Quelles perspectives pour les activités de découverte des sons et de la musique ?

L’oreille oubliée. 

Il fut une époque, il est peut-être encore quelques lieux, où la capacité d’attention auditive, la finesse de l’ouïe avaient une importance vitale pour localiser le gibier, l’eau, les autres ou le danger : l’oreille est l’organe de la vigilance et du contact direct, profond et permanent avec les vibrations de ce qui nous entoure. D’ailleurs, elle n’a pas de paupière…
 
Si « le médium est le message » ce sont sans doute ces spécificités du son et de l’oreille qui fondent la capacité de la musique à toucher directement et profondément notre sensibilité.
C’est aussi ce qui me fait dire que dès ces temps très anciens les messages des sons apportaient de l’émotion et les gens produisaient eux-même des sons où ils se retrouvaient, créaient cette émotion. La musique faisait partie des rites collectifs et sans doutes pour certain-e-s, des moments les plus passionnés jusqu’à devenir un Art avec un A majuscule.
 
Actuellement, nous baignons – et les enfants encore plus – dans un monde de sons fabriqués, véhiculés et diffusés par des machines spécifiques. L’avantage c’est que cela permet un brassage des influences issues d’autres cultures, de diverses parties de la société et d’autres régions du monde. C’est extraordinaire, même avec la lourde contrepartie du mercantilisme culturel.
 
En même temps, nous qualifions de bruit les sons produits par nos vies et notre environnement quel qu’il soit. Notre monde urbain produit un niveau sonore élevé, nos habitudes d’écoute sont déréglées : on force de plus en plus le niveau sonore, on vit sur une « bande son » ininterrompue dont le contenu a peu de lien avec les moments de la vie du groupe ou de l’individu. La production électrique du son nous a amenés à sortir de l’humain, physiquement et culturellement : on remplace l’oreille par des potentiomètres et des haut-parleurs, l’attention auditive par l’émission des sons au moyen de machines. Cela nous conduit à oublier que ce sont les choses et les êtres qui ont directement un aspect sonore, tout autant qu’un aspect visuel, tactile, olfactif, gustatif …
 
C’est pourquoi je trouve essentiel dans les activités d’exploration sonore ce rôle d’appropriation ou de ré-appropriation de leurs oreilles par les enfants.
 
Ils accéderont à la musique d’une manière d’autant plus investie et personnalisée qu’ils auront des oreilles plus actives et une écoute plus curieuse … 
Où est la musique ? 
            C’est là qu’il faut bien voir une différence fondamentale entre le musical et le linguistique :
Dans le langage, le signe a une double face : signifiant et signifié à la fois. Le sens est conceptuel et déjà là, préalablement au signe. Alors qu’en art et en musique en particulier, le signifié n’est pas intrinsèque au signe. Ici le mot « sens » n’a pas le même sens. Il n’est ni conceptuel, ni déjà là. Il est à créer, tant par l’auteur que par l’auditeur : le son devient musique à partir du moment où on le charge de sens. Pierre Schaeffer, le fondateur de la « musique concrète », écrit dans son « Traité des objets musicaux » : « Ma musique, je sais comment je l’ai faite, mais j’ignore ce qu’elle te fait.
La musique est dans la relation entre les sons et leur perception par l’auditeur, alors que le langage fait sens par lui-même : en se référant au système de signes permettant d’écrire la musique, on fait souvent un parallèle avec le langage. Mais c’est oublier que le signifié de l’une est d’un autre ordre que l’autre : pour le musicien qui sait lire une partition, le signifié ce sont les sons qui correspondent au codage des signes, mais on n’est pas encore au sens. Alors que pour le lecteur qui sait lire un texte, le signifié ce sont les informations à communiquer, l’expression, les concepts.
 
La voix. 
La voix se trouve au point de rencontre de ces deux domaines.
 
