Enfants ou élèves en souffrance dans une école en pédagogie Freinet ? A.M. Jovenet

Anne-Marie Jovenet

Texte de la conférence donnée par Anne-Marie Jovenet, lors du salon Freinet de Nantes, le jeudi 27 mars 2008. Anne-Marie Jovenet est maître de conférences à l’université Lille-III et spécialiste de psychologie de l'éducation. auteur de « Pédagogie et prise en charge des enfants en souffrance » dans un travail de recherche récent.

Cette question va peut-être vous étonner : oui il existe dans cette école des enfants en souffrance…sont-ils pour autant des élèves en souffrance?Anne-Marie Jovenet

Dans le « sont-ils pour autant » on peut imaginer que je vais vous décliner la liste des conditions pour que ces enfants en souffrance (et dans ce terme vous pressentez qu’il s’agit des souffrances se situant à l’extérieur, dans leur vie familiale, sociale…) ne deviennent pas des élèves en souffrance… Non, l’exposé ne sera pas construit ainsi. Il sera calqué sur une découverte que j’ai faite progressivement en voyant ce qui se passait dans cette école, pour les élèves, mais aussi pour les enseignants et les autres personnels, en cherchant à approfondir ce qui se passe ailleurs, dans d’autres écoles, ou dans d’autres milieux dont la vocation est la prise en charge d’enfants en souffrance. Cette expérience a été tellement forte pour moi, et tellement prometteuse… que j’ai simplement envie de la revivre avec vous… pas à pas… en essayant de ne pas être trop bavarde, en essayant de tenir les temps et de vous laisser vous imprégner des choses pour vous-mêmes…

Je vais partir ici de mon évolution de chercheur dans cette école, de mon entrée…

Donc premier temps ce matin : l’évolution d’une découverte…

Au départ j’y vais à reculons, ou plus exactement un peu cachée dans les jupes de D Lahanier-Reuter qui est didacticienne des math… nous nous interrogeons de fait sur le « comment évaluer les progressions de ces élèves…en nous appuyant sur des comparaisons. De comparaisons avec l’ « avant » il n’y en avait guère… il fallait donc inventer des moyens de comparer sur différents publics. Ce qui l’intéressait : les conceptualisations mathématiques, ce qui m’intéressait : les attitudes des élèves : inhibés ? Sollicitant les regards, les encouragements, (c’est à dire dépendants de l’autre) ? Qu’allaient-ils montrer d’eux-mêmes ? Nous préparons les tâches. Dominique pose les questions, je filme…assez étonnée de voir que des élèves de cette école Hélène Boucher ne savent pas forcément faire mais ne semblent pas paniqués, posent des questions, osent dire « je ne sais pas »…bien sûr que certains guettent le regard d’approbation, dans une certaine dépendance…alors que dans l’autre école : certains semblent assez sûrs d’une bonne réponse et ne cherchent pas plus loin… et ont plutôt l’air de s’ennuyer. Dit très vite parce qu’à ce moment-là de la recherche je ne théorise pas ainsi : certains élèves paraissent en difficultés sans être en souffrance, dans l’autre école certains élèves qui ne sont pas en difficultés, paraissent en souffrance.

Qui je suis là ? Une enseignante à la fac. Dominique nous présente ainsi : « tu sais nous sommes professeurs à l’université pas très loin d’ici… » et pourtant il y a une petite fille qui m’habite, celle qui se faisait petite à l’école, dont on pouvait dire qu’elle ne participait pas beaucoup, pas assez… une petite fille transplantée dans un univers où sans doute en tant que chercheur, les enseignants pensent que… elle sait tout… et surtout qu’elle n’a pas peur …ce qui n’est pas forcément le cas !

Une petite fille en moi sensible aux élèves qui dans certaines écoles se font rabrouer…cette petite fille m’habite : ce fait-là en psychanalyse nous l’appelons le contre-transfert, en tant que chercheur je suis invitée à le prendre en compte à le travailler, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est que négatif, non bien au contraire : il est mon outil le plus précieux, mon indispensable caméra que je dois préparer, mettre au point…

Voilà comment j’entre à l’école…

Très rapidement la petite fille en moi se réveille encore plus…lorsque je mène des entretiens avec les enseignants qui ont ces élèves dans leur classe, pour avoir une vue plus globale sur ces élèves. La consigne de l’entretien est simple : vous avez dans votre classe Pierre, Juliette… pouvez-vous me dire comment vous les voyez ?

