Congrès d'Angers : Témoignage de fin de congrès des Grands Témoins - Catherine Hurtig-Delattre

Journal du congrès d'Angers 2019

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 Je prends la suite de Claire Aubert qui a visité notre « maison ICEM » pour la première fois. Pour ma part je la connais depuis longtemps, mais je la revisite à chaque fois. Comme elle l’a dit, cette maison a la particularité de détester la division du travail : les architectes sont aussi maçons. Parfois ils font des plans très élaborés d’abord, puis prennent leur truelle pour bâtir. Mais le plus souvent, ils bâtissent de bric et de broc puis ils regardent la construction. Elle n’est pas toujours bien droite mais elle tient debout, elle est accueillante et toujours prête à s’agrandir, se transformer. Les maçons échangent avec les plombiers, les électriciens et les habitants et voilà que tous ensemble ils comprennent que la maison tient car elle a des murs tout neufs sur des fondations solides et anciennes. Ils comprennent  qu’elle tient car elle obéit, parfois sans le savoir, aux  lois de l’architecture. Certains prennent alors le temps de penser leur maison… mais comme elle déjà en fonctionnement, il y a aussi fort faire en cuisine, en nettoyage et tout de suite en réparations. Chacun s’affaire, réfléchit et agit et  les voilà prêts à construire de nouveaux édifices, tous différents, prêts aussi à proposer à qui le souhaite des projets de constructions.
C’est ce que j’ai vu et éprouvé lors de ce congrès : une incroyable relation dialectique entre théorie et pratique qui s’invente à chaque détour de couloir, de salle, de forêt.
Aucun chemin dans un congrès ne ressemble à un autre. Le mien a donc été singulier et différent de celui de chaque autre congressiste. J’avais évoqué mes multiples casquettes, ce sont celle de militante ICEM et celle de formatrice qui ont été les plus activées pendant ce congrès. Ma posture de témoin ne m’a jamais fait quitter mon engagement associatif, d’autant que je proposais des ateliers, seule et avec d’autres et que je suis engagée dans plusieurs secteurs. Mais elle m’a permis d’avoir peut-être une meilleure vision d’ensemble, si tant est ce que ce soit possible au vu du foisonnement. Ma posture de formatrice m’a donné cet angle d’intérêt concernant les liens entre théorisations et pratiques pédagogiques, qui sont mon pain quotidien à l’Institut Français de l’Education où je travaille. Je n’ai aucune intention de penser que ce chemin est un reflet fidèle de l’ensemble. Mais je suis certaine que sur chaque chemin de congressiste s’est jouée en une partition unique cette alchimie  de pratiques ancrées dans des fondements théoriques, et de réflexions théoriques éclairées par des pratiques. Et c’est au cœur de cette alchimie que chacun a pu mieux comprendre, éclairer, creuser, cette énigme de l’oxymore « méthode naturelle ».
Alors, dans ma  musique à moi, voici un inventaire pêle-mêle :
- Le labo de recherche coopérative bien sûr, qui analyse minutieusement des séquences de classe et nous offre des revisites de concepts sur lesquels nous pouvons nous appuyer, pour faire nos propres aller-retour à partir d’autres pratiques, d’autres modèles théoriques. Il nous invite aussi à approfondir nos cultures disciplinaires pour mieux accompagner nos élèves sur les voies d’apprentissages dits  « naturels » parce qu’ancré dans la vie réelle de l’élève mais ô combien culturels parce qu’ancrés dans les pratiques sociales de référence.
 Ce « labo » se demande s’il peut légitimement continuer à s’appeler « laboratoire » au vu des critères des laboratoires universitaires. Je pense au contraire qu’il y a 1001 labos à l’ICEM, car si un « laboratoire de recherche » est un « lieu qui rassemble des moyens humains et matériels de recherche dans un domaine donné » alors nous sommes bien un mouvement de chercheurs en laboratoires. J’en ai visité quelques-uns et je sais que ce n’est qu’une toute petite part de l’édifice.
- J’ai visité le labo de l’instrumentarium,  j’ai entendu les tâtonnements et les théorisations musicales proposées par le Patrick Laurençon et tout le groupe du secteur. J’ai perçu dans la salle comment chaque chemin de vie  permet d’engranger une expérience musicale, quelle qu’elle soit, qui pourra nourrir les découvertes des élèves.