Bien avant de parler, le bébé se livre au babillage, à la « lallation », aux bruits de bouche, aux cris : il apprivoise ses organes phonatoires et ses oreilles en interaction. La voix est le premier et le plus intime instrument sonore, mais quasi aussitôt, le jeune enfant découvre le geste sonore en tapant ou en agitant un objet résonnant.
Le jeune enfant a les moyens neuronaux et physiologiques de tout appréhender. Sur quoi les apprentissages amenés par ses relations à son environnement vont enclencher des structurations entraînant des régressions d’aptitudes. D’où la grande responsabilité de la partie culturelle de son environnement.
 
On voit bien l’importance de ne pas laisser régresser au profit du seul langage, l’usage de la voix pour le domaine sonore qu’elle nous ouvre : chanter c’est important, laisser chanter c’est important, explorer la voix, accueillir tous les chants, toutes les tentatives vocales, c’est important.
Ne pas vouloir trop vite que ce soit de la musique ou du chant.
 
C’est cela le chant libre : libre de ses envies, libre de ses essais, libre de sa relation au langage – paroles, pas paroles ou quelles autres sortes de paroles, libre de la musique . Le chant libre libre, aurait dit Le Bohec !
« Cela, il faut que l’adulte l’accepte. Il doit comprendre que c’est sérieux. Mais il pourrait le vérifier par lui-même. Il y découvrirait d’ailleurs des joies nouvelles. Et en particulier, celle d’expulser enfin tout ce qui a été sauvagement réprimé en lui, depuis le fond de son enfance. » - écrivait Le Bohec en 1978 pour présenter le disque « Créations orales : langages inventés ».
 
Je crois que nous tenons là une première proposition d’activités autour de la voix.
 
A mettre en miroir, mais a posteriori seulement, les exemples adultes ne manquent pas : de John Cage à Bernard Parmegiani, en passant par le théâtre No et le chant diphonique des Mongols ou les joutes respiratoires des Inuits, nous pourrons trouver de quoi rassurer les plus timides parmi les adultes et répondre aux plus audacieux parmi les enfants !
 
 
L’expression, un choix fondamental pour nous.
 
Mais tout aussi bien, nous ne devons pas perdre de vue (d’oreille ?) l’importance du tâtonnement exploratoire dans les autres domaines sonores, condition de rencontres musicales et de choix culturels profondément fondés, en même temps que de capacités d’écoute élargies aux autres cultures.
 
Par le chant et en explorant les autres sons, l’enfant manifeste aussi sa présence, son existence. Là, comme avec la langue orale et l’écrit, le choix fondamental de la pédagogie Freinet, c’est de donner la parole et les moyens à cette manifestation que nous appelons aussi l’expression, qui faisait dire à Freinet « la vie est », et qui est bien ce dont devrait se soucier tout éducateur, à moins que son projet ne soit pas de travailler au développement optimum des nouveaux venus sur la planète ! Pourtant, une planète peuplée de gens qui auraient pu se développer au mieux, j’ose me dire que ce serait bien bon pour tous !
 
Le geste.
 
Le premier geste sonore consiste le plus souvent à taper sur un objet résonnant, mais très vite d’autres gestes sont expérimentés. La manipulation de choses vibrantes et sonnantes (la règle au bord de la table, les bidons, les bouteilles plus ou moins pleines, les rayons de la roue du vélo, les tubes lisses ou crantés, taper, souffler, frotter, etc …) dont ils se seront emparées et qu’ils se seront appropriées, la comparaison de leurs qualités sonores, le bricolage d’assemblages sonores et leur longue expérimentation, permettent aux enfants d’acquérir une écoute vraiment attentive grâce à laquelle ils vont pouvoir vraiment écouter ceux qui jouent avec eux et découvrir dans leur environnement sonore des éléments qui vont particulièrement leur plaire. L’usage du magnétophone et du micro peut avoir beaucoup d’importance dans cette démarche. C’est là qu’il importe d’accompagner et de valoriser les aptitudes d’écoute des enfants, dans le but qu’ils vivent par leurs oreilles et puissent entreprendre tout naturellement une pratique permettant à chacun de s’approprier les sons qui l’interpellent, les musiques qui le concernent et d’en fréquenter de nouvelles.
L’enjeu, c’est là aussi de devenir adulte et autonome, au lieu de faire partie des gens conditionnés par les modes que leur imposent le « show-biz » et les médias.
 