Les données recueillies dans ces entretiens ont donné lieu à des analyses écrites… beaucoup d’éléments –je ne peux pas tout dire ici- mais je me revois dans un entretien qui a eu lieu dans une autre école et qui m’a beaucoup frappé. Une enseignante parle d’ « une petite »…qui a une situation familiale difficile : « elle se dénigre » et l’enseignante, en s’incluant dans la classe dit « nous on dédramatise,’maintenant tu te trompes, après tu ne te tromperas plus’ » Puis la source des problèmes étant rapportée à son milieu familial elle dit : « la petite elle pourra évoluer quand elle aura compris… qu’elle a sa petite place dans son monde… dans sa tête elle s’en sortira quand elle aura compris ça, qu’elle aura accepté ». Mais un peu plus loin elle ajoute « elle ne me parle… d’elle-même elle ne viendra jamais me parler de sa famille ni de ce qui peut lui arriver chez elle, alors que N je peux tout vous raconter de sa vie… je ne sais pas ce qui se passe chez elle, je le sais parce que je vois sa maman ou bien parce que j’apprends des choses, sinon non » et encore après un peu de temps elle ajoute : « j’ose pas trop moi, si on me raconte, j’écoute, mais je vais pas aller lui demander ‘ton papa, qu’est-ce qui se passe ?’ »

Je me souviens à une des premières réunions de l’équipe de recherche avoir bondi (verbalement) sur Cécile Carra la sociologue : « arrête d’insister toujours sur les milieux défavorisés ! » (ce qui voulait dire « dans d’autres milieux aussi il y a des enfants malheureux… ») Y Reuter avait répondu très placidement que cela était courant dans les études sociologiques.

Là cette question des élèves en souffrance, commence à s’agiter sérieusement en moi…l’enseignante attend (comme un prérequis) qu’elle raconte ses problèmes pour être plus à l’aise dans la classe et travailler mieux…

En même temps j’entends aussi tout ce que me dit cette enseignante et qui s’inscrit dans mon champ de recherche actuel : cette souffrance qu’elle-même éprouve à ne pouvoir rien faire…

Autre élément qui intervient dans cette progression : je lis les entretiens (ce n’est pas moi qui les ai faits) avec les personnels de l’école qui restent et sont confrontés au changement de l’équipe pédagogique. En creusant leurs propos, deux éléments semblent me sauter aux yeux ! D’une part leur malaise dans une « ambiance » d’école qui a changé, même s’ils reconnaissent que cette ambiance est meilleure, plus propice au calme, au travail, au respect des autres et donc appréciée par les parents… eux-mêmes ne se retrouvent pas dans cette ambiance, ils sont comme déstabilisés par le changement. Déstabilisés dans leurs méthodes de travail habituelles. Cela est vrai principalement pour ceux qui ne voient pas ce qui se passe dans la classe, comme l’infirmière (le dépistage des enfants à problèmes n’a plus cours ! les actions d’éducation à la santé ne semblent pas les bienvenues …) C’est comme si il y avait un conflit de pratiques ! Mais un conflit sous-jacent, silencieux comme l’ambiance ! Malaise du au changement d’ambiance et besoin de reconnaissance me semblent deux mots-clefs pour caractériser ce que eux vivent dans le passage d’une pédagogie à une autre…Eux aussi sont en souffrance…

Là se dessine pour moi un véritable intérêt pour ces enfants en souffrance ( ce qui est bien l’objet de la clinique, je commence à entrer véritablement dans cette recherche) et je cherche à cibler des enfants en souffrance, effectivement pour voir ce que la pédagogie Freinet fait sur eux…Je demande à l’infirmière scolaire … et deux ans après le premier entretien elle conforte ses positions… positions qui rejoindront celle d’autres personnes habituées à prendre en charge différemment ( signaler, dépister, sortir l’élève de la classe pour traiter son mal à la racine…l’accompagner dans une relation duelle…pour qu’il puisse par la suite rentrer dans une relation collective)

Je me demande aussi ce qu’il en est pour les élèves qui entrent dans une école fonctionnant très différemment de ce qu’ils connaissent (si c’est si difficile pour les adultes, qu’en est-il pour les enfants ?) De là deux lignes de conduites de la recherche se dessinent fortement :

