Déplacer son imaginaire : deux histoires de reprises, Jean Teissier...

Je m'excuse de remettre ça sur le tapis mais vu de loin, par quantité de personnes les plus diverses, le projet de réouverture s'apparente quand même beaucoup à une folie collective.

D'où une question à la con : comment s'assurer que ce ne soit pas le cas ?
 
J'entends l'argument qui dit : « qui n'essaie n'a rien ». Que, dans le flou et l'incertitude présents, agir est hasardeux mais ne rien tenter ne nous apprendra rien.
 
Il me paraît sensé...
...à condition de trembler autant, aussi, devant le risque inverse : celui de s'acharner dans une voie qui ne crée que malheur et morbidité.
 
Aucun.e d'entre nous ne souhaite maltraiter ses élèves.
J'espère que, si cela se produit, nous saurons nous dire « STOP ! » et arrêter.
 
Je crois que ce n'est pas facile à faire.
« L'enfer est pavé de bonnes intentions ».
Personne n'accepte facilement de reconnaître qu'il fait mal. « Comment cela se pourrait-il alors que, précisément, je voulais bien faire ? »
Personne n'accepte aisément qu'il blesse ceux et celles qu'il prétend protéger.
Je crois que, très souvent, il est plus facile de ne pas le voir. De le nier. De refuser de l'envisager.
Et je crois que la seule chance que nous ayons d'éviter, peut-être, ce geste de déni, c'est de l'avoir anticipé, d'une manière qui permet de le reconnaître, de le prendre au piège, lorsqu'il advient, s'il surgit.
 
Proposition 1 :
Dans la mesure où il n'est pas impossible que cette réouverture s'avère une folie, il nous faut prévoir aussi des gardes-fous. Des gestes à ne pas faire. Des limites à ne pas franchir.
 
Proposition 2 :
Il ne suffira pas de jeter quelques grands principes en l'air comme des promesses d'ivrogne.
Il va en plus nous falloir apprendre à en reconnaître les symptômes. Les signes que nous sommes en train de déraper complet.
 
Je n'ai aucune expérience de ce que la réouverture va donner. Je n'ai pas d'autre recours que de faire appel à la fiction.
Je vous propose ci-dessous deux histoires. Peut-être vous paraîtront-elles invraisemblables. Abusées. Pour ma part, je les ai écrites parce que je les prends au sérieux.
 
Comment ça risque de mal tourner
 
Nous allons appliquer le protocole sanitaire. Nous allons dresser nos corps et ceux de nos élèves à le suivre spontanément, sans plus avoir à y penser.
A faire taire toute pulsion contraire, comme s'il s'agissait de désirs obscènes, honteux.
 
Comme dans la colonie pénitentiaire de Kafka, nous allons nous soumettre à la machine qui grave la loi dans la chair des prisonniers.
Lentement. Très lentement, la machine écrit, dans leurs corps, l'énoncé de la loi qui justifie la mise à mort des prisonniers. Le visiteur fasciné s'aperçoit que cette longue agonie passe par plusieurs phases. Passé un premier temps de révolte, d'agitations, de cris, l'attention du prisonnier se concentre sur ce qui est en train d'être gravé dans sa chair. Il s'efforce de lire sa propre sentence. Et, à la toute fin, quand la machine achève écrit et prisonnier, le visiteur peut voir, dans le regard du condamné, la lueur d'une révélation. Il meurt en comprenant pourquoi : ce dont on le punit, de quoi on l'accusait.
La conclusion est sans appel : cette longue torture est bel et bien la forme de mise à mort la plus douce, la plus clémente qu'il puisse exister sur terre. C'est une exécution pour le bien de l'exécuté. Elle est bienveillante.
 
Une micro-représsion après l'autre.
Nous interdirons les écarts à une loi, d'autant plus implacable qu'elle est mécanique. Ce n'est pas ma loi, ce n'est pas ta loi... c'est celle de la machine.
Il n'y aura pas, dans notre histoire, de diable ou de tyran. Il n'y aura que le fonctionnement d'une logique sociale répétant partout, à qui veut l'entendre : « Il nous faut obéir ».
Une micro-représsion après l'autre.
Nous ne serons pas méchants, ça non. Nous ne serons pas cruels. Nous n'éprouverons pas de plaisir à étouffer les vies qui nous ont été confiées. Nous en serons même probablement navrés. Ce ne sera pas notre intention. Et ce ne sera pas notre fait. Ce sera juste que « c'est comme ça, on n'y peut rien, c'est la loi ». A plus long terme ça pourra même devenir quelque chose de bien mieux qu'une loi, quelque chose de bien moins discutable : une réalité qui s'impose. Et que pourrions-nous faire, nous, contre la réalité ? A part nous soumettre ? Nous résigner ?
Une micro-représsion après l'autre.
D'ailleurs nous resterons vigilants, actifs, humains. Nous prendrons soin des corps. Nous chercherons des moyens d'adoucir leur peine. Nous trouverons des moyens de les maintenir en forme. De temps en temps, nous les autoriserons à faire des gestes, à côté de leur table, comme on prévoit des temps de promenade en prison. Lorsqu'ils auront soif, nous leur donnerons de l'eau. Nous ferons en sorte de rendre la souffrance tolérable.
Une micro-représsion après l'autre.
Un grand silence envahira lentement nos pensées comme celles de nos élèves. La « réalité » étendra son voile d'indiscutabilité. Nous nous autoriserons à formaliser son cadre et à répéter en chœur sa vérité : « les temps sont durs mais nous obéissons ». Au nom de la « réalité », nous nous autoriserons peut-être à varier les formules de cette obéissance. Et nous appellerons peut-être ça « liberté ». Ou même « liberté pédagogique », tiens... ça sonne bien, non ?
Ce que nous nous interdirons, c'est la moindre parole empirique. Nous ne parlerons pas depuis notre expérience, nous ne parlerons pas en son nom. Cela nous déporterait trop loin. Nous risquerions d'être envahi et débordé par tout ce qu'il nous aura fallu faire taire. Et, nous nous devons de parler « au nom de la Loi », de toute façon.
Nous parlerons éventuellement d'autres choses. De choses sans danger car sans ancrage. Sans aucun lien avec notre présence, ici, maintenant.
Une micro-représsion après l'autre...
 