- J’ai visité le labo de  Jean Astier, qui permet aux élèves de sa classe de peindre librement encore et encore, et nous invite en fin de visite de son expo  à « théoriser » nos pratiques, car c’est ce qui ce qui permet de prendre du recul et ainsi d’avancer. Lorsqu’il nous dit que « ce qi est naturel dans sa méthode, c’est la prise en compte de la vulnérabilité de l’enfant comme humain dans son chemin d’apprenant »une lumière  s’éclaire pour moi dans la compréhension de notre oxymore .
- J’ai revisité mon propre labo de classe, en proposant aux participants de l’atelier de regarder le film « enfant soleil » au prisme de « qu’est-ce que les enfants apprennent ? » dépassant la question de l’accueil  des parents qui est le premier niveau de lecture du dispositif montré.
- J’ai partagé  le fabuleux labo des Ridef, la précédente en Suède et  suivantes au Québec,  au Maroc, en Bulgarie. Dans ces rencontres internationales, l’alchimie théorie-pratique se décline de manière encore plus complexe, en se frottant à l’altérité de réalités si différentes des nôtres.
- J’ai revisité le labo du secteur maternelle, qui a su accueillir l’imprévu, se réorganiser, faire œuvre collective d’improvisation en s’appuyant sur la richesse de ses pratiques, de son expérience, de sa réflexion antérieure et présente.
- J’ai visité le formidable labo voisin des  Réseaux d’échanges réciproques de savoirs (RERS), et j’ai pu expérimenter une forme de table ronde différente, permettant  de vivre en direct l’expérience d’une transmission dans la réciprocité.
- Et enfin, j’ai eu le privilège de fréquenter le labo quotidien du groupe des  « grands témoins » et de nos 4 accompagnants du groupe organisateur, où s’est tissé au quotidien du congrès des échanges féconds, grâce à nos regards croisés et à la mutualisation de nos univers différents.
Formidable tissage donc, qui me rebooste et me donne des billes pour poursuivre mon chemin personnel et collectif.
Mais puisque je témoigne d’un chemin, je ne dois pas dans mon enthousiasme oublier les cailloux qui se sont coincés dans ma chaussure. La vie n’est pas un long fleuve tranquille et notre édifice est fragile, et j’en ai été  aussi  le témoin
- Je l’ai vu  fragile car  trop vaste, trop riche et trop complexe pour son nombre d’habitants. Parfois on en a le vertige et on a peur qu’il s’écroule, sous le poids de tant de richesses et de tant de travaux à effectuer.
- Je l’ai vu  fragile car si multiple qu’on craint parfois de s’y rencontrer lorsqu’on est différents. On sait qu’on circule dans la même maison et on ne prend pas le temps de se dire qu’on n’y vit pas pareil. Quel dommage, car la rencontre serait à coup sûr féconde, puisque les fondations sont là. La confiance dans la fécondité des controverses nous manque trop souvent.
- Je l’ai vu fragile car fait d’humains  vulnérables par essence, d’un tissage de vies et de personnalités construites par  l’engagement associatif mais aussi érodées par lui. Alors parfois le tissage s’éloigne des enjeux visés et s’égare…
- Je l’ai vu fragile car trop unique ou trop isolé, devant répondre à trop de besoins à la fois d’action, de réflexion, de formation.. Au secours la rentrée est dans une semaine ! Comment prendre le temps de poser de la théorie dans la pratique quand il faut gérer l’urgence ?
- Je l’ai vu fragile car attaqué de toutes parts, et se posant  à tout instant la question de sa « légitimité ». Attaqué par un monde universitaire trop formel, trop fermé ou vécu comme tel. Attaqué par un contexte politique autoritaire et infantilisant. Attaqué par un contexte sociétal que je laisserai le soin à mon compagnon de témoignage Philippe Meirieu de développer…


Catherine Hurtig-Delattre

 

Conclusion
Il me revient de donner le mot de la fin, la conclusion de la conclusion.
Notre bateau, avance, contre vents et marées. La mer est haute, les vents sont contraires , la rentrée sera rude, mais nous résistons.
Un vent contraire souffle du côté d’un ministère qui voudrait nous imposer un chemin pré-tracé.
Des vents stridents nous menacent par une idéologie libérale dévastatrice.
Nous résistons et nous ne  sommes pas tous seuls, nous sommes avec tous les autres qui résistent aussi, comme on se l’est dit à l’AG de mercredi soir, comme un groupe de congressistes l’a dit aux urgentistes en grève à Angers.
Notre force c’est notre capacité à penser la complexité dans l’action, collectivement. C’est ce qui nous tient debout, le feu n’est pas près de s’éteindre !
En attendant la suite de nos actions et avant de se séparer, il est temps de remercier la formidable équipe d’organisation de ce congrès !