Alain et les techniques modernes

Décembre 1959

Je viens de lire dans l'Education Nationale (numéro du 8 octobre 1959), l'article où M, Bloch oppose votre orientation pédagogique à celle d'Alain, Pour ce qui est de cette opposition proprement dite, rien à ajouter. M. Bloch a parfaitement caractérisé et l'esprit d'Alain et le vôtre. Alain demeure de formation cartésienne. C'est un classique. Il a foi dans la fécondité des grandes œuvres (littéraires, philosophiques) ; il pense que leur méditation, formant et enrichissant l'intelligence, suffira pour nourrir et orienter l'action de l'homme. L'art pédagogique consiste à hisser l'enfant (contre vents et marées) au niveau des grandes œuvres, à l'amener à en assimiler Sa substance. L'enfance n'a aucune valeur particulière ; elle vaut dans la mesure où, d'avance, elle témoigne de l'âge adulte.

M. Bloch a raison d'affirmer que votre pédagogie est radicalement inconciliable avec celle d'Alain. Chez Alain, l'éducation se réalise nécessairement dans la contrainte, car il faut faire violence à l'enfant pour l'amener aussi tôt que possible à la maturité adulte. Chez vous, au contraire, l'éducation n'est possible que dans un climat de liberté qui permette à la vie de s'épanouir dans sa profusion et son originalité. Le dialogue entre les disciples d'Alain et les militants de l'Ecole Moderne n'est pas pour demain. Un abîme les sépare : une vision totalement différente du monde enfantin, du sens de l'enfance, et de la fonction du « maître ». Pour Alain, l'autorité du maître n'est que le reflet de l'autorité des Maîtres de l'Art et de la Pensée. Pour vous, il ne peut y avoir d'autorité que dans la mesure où la Présence du maître est reconnue par l'enfant dans sa dimension d'accueil, de compréhension. Le maître n'ordonne pas, mais il suscite l'effort et l'entretient. Pour vous encore (comme pour Rousseau), chaque période de l'enfance possède sa perfection propre. Sans doute l'enfance reste-t-elle ouverte sur l'âge adulte. Mais le passage s'effectue de crise en crise, de mutation en mutation. Pour atteindre à la perfection de l'âge adulte, il faut s'être enfoncé au cœur de l'enfance et au cœur de l'adolescence. A brûler les étapes, on n'aboutit qu'à une intellectualisation forcenée. Pas de maturité affective pour celui qui n'a pas vécu intensément l'innocence et la naïveté de l'enfance ; l'enthousiasme et la pudeur de l'adolescence. Innocence, naïveté, enthousiasme, pudeur — ces dimensions de l'affectivité cherchent à s'exprimer. Mais qui leur en donne l'occasion ? Le rationalisme d'Alain et de ses disciples ne voit là qu'infantilisme à combattre et éliminer, {Langage de grandes personnes qui ont, à jamais, coupé les ponts avec leur enfance et ne la reconnaissent plus.)
L'enfant connaîtra la pensée adulte, il en retiendra quelque chose. Mais, à travers toute son enfance et toute son adolescence, jamais il n'aura l'occasion de s'éprouver comme une force créatrice ; jamais il ne fera l'expérience de lui-même comme d'un être original, riche de possibilités esthétiques et pratiques. C'est justement le sens et la mission de l'Ecole Moderne d'amener l'enfant à s'exprimer « tel qu'en lui-même », à travers tout le cheminement de son existence juvénile. Et sans doute le terme même de libre expression agace l'oreille des doctes, car il y a là une menace certaine pour leur autorité scolastique et comme l'annonce du crépuscule du prestige adulte — une révolution !