- Demander aux élèves qui entrent à HB, comment « ce changement s’est passé pour eux »
- Initier aussi des recherches qui permettent de mettre en lumière comment ces différents modes de prises en charge s’originent chez les individus et donc interroger ces deux modes de prises en charge qui apparaissent complètement antagonistes, et provoquent des incompréhensions sinon des conflits…
Moment très important de cette recherche : les entretiens mis en place avec les élèves qui ont changé d’école : une mine d’informations !
Il s’agit pour moi de donner aux élèves la consigne de départ suivante : « je sais que tu n’as pas toujours été dans cette école, peux-tu me raconter comment s’est passé pour toi ce changement ? »
Là se constitue un recueil très important de données, qui permettra aussi de travailler sur les comparaisons
- en 2005 je recueille ainsi 10 entretiens avec des élèves de CM1, CM2. je renouvelle en 2007 avec dix autres élèves
- Parallèlement des étudiants mènent le même type d’entretien avec des élèves ayant changé d’école au cours de leur scolarité primaire. Cet échantillon est donc constitué sur différents lieux et milieux, ce qui sera tout à fait probant pour faire ressortir les points communs qui vont spécifier la différence avec l’entrée à l’école HB
- Des étudiants mènent sur le même modèle des entretiens avec des élèves entrant en 6e
- Du coup je fais le même type d’entretiens avec les élèves sortant d’HB et je les rejoins dans leurs différents collèges :…. En 2006….en 2007 et je vais en 2008

Plusieurs dimensions d’analyse :

Dans l’ensemble des entretiens avec les enseignants – tel celui rapporté - arrivent toutes sortes de motifs de souffrance d’élèves. Ces changements peuvent être dus à des modifications de la vie familiale, difficiles à vivre voire très douloureuses : séparation, divorce, recomposition de la famille, accompagnées de déménagement, donc de changement de lieu, de maison, de chambre…de camarades, de quartier. Il y a aussi les déménagements suite au chômage, aux difficultés économiques ou à l’emploi. Mais aussi les circonstances qui concernent directement l’enfant ou un de ses frères et soeurs dans l’école : mise à l’écart, humiliations, bagarres, ou encore la situation qui le concerne sans qu’il soit consulté…le choix d’une meilleure école pour lui… voulu par ses parents.

Mais arrive aussi le « comment » l’élève vit cette souffrance…

En menant aussi d’autres entretiens avec des enseignants je m’interroge également sur la différence entre « enfants en souffrance » et « élèves en difficultés » : c'est-à-dire la distinction enfant/élève à HB et ailleurs… qui inclut la façon dont l’enseignant voit cet élève et entraîne donc plusieurs réponses :
-le voit-il comme un enfant en souffrance, qui doit soigner cette souffrance, pour pouvoir devenir élève ?
-le voit-il comme un enfant qui ne peut qu’être entravé par cette souffrance, et devenir soit un élève en difficultés, soit un élève gêneur, provocateur, agressif.. ; ce qui se traduira à plus ou moins long terme dans le fait d’avoir des difficultés…
-mais surtout comment voit-il son propre rôle face à cet élève : doit-il l’accompagner dans ce cheminement ou s’adresser à lui comme à tout élève?

Mais revenons aux entretiens qui révèlent des choses fortes sur les enfants en souffrance.

L’essentiel n’est pas de connaître les sources de ces souffrances, c’est de voir comment elles se révèlent au quotidien. Or les enfants vont très loin dans l’exposé de ce qu’ils ressentent en profondeur. Si l’on voulait classer ces éléments selon des degrés, on pourrait dire que le degré le plus fort relève de la non-compréhension. L’enfant ne comprend pas. Quelque chose est pour lui interdit de savoir. Il est devant un « pourquoi ».
* Une élève ne sait pas de quoi est malade sa maman, tout ce qu’elle sait, et cela elle l’affirme fortement, c’est que quand elle ne vient pas la chercher à l’école, elle rentre seule chez elle et affirme qu’elle a l’habitude et qu’elle n’a pas peur.
* Un autre élève ne comprend pas le pourquoi de certains interdits dans son ancienne école et cela le marque à tel point qu’il utilise un vocabulaire surprenant pour dire que dans cette école « on était castré ». Il utilise le terme apparemment pour désigner une sorte d’enfermement (« on était castré, on sortait presque pas en fait ») mais l’étude approfondie de ce cas un peu plus loin, révèlera tout ce qu’on peut aussi supposer sous ce mot.
* Un autre enfant peut savoir que la cause de la souffrance c’est la mort de son père et le dire et pourtant émailler son discours de « je ne sais pas » beaucoup plus futiles en apparence mais qui cachent à son insu la véritable question intérieure du pourquoi de la mort. D’ailleurs en voulant l’aider à parler un peu de ce qui s’étouffait dans le silence (« - il a été malade ? »), les pleurs jaillissent. Elle connaît la réponse à cette question mais pas à l’interrogation profonde. * D’autres pourquoi restent en suspens au sujet des déménagements, des exigences parentales ou scolaires, ou encore des disputes, des mises à l’écart, ou des rejets dont ils se sentent l’objet. Ces propos font apparaître d’autres sources de souffrance qui n’avaient pas été évoquées par les enseignants : l’enfant souffre de ce qu’on ne lui dit pas, l’élève souffre à l’école de ce qu’il ne comprend pas et quand on sait l’impact destructeur du Secret et du clivage décrit par les psychanalystes actuels (Tisseron, 1995 ; Nachin, 1999) on peut comprendre l’intérêt de ce propos.