La question des instruments.
 
Quelle peut être la place des instruments « véritables », finis, accordés ou accordables ?
 
Dans un article de 1972 (Art enfantin et Créations n°61), Jean-Pierre Lignon se déclarait « contre l’instrumentation systématique ». Il entendait par là que « si l’on apporte systématiquement des instruments préconçus, déjà finis », on empêche l’enfant d’accomplir « ce tâtonnement indispensable à la formation de son oreille, à son affinement perceptif au niveau des sons ». Il remarquait que « la démarche naturelle des enfants passe par la construction de gammes, pour l’établissement de certains rapports entre les sons », qu’il se produit une « approche progressive du diatonisme » et qu’il est un moment où l’enfant a besoin de se servir de la gamme de tout le monde. Il mettait en garde les adultes contre l’erreur qui aurait consisté à bricoler eux-mêmes « des instruments à la façon non diatonique », en croyant aider leurs élèves à la création musicale. Il accordait une place à part aux instruments « accordables » dont l’Ariel est le principal représentant car spécialement agencé pour la recherche de gammes.
 
Cette démarche trouve complètement son écho de la part de Pierre Schaeffer :
« Nous suggérons l’idée que la recherche musicale n’est pas forcément liée à un équipement technique dispendieux et nécessitant une compétence technique spécialisée. Un magnétophone et un microphone ne coûtent pas plus, au départ, qu’un instrument de musique. […. ] L’entraînement que nous préconisons, utilise par contre une pluralité d’instruments dont certains ont des lettres de noblesse séculaire, tandis que d’autres sont innommables ou à mettre au rebut après un seul essai [….] il nous suffit qu’il [notre débutant] apprenne à manier à bon escient et non sans adresse, l’archet et la mailloche, le micro et le potentiomètre, pour faire des sons aussi décontextualisés que possible du système musical traditionnel et en même temps, aussi réussis que possible sur le plan de l’intérêt, de l’originalité, de la subtilité, autrement dit, quant à leur forme et leur contenu. »
 
Jean Pallandre, dans le dossier de Février 2005 « Créations sonores, créations musicales », cherche « comment aider un enfant à devenir de plus en plus autonome dans une recherche musicale ? » Il nous dit :
« Un instrument de musique est un dispositif sonore associé à une voie d’accès au dispositif. Il faut d’abord bien comprendre un instrument, l’apprivoiser lentement pour pouvoir le faire évoluer sans passer artificiellement d’un instrument à un autre. Parfois des dispositifs d’apparence pauvre se révèleront des instruments extraordinaires. Quoiqu’il en soit, l’observation attentive de l’instrument, dans toute situation de pratique musicale, nous donnera l’occasion sûre d’une progression sensible. » 

 La place du corps.

 

Marc Perrenoud souligne combien le corps a d’importance dans la pratique de nombreux instruments acoustiques alors que le recours aux appareils électriques aboutit souvent à réduire la place du corps.
On peut ainsi prêter plus particulièrement attention aux « gestes musicaux ».
 
Voilà donc d’autres activités possibles : s’intéresser aux sons de son environnement, fabriquer des dispositifs sonores et chercher les gestes qu’ils permettent, observer et faire évoluer ces dispositifs, utiliser certains instruments finis, accordés ou accordables, chercher des gammes, se communiquer recherches, trouvailles et productions, se perfectionner en prise de son et enregistrement, écouter des œuvres de compositeurs reconnus et se pencher encore un peu – peut être – sur les travaux de l’ancienne Commission Musique que j’ai déjà évoqués dans le dossier « Mémoire vive » de Février 2005.
 
Pour mémoire, rappelons que toute cette évolution a reçu un écho important dans les Instructions Officielles de 1995, première partie du livret rouge et cassette qui va avec.
Bien sûr, ces IO n’ont plus cours actuellement mais elles n’en restent pas moins fort utiles à notre réflexion.
 
Georges Herinx, GD 06, Frem Paca.
 

 

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