Comment ça pourrait bien tourner
 
Nous apprendrions à vivre à l'intérieur d'un cadre, grâce à nos élèves.
Le protocole n'en serait qu'un des éléments. Massif, contraignant, certes. Mais incapable de définir à lui seul ce qui compose nos vies scolaires.
Nous, adultes et enfants, qui sommes sommés d'habiter ce cadre, qu'aurions-nous donc à partager, qui ne soit pas une contrainte pure ?
Un désir de l'habiter ensemble, une mémoire collective, une manière commune de se risquer à exister.
Un présent, qui prend appui sur un passé pour se jeter vers un avenir.
 
Logique du symbole.
Obligés de se quitter, de vivre à distance l'un de l'autre, deux amis prennent un morceau de poterie et le cassent en deux. Chacun en prend un bout et reprend sa route, muni de sa moitié, de cette promesse de se retrouver, un jour, au détour d'un sentier. « Il faudra bien que nous nous retrouvions, sans quoi la poterie ne sera jamais rassemblée : elle deviendrait une simple motte d'argile, dépourvue de sens. »
C'est tout ça un symbole : un acte de création qui fabrique une coupure ; une coupure qui témoigne d'un vécu partagé ; un vécu qui persiste, sous la forme d'une promesse, par-delà la coupure.
Avec nos élèves, il nous faudrait apprendre à symboliser.
 
Il faudrait commencer par redonner aux élèves la parole qui leur a été confisquée.
Nous aurions, par ce geste, une chance de retrouver nous aussi cette parole, que nous ne nous autorisons plus.
Qui parle en ce moment, dans ce protocole sanitaire ?
Certainement pas mes élèves, réduits au statut d'enfants (in-fans : « celui qui ne parle pas »). Et certainement pas moi : on se passe très bien de mon avis. Du vôtre aussi, je vous rassure. Vous avez, comme moi, le droit de répondre « Amen » au sermon en latin du prêtre. Pour ce qui est du reste, veuillez fermer vos gueules, merci. On n'interrompt pas la cérémonie qui épelle le mystère de notre « union sacrée », avec des invisibles, sans commune mesure avec nos pauvres expériences de terrestres.
J'ironise mais je ne ne me moque pas.
J'ai rencontré des croyants. Je suis très conscient que ces histoires de communion sont des affaires sérieuses – des questions de vie ou de mort – pour ceux et celles qui les vivent. Et je ne peux nier qu'il y a, en ce moment, des vérités (sanitaires) qui échappent à mon expérience de la vie.
Mais je sais aussi, grâce à ces rencontres, qu'une communion, ça ne se réduit pas à ça : à un gardien du savoir qui ferait passer une Vérité Objective dans le crâne de ses ouailles, en interdisant toute réaction, tout commentaire, les leurs comme les siens.
Pourquoi voudrais-je devenir ce genre de caricature ?
Au regard de l'expérience qui s'annonce, je ne suis pas plus avancé que mes élèves. Au nom de quoi tenterais-je de leur faire croire (et de me persuader au passage) que ma parole a plus de vérité que la leur ? Au nom de quoi me mettrais-je à prêcher en chaire ?
 
Aujourd'hui, comme autrefois, je veux croire que :
« Personne n'éduque autrui, personne ne s'éduque seul, les hommes s'éduquent ensemble par l'intermédiaire du monde. » (P. Freire) et que « L'enfant est de même nature que l'adulte » (C. Freinet, invariant n°1).
 