A un deuxième degré l’enfant peut aussi tenter de poser des questions pour savoir et ne pas obtenir de réponses ou ne pas comprendre ce que signifient réellement pour lui les interdits ou les punitions. S’il n’obtient pas de réponse et si cela se renouvelle du milieu familial au milieu scolaire, il peut se dégager une sorte de sentiment d’être victime. Il peut aussi penser, selon un leitmotiv cher à Dolto que s’il ne sait pas, si on ne lui répond pas c’est que « cette chose » est marquée par la honte, et lui aussi à qui est caché la chose…

A travers ces « pourquoi » au fond, l’enfant cherche à établir un lien entre ce qu’il vit, ce qu’il ressent et l’origine. Il tente de comprendre ce qui lui arrive à lui qui n’arrive pas aux autres, du moins c’est ce qu’il pense. Les autres élèves autour de lui sont dans une situation
familiale meilleure, plus appréciés des maîtres, ont plus de copains… Il ne le dit jamais ouvertement mais le montre par ses comportements de rejet, d’agressivité ou d’isolement. L’enfant cherche à se comprendre lui-même et tente de garder ou de retrouver son unité.

A un troisième degré on peut dire qu’à ses questions l’enfant peut avoir des réponses qui le contraignent, c'est-à-dire de fausses réponses qui s’imposent à lui sans discussion, sans que soit prise en compte cette zone de questionnement Pourquoi suivre un régime et être l’objet de la moquerie des autres? La réponse est tellement imposée et non intériorisée, que le bien pour le corps, n’a rien à voir avec le corps de l’enfant (« c’est bien,d’être bien à son corps » dit-elle).

Ici commence véritablement le deuxième temps de cette conférence : je découvre comment l’école HB fonctionne très différemment… et je me dis que petite fille là…ça aurait changé beaucoup de choses pour moi !

Dans cette école l’enfant peut avoir des réponses à ses pourquoi. Plus exactement il peut les chercher et les obtenir. Il est en mesure de faire des liens entre ce qu’il vit - de difficile ou douloureux – et la cause, la raison, le motif. Il a face à lui un adulte qui accepte de lui expliquer ou quand cela est impossible, lui montrer d’où vient cette impossibilité. S’il peut faire ces liens par lui-même et en lui-même, il peut alors choisir de dire ou pas aux autres, ce qui le concerne. Mais il peut aussi relire lui-même sa propre histoire et comprendre ce qui lui est arrivé c'est-à-dire établir des liens dans l’après-coup, au sens Freudien.

C’est dans cette optique que la pédagogie Freinet s’inscrit différemment de celle qui est pratiquée dans les autres écoles dont parlent les enfants. Les « pourquoi » de la souffrance, mais surtout les « pourquoi » de la vie ordinaire, de la vie de classe ne sont pas écartés :
- L’enfant a des moyens à sa disposition de savoir pourquoi telle chose peut se faire, telle chose ne peut pas se faire. Cette attitude à propos d’objets de savoir ou de règles de classe, il peut la transposer à d’autres domaines de sa vie et construire progressivement l’idée qu’il est légitime de chercher à comprendre les raisons d’être des événements, même douloureux, et même quand on est enfant.
- A partir de là il construit ou reconstruit son unité intérieure, c'est-à-dire son « moi » libre, dont il dispose, ce qui peut l’amener à faire des choix , y compris le choix de parler en entretien, ou à son maître ( ou pas) des choses qui l’affectent.

