinet nommait la scolastique, une scolastique qui reproduit inéluctablement les inégalités en présentant les savoirs dans un « libre service » où chacun vient se servir selon ses appétences préexistantes.
 
« Partir de l’expression de l’enfant » n’a, en effet, rien d’innocent : c’est, d’emblée, voir l’enfant comme un « sujet » et non le réduire à un ensemble de « compétences » techniques standardisées auxquelles il faudrait le « dresser ». « Partir de l’expression de l’enfant », c’est inscrire son éducation dans son dynamisme propre, loin de tout conditionnement et de toute manipulation. « Partir de l’expression de l’enfant », c’est faire des apprentissages des étapes dans son développement, lui permettre de « ressaisir » les connaissances dans son métabolisme propre pour « faire de la vie » avec les savoirs plutôt que de collectionner des savoirs morts pour les exhiber dans les examens. « Partir de l’expression de l’enfant » n’a ainsi rien de démagogique, dès lors que ce parti-pris pédagogique est accompagné de cette « exigence » que j’ai vu à l’œuvre dans les ateliers auxquels j’ai participé et sur laquelle ont insisté plusieurs intervenants. Et, en cette année du 30ème anniversaire de la Convention des Droits de l’Enfant, je me suis dit qu’l faudrait peut-être l’amender en y ajoutant un article qui dirait : « Tout enfant a le droit d’être entendu pour ce qu’il veut dire par un adulte exigeant qui l’aide à progresser. Tout enfant a, ainsi, le droit d’apprendre à penser. »
 
Et j’ai observé aussi, durant ces deux jours, à quel point la « méthode naturelle » était, du point de vue du maître, un formidable appel à l’inventivité et à la responsabilité : inventivité dont le congrès donne de si nombreux témoignages (avez-vous ouvert les casiers dans le couloir du rez-de-chaussée, vu ce qui se passe en salle de musique, etc. ?)… mais inventivité régulée par un collectif où l’exigence réciproque rappelle chacun et chacune de ses membres à la responsabilité. En ces temps où l’on voit fondre sur les enseignants des directives en tous genres qui veulent faire d’eux de simples exécutants dociles, au moment où l’idéologie des « données probantes » se donne comme « LA » solution à tous les problèmes, prolétarisant des maîtres qu’on voudrait assujettis à la « machine-école », voilà qui est vraiment réconfortant !
 
Et puis – the last but non the least – entendre et voir, en ces temps d’individualisation et de clanification galopantes, que des enseignants de l’école publique veulent construire, une « école du commun » fondée, non pas sur l’inculcation et la normalisation, mais sur la découverte, l’émancipation et la mise en œuvre d’une pédagogie de la solidarité, permet au vieux baroudeur pédagogique que je suis de rester raisonnablement optimiste.

 

Philippe Meirieu