C'est justement en nous situant dans l'esprit et dans les perspectives de cette révolution que la pensée d'Alain nous apparaît réactionnaire. Alain, écrit M. Bloch, « veut que l'école soit avant tout pour l'élève une école d'humilité et de respect ». Respect du passé. Humilité de celui dont la seule ressource est de recevoir. Avec de telles valeurs, nous créerons deux types d'enfants : les raisonnables qui appuieront leur puissance sur l'ordre établi et qui se recruteront parmi l'élite (intellectuelle) de la classe et les ratés qui remâcheront, toute leur vie durant, l'amertume de leurs années scolaires, tellement impressionnés par les modèles de la littérature adulte et tellement conscients de leur incapacité personnelle que leur horizon esthétique se bornera désormais aux bandes dessinées de la presse quotidienne et aux feuilletons mélodramatiques des magazines sentimentaux. Les modèles de la littérature adulte n'atteignent l'enfant que très rarement, car il ne se reconnaît pas en eux. A quelles expériences vécues par l'enfant font appel le théâtre de Racine et les romans de Flaubert ? Pour la plupart des enfants, les contacts forcés avec les classiques suffisent pour les en dégoûter à jamais. Les classiques exigent du lecteur une maturité d'expérience que nul n'est en droit d'attendre de l'enfant.
C'est pourquoi la formule d'une littérature créée par l'enfant, avec ses propres moyens, me paraît au contraire réellement pédagogique. Et certes, il ne s'agit pas, ensuite, de mettre en compétition la littérature enfantine et la littérature adulte, d'accorder à l'art enfantin une dimension esthétique au même titre qu'à l'art adulte. Les projets de l'être enfantin sont sans commune mesure avec ceux de l'Être adulte. La volonté d'art de l'enfant témoigne d'une existence sous le signe d'un éternel présent et se concilie le hasard : c'est souvent le triomphe du fortuit ; chez l'enfant, au contraire de chez l'adulte, l'intention échoue mais la grâce fait le reste — et c'est d'elle que nous jugeons.
Toutefois, il me semble injuste de vous reprocher, comme le fait M. Bloch, d'avoir « gravement surestimé la valeur littéraire et esthétique des œuvres enfantines ». Si je me reporte aux textes que vous publiez dans la Gerbe Enfantine, j'y découvre d'authentiques qualités de clarté d'expression, de fraîcheur d'imagination, d'humour et de tendresse auxquelles les devoirs traditionnels ne nous ont guère habitués. Les enfants qui lisent La Gerbe trouvent, là des modèles à leur nature, des modèles avec lesquels ils peuvent efficacement rivaliser.
L'expérience littéraire, chez l'enfant comme chez l'adulte, consiste à exprimer une façon particulière d'habiter le monde. Exiger de l'enfant qu'il imite le style de l'adulte sans avoir traversé les expériences qui en sont le fondement, voilà le mensonge et la supercherie où conduit l'enseignement traditionnel. Le style, dans ce cas, est considéré par le maître comme un simple ornement, sans rapport avec la vie. Le style imité ressemble à ces moulures de plâtre qui encombrent les halls des musées et leur donnent l'aspect des cimetières. Et ce n'est pas à couler des moulures mais à tailler le bois et la pierre que l'on devient sculpteur. L'important, c'est en réalité de libérer le style de l'enfant ; que l'enfant se crée un style à son image et qu'il produise des œuvres où il reconnaisse sa façon d'être au monde i telle est la vertu du texte libre, du dessin libre, de la danse libre.
Mais la critique de M. Bloch vise encore plus loin. D'après lui, vous auriez
 « trop présumé de la force et plus encore de la généralité du besoin d'expression» de l'enfant. A vrai dire, cher Freinet, vous n'êtes pas seul à tomber sous le coup de ce verdict ; il atteint aussi bien les courants les plus avancés de la psychologie moderne : la psychanalyse et la phénoménologie. Pour Freud comme pour Scheler, pour Jung comme pour Merleau-Ponty, l'être humain est radicalement expressif. Des phénomènes tels que l'art ou la littérature, la religion ou la philosophie, le jeu ou le rêve sont des expressions de l'homme, c'est-à-dire des images de sa situation dans le monde. Le besoin d'expression est aussi général et aussi vigoureux qu'il peut l'être, puisqu'il puise son fondement dans le caractère existentiel de l'être de l'homme. Exister, s'exprimer, être temporel — autant d'équivalences. Il n'y a donc pas à craindre de présumer trop du besoin d'expression de l'enfant, de tabler exagérément sur lui. C'est au contraire pour l'avoir méconnu que l'enseignement traditionnel est arrivé à dessécher les sensibilités et à paralyser les imaginations.