Là s’inscrivent les différences entre cette école et les autres écoles : le pourquoi, la parole, la liberté, la construction d’un soi unifié…C’est ce que je vois dans la comparaison avec d’autres entretiens ;

Lorsque le domaine familial revient fréquemment dans l’entretien, il peut occulter complètement toute expression du vécu à l’école. Quelques exemples : si la séparation (déménagement) est trop forte, tout ce qui est dans une école est mauvais, et dans l’autre est bon, sans qu’émerge aucun élément autre ; si le poids de la souffrance ne peut être parlé, il semble que les enfants se vivent essentiellement comme victimes et que ce sentiment envahisse tout ce qui se passe à l’école, ou encore si certaines relations familiales sont vécues sur le mode de la rivalité, il semble que l’enfant soit fortement marqué par le désir d’attirer le regard du maître ou de la maîtresse. En clair on pourrait dire que l’école subit le contre-coup de ce vécu extérieur, mais que rien dans l’école n’ouvre une brèche dans ce repli…

Pour illustrer cela, arrêtons-nous sur quelques éléments issus de la comparaison d’élèves pris deux à deux, sur la base de points communs. Raïssa à l’école Freinet et Nas dans une autre école, toutes deux en retard scolaire, vivent des situations familiales douloureuses. Il s’agit du décès du père, du remariage suivi d’un déménagement pour Raïssa ; de la maladie du père et d’un déménagement - provisoire, sans que cela soit dit - dans le sud de la France pour Nas. Leur rapport aux autres est difficile, leur corps est menacé et/ou maltraité, elles éprouvent le sentiment d’être rejetées, d’être objet de moqueries et de menaces. Sans savoir pourquoi, elles se vivent comme victimes, ce qui conduit Raïssa à éprouver, et à dire, un désir de protéger aussi bien la maîtresse remplaçante qui se fait chahuter, que le doudou qu’elle peut soigner comme un bébé, et Nas à fuir l’école pour chercher un refuge familial.

Deux garçons, Boris dans l’école Freinet et Tom dans une autre école, sont très marqués par un souvenir très fort, d’expériences douloureuses de rejet et d’humiliations physiques et verbales dans l’école précédente… qui rejaillit dans un discours qui confond présent et passé pour Tom ; avec des mots fortement connotés (« dans mon ancienne école on était castré »), et le tutoiement du chercheur pris à témoin pour Boris.
Ce qui va différencier Nas et Tom, d’une part, Raïssa et Boris d’autre part, relève d’abord de la place que tiennent les événements. Dans un premier cas, la scène est tellement occupée par les problèmes familiaux et personnels, qu’il n’y a pas de place pour parler d’autre chose. Tout ce qui se passe dans l’école « là-bas » est associé à la séparation, tout ce qui est lié à « l’école ici » est source de bonheur. Parler de l’école revient pour Nas à répéter ses regrets d’être partie, d’avoir quitté « son » école. Elle semble ne pas vouloir répondre aux questions.
Pour Raïssa en revanche, l’événement douloureux, la mort de son père, les « méchancetés » des autres qui visent sa vie familiale, n’occupent cependant pas tout le discours sur sa vie à l’école. Il reste un espace où s’entremêlent activités de classe et relations aux autres. Elle insiste sur les règles qui lui permettent d’être autonome, le choix possible d’activités à réaliser avec les autres, la liberté que donne le plan de travail, les thèmes de conférences qu’elle a choisis et a aimé faire. L’élève Raïssa n’est pas une élève en souffrance. Quand le « pourquoi » trouve une réponse, il n’occupe plus toute la place.

Un deuxième élément se dégage de la comparaison : il s’agit de la relation aux autres, et plus spécialement de la relation de cet élève en souffrance avec le maître : du coté de Tom, on remarque que l’évocation de difficultés et d’une demande d’aide suscite une réponse directe : la maîtresse seule va l’aider et pas les copains. L’aide ne peut être qu’individuelle, entre la personne qui la donne et la personne qui la reçoit, ce qui n’est pas le cas pour Boris. D’ailleurs il peut aussi trouver des moyens de « s’aider lui-même » à travers le rapport aux autres. Ainsi il explique que la lecture aux petits lui apporte la satisfaction d’être écouté, ce qui n’est pas toujours le cas avec « les grandes personnes ». La discussion collective via les conseils ou le quoi-de-neuf pour régler ensemble les problèmes de chacun, est également pour lui un grand motif de satisfaction.
En termes psychanalytiques : Tom reste victime, au point qu’ayant changé d’école, il parle toujours de l’ancienne école au présent, et même n’entend les questions posées sur l’école que dans le contexte précédent. Ce passé aussi douloureux pour Boris, n’est plus envahissant à la manière du refoulé. Il peut en parler, c’est à dire le transformer en souvenir. Il le fait à travers un discours de comparaison : « tandis qu’à mon ancienne école ». L’habitude de discussion entre élèves à propos des objets scolaires (recherches mathématiques, production de textes) et des règles instaurant des instances de recul par rapport à son propre travail et à celui des autres, semble avoir des effets sur cette façon de parler avec recul qui transforme ce refoulé en souvenir…dont on peut parler sans qu’il soit dangereux pour l’intégrité du sujet. Pour Tom à l’inverse, ce passé est impossible à évoquer. Le « pourquoi » qui n’a pas eu droit de cité paralyse tout le sujet.