Descendons de nos magistères, de nos estrades, de nos programmes. Prenons-le temps de parler avec les élèves.
Non pour exorciser des démons – pardon... « pour exprimer leurs émotions » – comme nous le propose le ministère. « Consacrez tant de temps à l'expression des sentiments, en chantant par exemple cette-superbe-chanson-mièvre ! »
Car les « enfants » ont ceci de commun avec le « peuple » que ce sont des êtres sauvages, dangereux, irrationnels : il ne faut surtout pas leur parler honnêtement, ça pourrait les effrayer et on ne saurait pas comment ils réagiraient.
On peut faire ça, en effet. Leur offrir des moments pour qu'ils puissent libérer la vapeur. Les gérer comme des cocottes-minutes.
Ou alors, nous pourrions leur donner le droit de réagir.
 
Ça fout la trouille, je sais.
Ils sont petits et on ne veut pas les effrayer. Jouer à leur faire peur, ça serait bel et bien maltraitant pour le coup.
Sauf que la situation est maltraitante, de fait. Qu'ils sont, comme nous, déjà pris dans une angoisse sourde, qu'ils ne peuvent même pas nommer. Et que ça n'a rien d'un jeu.
Il ne s'agit pas d'ajouter de la peur à la peur. Ou de les y enfoncer.
Il s'agit de ne pas commencer par la nier.
Il s'agit de redonner peu à peu du sens à ce qui les travaille – tout ce qui les travaille : la peur comme le reste – en les autorisant à créer.
 
Je suis convaincu que nous avons, toutes et tous, besoin de créer. De nous exprimer.
 
Nous pouvons reproduire encore et encore les mêmes entraînements et les mêmes consignes. Tenter de croire encore à un monde qui n'existe plus.
Ou nous pouvons rendre à nos disciplines scolaires leur statut de langages : maths, poème, danse, chanson, science, histoire, récit, géographie... Bien avant d'être un ensemble de « savoirs à savoir pour passer au collège », ce sont des manières de symboliser ce qui nous entoure et nous altère.
 
Ne pourrions-nous pas chercher comment les offrir en tant que langages (des moyens d'exprimer leur expérience) aux élèves ?
 
Le projet a quelque chose d'écrasant, c'est vrai.
Il est, pour le moment, rempli de boîtes vides bien plus que de matières scolaires.
Et pourtant, pour peu qu'on déplace le regard, les idées commencent à venir :
 
Expression écrite  : les élèves qui seront à l'école ne verront pas ceux et celles qui n'y sont pas. Et réciproquement. N'y a-t-il pas là une occasion d'écrire des histoires, des chansons, des poèmes, pour symboliser la perte en s'adressant à ceux qui nous manquent ?
 
Expression vocale : ne pourrait-on pas trouver des chansons « de confinement » ? (Ca devrait pas être dur : y'en a déjà plein qui ont tourné sur les réseaux sociaux) Organiser des mini-chorales ? Les enregistrer ? Les diffuser à ceux dont on voudrait pouvoir se rapprocher ? Et puis, plus tard, écrire nos chansons nous-même ?
 
Expression corporelle : ne pourrait-on pas danser, chercher ce que nos corps peuvent faire, ensemble à partir de cette contrainte qui nous est réellement imposée : pas moins d'un mètre ?
 
Expression ludique : ne pourrait-on pas modifier / réinventer les jeux que nous voudrions pouvoir faire à partir de cette nouvelle contrainte de ne pas pouvoir se rapprocher ?
Comment jouer au loup ou à l'épervier... sans avoir le droit de se toucher ? Ça me semble une question intéressante.
 
Grandeurs et mesures : Bon ben là, je sais pas comment rendre la question féconde pour le moment, mais on a une occasion en or de travailler sur le mètre.
 
Mathématiques : Les mathématiques, c'est des relations. Et nous allons faire face à un problème massif pour entrer en relation. Y'a sûrement 2 ou 3 choses à faire quand même...
De la création mathématique, par exemple : c'est peut-être l'occasion de le tenter après tout... qu'est-ce qu'on risque ? De ne pas réussir et donc de « perdre du temps » ? De ne pas terminer les programmes ? De toute façon, ils ont déjà volé en éclats, alors bon...
 
Expression artistique : Je suis une bille cosmique pour ça mais ça m'étonnerait qu'on ne puisse pas trouver quelques centaines d'idées.
 
Sciences : Ben déjà y'a la question de « comment communiquer à distance ? » Qui ouvre vers des expériences sur l'air (faire voler des avions en papier), sur le son (fabriquer des téléphones à fil)...etc.
 
Réflexion : ne serait-ce pas le moment de lancer ou relancer des débats philo ?
Expression politique(pardon... des fois je suis vulgaire, j'utilise des gros mots) : ne serait-ce pas le moment de lancer ou de relancer les conseils de classe et d'école ?
 
Ce n'est là que des trucs qui me passent par la tête en passant en revue différentes matières...
Y'a sûrement plein d'autres choses...
 
 
 
Voilà. C'est ça que je vous propose, à partir de lundi :
 
-        Au-delà de la mise en place du protocole sanitaire...
-        Au-delà de l'écriture d'un droit d'alerte pour la mairie, l'inspection et le CHSCT...
 
-        Définir ensemble des garde-fous...

-        … et des moyens de rendre la parole aux élèves en leur offrant des langages scolaires qui leur permettent de s'exprimer.