Ainsi peut-on avancer l’idée que la liberté de penser ses apprentissages et de trouver ses propres réponses, enseigne au sujet à construire des souvenirs qui vont progressivement transformer le refoulé.
- ce qui affecte l’élève …
- ce qui affecte l’enseignant : c’est le désir d’aider cet élève…voire de prendre une autre place que celle de l’enseignant…
Ce qui revient à dire qu’ailleurs, l’un et l’autre – l’élève et l’enseignant - restent bloqués sur des positions marquées par l’impossibilité, je serai tentée de dire la fatalité… L’élève reste dans le « pourvu que » ça ne revienne pas comme avant… c’est à dire pourvu que je ne retrouve pas un maître ou une maîtresse comme celle d’avant… qui se traduit par un « que faire pour continuer à être aimé, protégé par ce maître ou cette maîtresse »

Pour l’enseignant il s’agit bien d’un dilemme culpabilisant et épuisant entre le « je voudrais tant aider cet enfant… plein de bonne volonté, de potentialité mais étouffé par son milieu, ses problèmes familiaux... et je sais que je n’en ai pas le droit… » premier dilemme qui se double rapidement d’une autre facette : « je voudrais tant aider… et il n’a pas l’air de voir que je voudrais l’aider, il ne fait rien pour m’aider à l’aider… »
Comparons les propos de cette enseignante qui… avait réveillé la petite fille en moi, avec ceux de maîtres Freinet : « X aime pas trop que sa mère ou son père vienne à l’école parce qu’elle a honte, on sent qu’elle est très gênée par rapport à sa maman. Bon moi je la vois de temps en temps la maman, je m’entends bien avec, mais la maman vient jamais quand y a d’autres parents. On sent qu’il y a une gêne… c’est à la limite des enfants qui se mettent d’eux-mêmes à l’écart…et elle, elle est, enfin je pense qu’elle aime bien être en classe, je pense qu’elle aime bien le boulot… » Nous remarquons qu’aucun « malgré » qui traduirait un regret, aucun souhait, que les choses changent au nom de la morale pédagogique ou éducative, individuelle ou sociale. L’enfant peut être en même temps celui sur qui pèse une honte par rapport à la famille et EN MEME TEMPS l’enfant qui aime bien être en classe. Du coup aucune comparaison, aucun désir morbide que les choses changent, ou que lui ou sa famille soit autrement, ne vient dissocier le « je » de l’enfant.

Comment interroger ce qui se joue là à l’aide de la psychanalyse ? C’est bien une hypothèse inédite que je vous propose.

Peut-être avez-vous un a priori couramment répandu … associer psychanalyse à méfiance…Vous avez raison d’avoir ces a priori. De fait certains textes – ceux que j’étudie au début des cours avec les étudiants- peuvent être à l’origine d’un tel modèle de pensée : tout se joue à l’intérieur de la famille, ce qui voit en dehors ce ne sont que des symptômes visibles… mais ces symptômes visibles ne sont que la traduction de quelque chose qui en est la cause… bien sûr on peut prendre des cachets pour lutter contre la migraine…

Pour un psychanalyste répondre au symptôme ne fait que le renforcer…Quand les parents demandent au psy « trouvez-moi une école pour que mon enfant apprenne mieux, » le psychanalyste ne cherche pas une école, il cherche ce qui dans le jeu des interdépendances relationnelles, des résultats du conflit oedipien, conduit cet enfant à se mettre en difficultés, en sommeil, en anorexie intellectuelle, ou à s’exhiber comme violent, provocateur, ou à être les deux à la fois…soigner en dehors pour revenir à l’école après. Eh bien ce qui se passe dans cette école retourne complètement ce raisonnement dans une logique qui n’a rien de contradictoire avec la psychanalyse…c’est ça qui est très drôle ! Il ne s’agit pas pour les enseignants de s’immiscer dans la vie familiale, mais de permettre à l’élève d’être acteur de son propre changement.

 

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